Chapitre 25 - Dimanche 5 avril

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Un chien sans laisse

Nora dort encore. Nora dort toujours quand je me réveille. Je laisse le carrelage froid me chatouiller les pieds et remonte les couvertures sur ses épaules. Mon pantalon à la main je descends l’escalier comme tous les amants du petit matin. Ce costume ridicule est plus léger que celui du cocu en redingote. Il est loin le théâtre de boulevard. Dehors il fait nuit. J’irais bien promener le chien jusqu’à la plage. Le chien est à Paris, je sors sans lui.

Il est sept heures, le jour se lève sur la plage et ailleurs. Personne n’a eu l’idée de voir les premiers rayons du jour. Ils braveront le confinement plus tard, j’ai la plage pour moi tout seul. Le phare capte la lumière un peu avant moi. La tête brillante et les pieds dans la pénombre, il est content. Il étire ses bras. Ils sont si longs que son ombre vient me lécher les pieds. On se salue de loin et je rebrousse chemin.

La boulangerie est à trois kilomètres et nous sommes dimanche. Ça se tente et je tâte mes poches. Pas de pièces, seul un vieux billet de dix m’attend au fond. Je n’ai ni laissez-passer ni masque. Mes poches n’ont pas tout prévu. Malgré tout, j’ai ma fidèle écharpe bleue autour du cou, je ne risque pas grand-chose. L’idée de courir ne m’effleure pas, mais je marche à bon rythme calé sur celui de la musique. Je croise deux joggeurs matinaux et quelques mouettes indifférentes.

La boulangerie. Deux clients attendent à l’extérieur. J’enroule mon ciel bleu autour de mon visage, presque Berbère aux pays des presque Maures. Bonjour Madame, trois baguettes et quatre croissants, au revoir, Madame. Dehors, une voiture de la police municipale me dissuade de pousser jusqu’au tabac pour y acheter le journal.

Le chien qui n’est pas là m’attend sagement. J’ai les mains occupées, il me suit de loin sans sa laisse. À force de me raconter des conneries, je vais finir par y croire. Et si ce virus n’était qu’une vaste blague ? Et si moi aussi je dormais comme Nora ? À côté de qui, vais-je me réveiller ?

Un cycliste m’engueule. Je marche sur son couloir. Du coup, je me réveille, mais sur une piste cyclable. Le chien court après le vélo, le sportif manque de tomber. Bien fait pour sa gueule.

Je dépose baguettes et croissants sur la table. Je m’envoie un double expresso. Je l’ai bien mérité. Par contre, le stock de capsules fond à vue d’œil. Il faudra se rationner. Il reste du thé et du lait pour les princesses. Elles le savent et prennent leur temps avant de descendre. Tout est prêt, il ne manque qu’un bouquet de fleurs dans le vase. Je sais qu’elle aime ça. C’est normal, tout en elle le mérite. Elle se contente bien volontiers du croissant, j’ai même droit à un bisou d’Éva. Celui d’Hugo viendra probablement plus tard.

Je recopie quelques laissez-passer. On va aussi manquer de papier. Café, feuilles, c’est un bon début pour la liste de courses. Farine, sucre, œufs, vanille pour la pâtisserie.

Dois-je y ajouter préservatifs ? Oui, c’est plus prudent. Je le note dans ma tête uniquement, ça n’entre pas dans les ingrédients pâtissiers. Éva ne comprendrait pas.

Je dépose la liste sur le micro-onde et file vers la douche.

L’après-midi ressemble à une longue promenade sur une terrasse. On s’y ennuie, mais on respire. La nature nous donne ce qu’elle peut. De la mélancolie, rien de plus. Il en reste le goût de la sève. Avec elle à mes côtés, j’ai du sirop d’érable sur mes bras. Il y a bien plus dégueulasse. Ici, elle semble apaisée, parfois presque endormie. Heureuse ? Je ne sais pas. C’est un mot trop compliqué pour nous. Apaisée et en sécurité, c’est bien suffisant quand on a trop marché sur des cailloux saignants. Souvent, elle s’excuse, souvent elle me remercie. J’ai fini par m’y habituer, c’est devenu un jeu. Je m’excuse très peu, je la remercie tout le temps. Je lui ouvre la porte du salon, il commence à se faire tard.

Pour une fois, la télé est moins sombre, elle a profité de la promenade. Le virus est fatigué de monter dans les courbes. Il prend la pose sur son plateau de verre. En Italie, en Espagne, ici. Il a bien travaillé et regarde plus au nord, plus à l’ouest. Il repart sans scrupules dans sa course folle, mais attention, il ne nous oublie pas. Toujours un œil ouvert vers le rétroviseur.

Le lâché de connards, la partouze généralisée n’est pas pour demain, cependant le mot déconfinement s’affiche en bas de l’écran. Pas encore en gras, juste en dessous. Je sais ce que cela veut dire. C’est une bonne nouvelle. J’éteins le téléviseur.

Elle me regarde, du sirop dans les yeux. Hier, demain, ça n’a pas beaucoup de sens pour deux vauriens. C’est une bonne nouvelle, mais elle me prend quand même dans ses bras. Je m’excuse. Elle rit.

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