Chapitre 69 – Mardi 19 mai

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Une longère

J’attends le jour dans le mystère de la cuisine, un œil sur elle et les enfants. Quand la maison dort encore, c’est toujours ce sentiment qui m’enveloppe, un phare planté dans la nuit. Étrangement, à mesure que le soleil se lève, la lumière perd de son éclat. Je veux l’aimer jusqu’au bout comme je l’ai toujours aimée. Une dernière fois, j’utilise mes pouvoirs de fantôme pour lui remonter la couette sur ses épaules dénudées, je caresse ses cheveux et son front, je lui dis adieu, j’aimerais tant l’embrasser. Je crois que je pleure un peu, je vais me recoucher.

Vers huit heures trente, j’entends la douche, l’eau sur ses mains, l’eau sur ses seins. Je me fais tout petit sous l’oreiller, je me menotte et me bâillonne. Tenir encore, ne plus penser. C’est impossible bien sûr alors je me relève et écoute chanter le chant du cygne dans mon lit cathédrale. Elle sort et descend se faire un café. La dernière trace de sa présence sera une capsule d’aluminium usagée. La cafetière gueule, je profite de ce vacarme pour prendre sa place dans la salle de bain. Quand je sors, elle n’est plus là.

Deux heures plus tard, c’est à mon tour de partir travailler. Côté horaire, ils sont tranquilles au bar, pas de pression. J’embrasse les enfants, je reviendrai mardi.

Stéphane m’ouvre son portail et m’accueille avec Nathalie sur le pas de la porte. On boit un café dans cette cuisine où le 24 janvier, j’ai envoyé un texto de deux mots à la femme de toute une vie : on divorce. Le destin est farceur, il hoquette sans arrêt.

J’essaye d’en rire, même si le cœur n’y est pas. J’étais alors un cadavre décharné, anéanti par deux années de mépris total et implacable. C’était un réflexe de survie, le pire choix de mon existence, le plus évident et le plus absurde. Il n’empêche, je suis content d’être avec eux aujourd’hui. Nathalie est en forme et remise de sa Covid, Stéphane ressemble à un bûcheron déconfiné, il n’a plus d’arbre à couper. On discute tant et tant que je déjeune avec eux. Les abattoirs attendront. Chacun raconte ces deux mois surréalistes. Nora est à mes côtés, elle rit avec nous, je peux sentir sa main sur ma nuque, je suis heureux.

Un dernier café, il est temps de prendre la route. Ils me raccompagnent à la grille, Stéphane me donne les clés, une quittance EDF et une attestation d’hébergement. Sait-on jamais ? Check. On s’appelle.

Le voyage se passe sans encombre. Le trafic reprend ses droits, il n’y a aucun képi à l’horizon, je franchis la frontière invisible à cent trente kilomètres- heure. Il me faut trois heures pour atteindre la maison. C’est une longère très commune dans la région. L’intérieur est simple, sans fioriture. Le rez-de-chaussée est très agréable, on entre directement dans le salon, de l’autre côté, il y a une cuisine ouverte avec un plan de travail carrelé. Le sol est parsemé de tomettes probablement aussi vieilles que la maison. Je sens encore l’odeur du feu qui émane du poêle à bois. Attenante à la cuisine, il y a la salle de bain, des grands placards et des toilettes. À l’étage, deux chambres sans caractère, fonctionnelles, mais elles manquent d’ouvertures sur l’extérieur pour s’y sentir à son aise. On y dort.

L’autre moitié de la longère est composée d’un garage et d’une ancienne petite écurie transformée en établi. Il y a également une petite extension à l’opposé de la partie habitable, c’est une chambre d’ami. Ce sera donc mon décor pour cette semaine de retraite monacale. Aussitôt mes minces affaires sorties de la valise, j’appelle Dieu. C’est une femme.

- Ça va ma belle ?

- Coucou toi. Tu es arrivé ?

- Oui, il y a peu, et tu me manques déjà.

- Je sais. Pour tout te dire, toi aussi.

- Tu sais qu’il y a assez de place pour vous.

- Je sais, mais il faut que j’aille à Paris demain. Je vois pour jeudi.

- Génial. Ça me laisse le temps de creuser la piscine.

- Tu as intérêt, il fait déjà trop chaud.

- Tu n’oublies pas d’oublier ton maillot.

- C’est ça. Je te rappelle ce soir, j’ai une urgence.

- Au revoir docteur.

- Fous-toi de moi.

Dieu m’a montré la voie, je pars lui rendre grâce sur les sentiers escarpés. J’emprunte un petit chemin de terre à la lisière de la forêt. Il n’y a pas âme qui vive, la solitude fait partie du paysage. Je poursuis la promenade jusqu’aux premières maisons du village puis bifurque vers une petite chapelle isolée, située en haut de la colline. J’y arrête mes pas. C’est clairement le meilleur point de vue pour admirer le paysage des alentours, d’ailleurs un petit panneau panorama me le confirme. C’est un pays pour la Toussaint. J’imagine les teintes d’orange, de rouge et de sang. Un puzzle infaisable, je rentre.

Vers vingt heures, je m’emmerde déjà à plein tube. J’attends jeudi avec la faim au ventre. Le téléphone sonne, je me précipite dessus. Perdu, c’est Caro. Elle me remercie pour les photos, prend de mes nouvelles, que de souvenirs, ce serait vraiment bien qu’on puisse se revoir, blablabla. Je l’ai bien cherché après tout, alors j’acquiesce. Nora m’appelle en double ligne, j’essaye d’abréger la discussion, mais rien à faire, c’est trop tard. Dix minutes plus tard, je la rappelle. Sa voix est beaucoup plus douce et finirait presque par m’endormir. Elle viendra jeudi avec Éva. C’est la seule chose qui m’importe. Je retrouve un peu de quiétude, ce serait bien pratique de s’endormir avec son parfum sur l’oreiller. La prochaine fois, je laisserai mon écharpe bleue sagement attachée à son cou, aussi longtemps qu’il le faut pour l’imprégner de toutes ses odeurs d’épices. Peu importe qu’il fasse chaud, qu’elle sue et transpire. Je dénouerai simplement le morceau d’étoffe à la nuit venue, elle je l’enfermerai dans une boîte sans issue. C’est mon nez qui m’entraîne vers cette promenade et peu à peu j’abandonne tous mes autres sens. À minuit, je ne suis qu’un bouquet de prairie dans le noir.

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