Chapitre 26 - Lundi 6 avril

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Un « je t’aime » et un départ

Le ciel peut bien se liquéfier, tomber en lambeaux de chair, il en restera toujours un bout pour elle. Toujours, elle reste debout. Les pluies acides, les tombereaux de coups et les claques convenables, elle en a essuyé au revers de ses joues. À chaque fois ça, l’a rendue plus belle. Moi, je veux bien l’enlaidir un petit peu pour me rendre utile. L’aimer pour la faire souffrir, la prendre dans mes bras pour la faire pleurer.

Elle est là, fière contre l’évier de la cuisine et regarde la colline qui nous nargue. Sa place est en haut, elle y a toujours été. Arrogante villa aux verres fumés. Mais ses pieds sont ici, ils saignent, ils sont faits pour marcher.

Il est dix heures. Je prends ma tasse de café sur la table de la cuisine et la repose dans l’évier. Je me colle contre elle et enroule mes bras maladroitement autour de son cou et de sa taille, comme une écharpe bleue. Les trois mots m’échappent. Ridicules.

- Je t’aime.

Il n’y a que le silence qui peut répondre à tant de bêtises. Il le fait avec délicatesse. Elle caresse mon bras et se tait. Elle regarde la colline et sa main va et vient. Le frigo ronronne, il ricane dans notre dos. Elle reste immobile, seuls ses doigts évanescents sont en mouvements. Moi, je ne vois pas du tout les villas sur la colline. Que du noir et son odeur. Elle se tait et se retourne. Ses mains sont quelque part, je ne sais plus trop où. Elle me regarde avec ses yeux de falaises.

-Excuse-moi, dit-elle.

Je ne sais toujours pas ce que cela veut dire, mais nous nous embrassons sous les quolibets du réfrigérateur. Deux minutes. C’est une éternité à notre âge.

Son visage est un peu flou, il est trop près de moi. Puis il devient net à mesure qu’elle s’écarte et enfin il disparaît à l’angle de la porte. J’aime comme je vois, de loin.

Sous la douche, je reste plus longtemps, je frotte plus dur et me sèche vigoureusement. Ça n’enlève pas la connerie, mais ça la rend plus acceptable.

Je soupire en laçant mes chaussures. Pourquoi diable ai-je parlé avant d’avoir aimé ? Mes remords à deux sous m’obligent à raser les murs toute la matinée. Mon habit de fantôme m’y aide astucieusement. Nora descend plus tard et ignore avec tact l’ombre passagère. Je joue sur la terrasse avec Éva. Un coin de table vient, de manière fort à propos, se loger en plein centre de ma rotule. J’ai mal, pour un fantôme c’est ennuyeux. Cette douleur permet d’expulser quelques jurons et me remettre les pieds au sol. « Putain de table à la con » et plus du tout de « Je t’aime ». Bonne nouvelle. Éva et moi finissons par rire ensemble, mais c’est plus difficile pour l’attraper. De toute évidence elle a gagné. Nous nous rabattons sur le puzzle.

Dans le salon, le téléphone pro de Nora n’est plus en week-end. Plus du tout. Il ne cesse de hurler. Nora s’isole dans la cuisine. Ça bouge à Paris et le son de sa voix est plus dur que sur un oreiller. Puis elle raccroche. Un juron elle aussi, mais plus sobre qu’un coin de table. Elle nous regarde. Ses contours sont nets.

- Il faut que je rentre.

Le morceau de carton que j’ai dans la main n’ira pas s’attacher aux bras d’autres bouts de carton. Instinctivement, je pose l’autre main sur les épaules d’Éva comme si la tempête s’annonçait. L’espace d’un instant, ce « je t’aime » me revient en pleine gueule. Et si, et si... Ça n’a rien à voir. Il faut juste qu’elle rentre. Un directeur a décidé pour elle.

- Quand ?

- Demain.

Le coup est rude. Ma rotule est dans le bide. Il faut peut-être s’asseoir ou s’enfuir en courant. Ni l’un ni l’autre. Je reste immobile, sonné.

- Je suis désolée.

Elle commence à m’emmerder avec ses « désolée » et ses « je m’excuse ». Je ne dis rien.

La cuisine résonne à nouveau, c’est son nouveau PC de crise. Elle referme la porte.

- On rentre demain, Gabriel ? me demande Éva.

- Je ne sais pas ma puce.

- Moi j’ai pas trop envie.

- Moi je n’ai pas envie du tout, du tout.

- Moi non plus.

Je ne peux m’empêcher d’écouter la conversation. Je ne saisis pas tout, mais je sens qu’elle négocie, elle parlemente. Vas-y mon éléphant, bats-toi, sauve- moi.

La lutte est âpre et Éva m’attend dehors. Je l’envoie voir les fourmis, je pars me chercher une cigarette au fond de l’armoire. C’est le moment.

Vingt minutes, j’attends encore les résultats du scanner.

- Je pars demain. Je reviendrai jeudi ou vendredi. Ça te gêne de garder les enfants ?

- Ça me gêne ? Tu plaisantes ? J’ouvrirais une colonie de vacances pour être sûr de te revoir.

- Je crois que Robin ne va même pas remarquer mon absence.

Je ne sais pas trop quoi lui répondre. Aucune blague sous le coude. Le temps de trouver, son téléphone l’aspire vers la cuisine. Elle partira avec une toute petite valise, je peux me remettre à boiter.

Elle organise son rapatriement temporaire. Pas de train au départ de Saint-Raphaël. Pas plus à Nice qu’à Aix-en-Provence. C’est Avignon. Autre solution, un vol Nice - Paris. Elle réserve, je respire. On se passera de la voiture quelques jours, le temps que ma provinciale monte à Paris. Ce soir, elle est encore à nous. Oublier les « je t’aime », juste profiter de la lune. Elle est presque pleine, on est presque heureux.

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