Chapitre 70 - Mercredi 20 mai

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Seul

Se réveiller seul, j’en ai pris l’habitude, mais seul dans une maison vide c’est tout nouveau. Ça n’augure rien de bon. Ce Robinson-là n’a rien d’exotique. Il y a bien trop de cailloux pour en faire une jolie plage de cette vie de paillasse. Il faut dire qu’ici, tout est conçu pour vous la faire ressasser cette idée qu’on peut crever sans faire-part. Casser-vous les deux jambes et c’en est fini de votre plan épargne retraite, personne ne viendra vous relever. Pas de facteur, de curé, de marchand, pas de voisin non plus, ou alors des petits, des mutiques, des lointains. Il n’y a que les mouches qui ont encore quelques choses à espérer. Il y en a par centaines de ces bêtes immondes aux ailes de tondeuse. Je descends prudemment les marches raides comme l’échafaud, l’escalier n’est pas aux normes. Je me fais réchauffer de l’eau dans une casserole cabossée, puis verse le liquide bouillant dans la cafetière à piston. Je sors dans le jardin, accompagné du bol et d’une vieille madeleine sortie d’une boîte en fer. Je n’aime toujours pas le lait, je laisse les vaches tranquilles dans le pré. Le soleil pointe le bout de son nez rouge au-dessus des cimes de la forêt, il va faire chaud. Je fais quelques pas dans l’herbe fraîchement coupée par Stéphane, et m’assois sur la balançoire qui roupille sous le noyer. Je réveille la vieille corde de nylon jaunâtre, je me balance musical, elle ne connaît que la musette. L’accordéon me fait mal aux oreilles, je rentre pour m’allonger sur le canapé du salon. Je me rendors aussi sec.

Vers dix heures, je me réveille péniblement de ce somme sans confort. C’est une mouche qui sonne, prisonnière du tortillon de colle. Ses ailes vrombissent comme un éclat de cloche, je me lève et achève ses souffrances d’une petite pichenette bien ajustée. J’allume l’ordinateur, par réflexe plus que par utilité, je lui donne quelques kilo-octets à manger. Sans rien dire, il avale gentiment et m’accompagne jusqu’au déjeuner. Une boîte de cassoulet, c’est parfait, il suffit de l’ouvrir et de verser son contenu dans la casserole qui traîne dans l’évier.

Peu enclin à la sieste perpétuelle, pour des raisons purement physiologiques, j’allume la télévision. Mon choix s’arrête sur un documentaire, les routes de l’extrême. On y voit de jolis paysages andins et des camions fous qui traversent la Cordillère. Ils dévalent inconscients des routes du Luna Park. Les camionneurs mâchouillent la coca, les enfants beaux comme le cuivre les saluent de leurs mains. Chacun rêve de camions californiens, mais les États- Unis sont trop loin.

Ici, les routes sont plus paisibles, je pars faire un tour à pied. Je traverse le hameau en direction du village. Un petit vieux à sa fenêtre m’interpelle, c’est étrange qu’il me remarque, je ne pensais à rien d’autre qu’à mes pieds, à moins que ce ne soit la poussière. Il s’en va à la confidence et moi à la gêne, mais il s’en fout pas mal, l’occasion est trop belle. Il me parle d’avant, de sa femme, la pauvre ; de ses enfants qui ne viennent plus, de ce village qui ne ressemble plus à rien, de tout ça et profondément. Il me parle et se rend compte qu’il a déjà trop vécu. Que puis-je y faire ? Je l’écoute et rêve de partir en courant, plus vite qu’il ne le pense, du côté de Puteaux. C’est déjà ce que je fais, sans plus rien y comprendre de ses mots. D’ailleurs, je rebrousse chemin, et rentre à la maison. J’appelle Nora, je lui dis que je l’aime sans attendre. Elle me dit qu’elle viendra demain et tant d’autres choses. Nous sommes haletants, à bout de souffle et plus tout à fait les mêmes à partir de cet instant. Je ne suis pas très sûr de raccrocher, je crois qu’elle est toujours ici. Je sors et gueule un bon coup, les vaches me regardent un peu connes. Je bois un litre de flotte, me change et pars courir. Pas question de passer devant la fenêtre du vieux ni devant aucune autre fenêtre. Je remonte le chemin vers la chapelle sans me préoccuper des champs, des absents ou des fleurs. Le panorama, je m’en fous tout autant, j’ai juste les poumons qui me brûlent. Je récupère de l’oxygène le cul dans l’herbe et repars en marchant.

Une douche pour la soif et me voici en voiture, je pars en ville pour acheter à manger. J’interpelle le charcutier et le boulanger, je convoque le ban et l’arrière-ban, demain est jour de festin. Ils rechignent un peu à me servir les ensiestés, je repars malgré tout, les bras chargés de paquets. Le retour est tout aussi court que l’aller.

Ce soir, il me faut un peu de temps pour remettre les pieds au sol, c’est seulement la nuit qui m’y aide ou bien est-ce la fatigue ? J’avale un steak large comme une porte puis j’appelle Nora à nouveau pour un problème de logistique. J’ai juste besoin d’entendre sa voix encore une fois, comme une berceuse à percussion. C’est un peu con de prendre la voiture pour aller la voir, mais l’idée me trotte dans la tête. La sagesse me fait rater cette affaire. Il me faut encore deux heures pour reprendre mon souffle, un film m’aide à atterrir en douceur, je m’endors tranquillement sur le canapé. Je me réveille devant l’écran en veille de mon ordinateur et monte machinalement terminer ma nuit dans cette chambre sans fenêtre.

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