Chapitre 34 - Mardi 14 avril

4 minutes de lecture

Toi, toi, mon toit

Ce matin Nora a repris le chemin du bureau, sans nous abandonner pour autant. Elle est assise, prête à décrocher son flingue sur la table. Pas besoin de talon ni de tailleur, la simplicité est aussi une arme de dissuasion. Mais aussi mignonne soit-elle, il ne faut pas trop l’emmerder quand même. Le blanc-bec à l’autre bout du fil en fait l’amère expérience. Je suis tout ça de loin, étranger à la conversation. C’est un drôle de mélange entre le jargon administratif et la langue technico-commercial-marketing. À l’arrivée, un prospect est un client qui ne sait pas encore qu’il l’est (ou le sera, la nuance est importante), un usager est un type à bout de nerf, mais qui n’a pas le choix, et un con est généralement un directeur planqué dans un ministère. Et je vous passe les anglicismes et les abréviations à vous écœurer de la guerre de Cent Ans et autres champs de batailles mémorables. Tout ça pour ça ! Ce n’est pas la chevalerie qui a été décimée à Azincourt, c’est l’Académie française. Diantre ou Fuck, c’est selon.

Parfois, quand le téléphone n’a plus rien à dire, je viens taquiner mon agent contractuel, catégorie A plus, du bout des ongles. Comme ça, l’air de rien, en B2B. Je me fais un rail de parfum et je repars à mon travail. Je n’en ai pas. Je reviens donc souvent. L’intermittence du spectacle est tout un art de vivre et ce virus me permet d’en explorer chaque recoin.

Mon boulot, aussi sympa soit-il, n’a pas vraiment d’utilité. Ce n’est jamais qu’accrocher des guirlandes au sapin. Et vu les circonstances, j’ai bien peur d’attendre jusqu’à Noël. Mon secteur d’activité est loin des plaines d’Azincourt, c’est plutôt Hiroshima sans Marguerite Dumas. Bref, je m’emmerde.

Bien sûr, il y a l’écriture. Mais c’est une histoire entre moi et le petit matin. Il est déjà trop tard. Écrire c’est aussi vivre. Surtout un journal. Alors je vis, alors je l’aime. Ça m’en fait des mots à coucher, des heures à la regarder travailler, manger, boire, rire, souffrir. C’est un boulot à plein temps et s’emmerder n’est pas si désagréable. Tant qu’elle est là. J’essaye d’oublier les mots de Macron et cette date du 11 mai, épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, comme ce lustre qui l’éclaire. Je n’ai pas du tout envie de l’éteindre. Assis dans le fauteuil, je m’imprègne de ses courbes, du moindre détail. Cils, bouche, cheveux, nez, pieds, poitrine, nuque, dos, jambes... Je la dissèque méthodiquement. Petit bout par petit bout, comme ce puzzle qui repose à côté d’elle. Je suis vraiment très contemplatif ce matin.

Ça finit quand même par l’agacer mes petits va-et-vient. Il faut que je me trouve une occupation.

J’en ai une. Une bien pénible, à vous casser le dos, mais également à casser des tuiles. Opération : enlever les aiguilles de pin sur le toit. Et il y en a, bien plus que des tuiles. C’est habituellement un nettoyage que je fais au mois d’août avec mon frère. Je n’ai ni l’un ni l’autre sous la main. Je passe le souffleur, et lui pousse les aiguilles. Nous sommes bien rodés et en trois heures de temps, c’est réglé. Les tuiles provençales sont enchevêtrées d’une façon un peu spéciale et pas plates du tout. Généralement, on en brise une bonne trentaine. Il en reste une petite douzaine en réserve et le magasin de bricolage est fermé. Je pèse le pour et le contre. Longtemps. Ça donne l’avantage de faire avancer l’horloge de trente minutes. Midi. Ce serait idiot de commencer maintenant. Je m’acclimate très vite à l’état d’esprit sudiste et descends du toit pour préparer à manger.

L’après-midi rebelote. J’y vais, j’y vais pas. Là, je ne gagne qu’un quart d’heure. Allez, j’y vais, car ma belle s’époumone vraiment trop fort au téléphone. J’adopte un plan très simple. J’arrêterai au bout de dix tuiles cassées. Malin.

Je branche la rallonge de trois kilomètres, je dispose les tuiles neuves sur le rebord de la fenêtre qui donne sur le toit, et passe de l’autre côté mon souffleur dans une main et un bâton dans l’autre. Tout seul, on ne multiplie pas le temps par deux, mais par quatre, sauf à avoir des bras élastiques de dix mètres de long. Ce n’est pas mon cas.

Je donne un coup de soufflante. Les aiguilles se décollent généreusement sur trente centimètres. Je pose l’appareil qui hurle comme le Vélodrome un soir d’OM-PSG. Je l’éteins, je prends le bâton, je pousse les aiguilles coincées dans les tuiles sur quarante centimètres et ainsi de suite jusqu’à ce que tuiles mortes s’ensuivent.

Je rallume mon supporteur. « Ennnnnnnnnnnnculé !! » qu’il me crie dans les oreilles. C’est amusant. Trente minutes. Pas plus. Ça tombe très bien, car c’est à peu près de laps de temps qu’il a fallu à Nora pour monter. Le souffleur a même réussi à faire entendre sa voix jusqu’à Paris. « Ennnnnnnnnnnnculé !! » pour un directeur de cabinet, ça passe moyen.

Je saisis cette occasion qui m’est offerte pour cesser toute activité manuelle sur-le-champ. Je regarde, l’œil complice, mon copain marseillais et je rentre fier du devoir accompli.

Nora me remercie, je la remercie en retour et décide que la sieste est plus que méritée. Allez l’OM.

Annotations

Vous aimez lire Gabriel Benavente ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0