Chapitre 48 - Mardi 28 avril

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Bulldozers

Alors oui, j’ai mal dormi. Ma tête ressemble à une chambre d’ado. J’ai accroché mes posters des Cure et de Téléphone, j’ai sorti mon sac US et mon Walkman Sony dernier cri, j’ai rembobiné mes souvenirs avec mon crayon Bic. Il doit y avoir de vieux Newlook sous le lit. Joli placement de produits. Je feuillette surtout mon album de photos jaunies. Il faut que j’aère cette chambre, ça pue la clope et la nostalgie post-pubère.

Dans la cuisine, Nora remarque un bouton d’acné sur mon visage. Elle se moque de moi et rigole fort. Je la regarde, le visage en biais. Les femmes ont ce pouvoir de vous remettre en place rien qu’avec leurs yeux. Elle en a plein. Je termine le petit-déjeuner face à la fenêtre, c’est vrai que cette colline a changé en trente ans.

Je me lève presque en colère et rempli d’énergie. Il faut que je bouge. Je range la cuisine. C’est nickel, plus une miette de pain, plus de vaisselle sur l’égouttoir, plus de verres qui traînent.

Hop, hop, hop. Je me douche, je me rase. Je saute dans mon jeans et prends le premier métro. Changement dans le salon et direction le garage. Terminus, tout le monde descend. Là aussi, il y a du boulot. Avec Éva dans les parages, c’est sans fin. Tout ce que vous mettez dans un carton s’en échappe, comme par magie, dès que vous avez le dos tourné. C’est Toys Story tous les jours. On verra bien qui aura le dernier mot. Car non seulement je range, mais j’ai également l’idée, ô combien ambitieuse, d’opérer un tri draconien. Mon glaive vengeur va s’abattre sur de pauvres objets qui n’ont rien demandé. Quelqu’un doit payer.

Toi, tuba desséché, palme orpheline, seau fendu, Vous, vis rouillées, sacs perdus, vases foutus,

Allez prier pour mon salut,

Caro est revenue.

C’est bulldozer contre bulldozer et tout ce gentil petit monde termine dehors. Je prends des caisses, j’en fais des tonnes.

Ce matin, ma mère semble me sourire. Elle qui ne jetait rien, ça m’étonne. Je crois surtout qu’elle n’aimait pas beaucoup Caro. Et puis tous ces objets ne lui servent à rien.

Ma mère, voici le temps venu,

D ́aller prier pour mon salut,

Caro est revenue.

Je continue l’essorage. Je décroche même la planche à voile. Mon frère va hurler. J’ai bien envie de lourder l’Optimist, mais j’ai peur que ça me porte la poisse un si joli nom. C’est dommage il prend la place d’une 103 SP, kit Polini. Ma Pépette à l’arrière et la clope au bec. Mes mains se baladent au fond du Café de Paris. Un corsage à vous déboutonner les yeux.

Mon cœur, arrête de répéter,

Qu ́elle est plus belle qu ́avant l’été,

La Caro qui est revenue.

Je cherche de grands sacs poubelle, mais bien entendu il n’y en a pas. J’appelle la déchetterie, ça ne répond pas. Je sens que mes copains sont encore avec nous pour quelques jours. Heureusement, j’arrive à convaincre certains d’entre eux qu’ils seront mieux protégés du froid, cachés au fond de la poubelle.

À midi, j’ai les fesses par terre, le dos collé contre le pin et j’admire mon tas de détritus avec satisfaction. Je balance mon mégot au milieu, genre mauvais garçon, mais rien ne se passe. Sans essence, aucune chance. Mobylette en rade, je rentre à pied.

Sur mes gardes, je jette quand même un œil sur la route. Maintenant, je m’attends à tout. De là à voir ma future-ex-femme au volant d’une 106 Peugeot aussi rouge qu’une Fiat 500, il y a un gap. Mais au point où j’en suis. « Femme au volant, mort au tournant ». J’en comprends maintenant le sens.

Il faudrait que je barricade cette maison, que je l’habille façon Fort Alamo. Barbelés, tour de guet, douves, canons de soixante-quinze et miradors. Le charme médiéval, le génie français, la rigueur allemande. Protection nécessaire, pas tant pour moi que pour ma savane. Touchez pas mon éléphant. Bas les pattes et haut les cœurs.

À l’intérieur plus de quiétude. Je sens les effluves du sauté de veau, du thym et des bricoles épicées. Ma Nora chantonne près de la gazinière, Éva s’accroche à sa mère. Je nous sers un verre dénué d’alcool. On passe à table, Robin descendra plus tard si plus tard a un sens. Réchauffé, ce ragoût est encore bien meilleur. Même sans vin. Ce sera pour ce soir.

L’après-midi, nous reprenons notre routine rassurante. Le téléphone de Nora sonne, mais moins fort. La sonnerie est presque mélodieuse. Il fait trop froid pour se baigner, l’hippopotame n’est pas rancunier. Je pars faire un tour à la plage avec Éva. La mer est encore plus froide que la piscine et nous sommes seuls. Elle trempe ses pieds dans l’eau, juste un peu, histoire de ne pas venir pour rien.

Nous poussons notre périple jusqu’à la Grotte aux Pirates. Le cœur est toujours accroché à la paroi. Éva est rassurée que des malotrus ne soient pas venus vandaliser son œuvre. Je prends un cliché, maman sera contente de voir son travail achevé. Éva se saisit de mon portable. Elle veut lui envoyer la photo par message. Elle écrit « Je t’aime », c’est redondant vu le motif, mais deux précautions valent mieux qu’une. Oui, mais c’est mon téléphone. Alors qui écrit, Éva ou moi ? Dois-je le préciser ? Allez ma puce, peu importe. J’en ai marre de tout calculer. Alors oui je t’aime. Faudra faire avec.

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