Chapitre 68 – Lundi 18 mai

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A bicyclette

La boutique est fermée, elle ne travaille pas. Elle s’est levée tôt, pleine d’énergie, et le sourire affiché bien haut, elle sait faire ce genre de chose. Dès lors qu’elle vous voit, elle vous accueille facilement. Enfermée dans la salle de bain, je l’entends chanter. Je remonte dans la chambre et plonge ma tête sous l’oreiller pour étouffer ses notes aiguës. Elle ressort adolescente, j’entends la porte se refermer, puis le portail s’ouvrir. J’entre à mon tour dans la salle de bain, en prenant soin d’effacer son parfum et ses chansons qui collent au miroir. Je monte le niveau sonore d’une playliste de jazz pour prendre ma douche avec Nora.

Hugo est dans le salon, à sa place préférée. Nous discutons tous les deux. C’est une belle journée, peut-être pourrions-nous faire du vélo ensemble. Il dit oui sans hésiter, pour lui c’est tout nouveau, il a encore l’envie des premiers jours.

Elle rentre peu de temps après, des cartons plein le coffre. C’était donc ça la raison de son départ en chansons. Elle les dépose dans le salon et sautille jusqu’à Hugo pour lui offrir un câlin maternel qu’elle sait si bien faire avec ses bras soyeux. Je crois que je suis ailleurs. Pourtant j’ai bien envie de lui parler avec mes confidences, mais ça manquerait de consistance et d’intérêt. Aujourd’hui, elle range, alors à quoi bon tout déballer. Je fais la pluie qui glisse, sans imagination aucune, je me délivre du salon et pars chercher réconfort à l’arrière du jardin. Même ici les cartons font trop de bruits, ça craque et vocifère à chaque coup de scotch. Finalement, comme toujours, la fuite est la meilleure option.

J’enfourche le vélo de Lucas et pars à la promenade avec l’envie du condamné. Après toutes ces années à ne rien faire d’aucune sorte du côté des ronds de jambe, j’ai les guiboles en feu. C’est une douleur réconfortante si elle ne dure pas trop longtemps. C’est le cas, j’arrête au bout de dix minutes et laisse le vélo reprendre son souffle contre un arbre. Face au lac, j’essaye de retirer quelques gloires à mes pensées marécageuses.

La vue des canards qui s’envolent sonne comme une évidence. Il faut fuir, encore, juste pour la beauté du geste et surtout éviter d’accrocher mes larmes à sa crémaillère. Après tout, il y a bien des réfugiés de toutes sortes, politiques, économiques, climatiques, je ne vois pas pourquoi mon sort vaudrait moins qu’un autre. Il est inutile d’entraîner les enfants dans cette galère au pain sec, il faut juste se faire seul pendant une semaine. Je pourrais tout aussi bien lui dire la vérité, mais je n’en éprouve ni l’envie ni le besoin.

L’alibi est simple, si le travail ne veut pas de moi, c’est moi qui vais aller à lui. Il suffit d’en inventer un. Reste plus qu’à trouver le point de chute. L’équation n’est pas simple. Je sais bien que Nora ne me suivra pas sur ce coup, et je me vois mal débarquer chez elle avec ma valise de représentant de commerce. Pour autant, j’ai besoin de la savoir à portée de voiture, les « au cas où » sont faits pour ça. Une maison de campagne, c’est l’idéal. J’appelle Stéphane. Il est rentré de son confinement ce week-end, chacun le sien, et moi toujours à contretemps. On prend de nos nouvelles, on plaisante, on grivoise comme un barbecue au bord d’un lac.

- Bien sûr, tu peux venir, passe prendre les clés ce soir ou demain.

- Je passerai demain matin avant de partir.

- Salut, ma couille !

- Salut, Red Neck !

Quand je raccroche, mon oreille est rouge sang et il ne me reste que cinq pour cent de batterie. J’enfourche ma monture et remonte vers la maison préparer mon départ. En chemin je scénarise mon baratin, rien de mieux que la réalité. Une amie dont elle ne connaît que le prénom cherche quelqu’un pour réaliser en urgence une série de films pour une société d’agroalimentaire. Les clusters qui viennent d’apparaître dans trois abattoirs provoquent un vent de panique, il faut rassurer les employés. La communication de crises est bien l’unique secteur d’activité épargné dans mon domaine. La seule chose qu’elle en retient c’est que je pars dès demain faire un petit tour de France de la vache morte. C’est une excellente nouvelle, pour peu elle m’aiderait à ranger le matériel dans la voiture, mais bon, elle a ses propres cartons à faire.

L’après-midi, je retourne au lac avec Hugo faire quelques tours de manivelle. Il arrive à suivre mon sillage malgré son vélo trop petit pour son âge. Il prend de l’assurance et nous enchaînons les hectomètres sans difficulté. La prochaine fois, nous tracerons des kilomètres.

Le dîner est une petite mort. Elle est plus belle qu’avant tout ça, mais la télé s’en fout pas mal, elle a d’autres gens à enterrer. J’en reprendrais bien moi, un peu de misère dans ma fourchette famélique, je le ferais bien durer ce repas malgré l’acide qui bouffe mon estomac. Je la regarde plus qu’il ne faudrait et suis bien en peine de savoir ce qu’elle pense. Moi je l’aime une dernière fois, affreusement, les genoux pliés sur ce fauteuil pourpre qu’elle emportera. J’ai peur de bouger pour ne pas m’effondrer pitoyable et grelottant. C’est ma dernière défaite, la plus vache en somme, car à minuit les balles cesseront de siffler. C’est quand même dingue qu’elle puisse sourire dans ce charnier. Moi je voudrais qu’elle crève, à quelques endroits, pour de faux, mais quand même.

Aimer, ça je sais, et par pelletées bien remplies, ras la gueule, à vous dégueuler de la guimauve bien sirupeuse. Alors qu’il faudrait juste être bien costaud et avaler une dernière fourchette bien remplie. Des bras je n’en ai plus. Que des os et des pas jolis. Des pas pointus, des pas bien ronds, des bâtons desséchés. Sa mâchoire mécanique n’a plus rien à dire. C’est gagne-petit et mange poussière. Je l’aime encore jusqu’au dessert et un peu plus, un peu plus loin que ce canapé d’angle. D’ici au bord du monde ça en fait de la route, débarrasser est harassant.

Dernière assiette, dernier verre, je lance le programme du lave-vaisselle. Une tête dans l’embrasure de la porte, je lui dis bonsoir. Elle me répond.

- Bonne nuit.

Elle m’a détruit en peu de mots. C’est la dernière fois que je la vois dans cette maison.

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