Chapitre 78 - Jeudi 28 mai

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Me voici affublé du doux mot de famille monoparentale, une semaine sur deux. L’autre, celle du célibataire commence demain. Je la recomposerais vite fait cette vie bancale si je le pouvais, si Nora le voulait, mais Paris est une frontière entre l’est et l’ouest. Ces deux mondes ne se parlent pas, se méprisent de bout en bout, de foule en foule. Le soleil se lève et se couche à l’ouest. Ici, à l’est, les gens n’ont même pas d’ombre, car le jour est une petite blague. Voilà qui m’apprendra à aimer une femme du monde libre, je me dessine une vie de halls de gare aux valises légères, flottant de train en train, de pare-chocs en pare-chocs. Les algorithmes ont décidé pour moi. En attendant, je me lève avec des senteurs boisées et d’épices, l’écharpe bleue autour du cou. Elle m’accompagne dans la cuisine aux vitres sales. Dehors, il neige encore de la poussière de tuiles et de plâtres.

Le premier café a le goût de rien, le second me réanime un peu plus. J’ai besoin de caféine pour entamer le ménage et continuer à vider le sous-sol. Je prends ma douche avant même que le matin accouche des enfants. Dans le salon, ce n’est pas le bordel généralisé, juste un désordre bohème, facile à dompter. Quand Hugo descend, l’aspirateur est passé, les papiers et câbles rangés, les plaids pliés. Il se dépêche de défaire ce qui est fait, chacun son job. D’autres pièces m’appellent, d’autres sols aux reflets mats aspirent à être lessivés, il en est ainsi. Vers dix heures, l’eau est sale, j’en ai fini avec le ménage, je descends au sous-sol. C’est une vie de brocante qui m’y attend, je me suis déjà débarrassé de l’évidence, la deuxième passe est celle du superflu, la troisième sera celle de la déchirure. Chaque centimètre carré gagné est une bataille de haute lutte, peu à peu je circonscris le passé pour qu’il s’éteigne de lui-même. Les caves sont des musées mal éclairés. L’humidité des lieux accroche des champignons sur les œuvres d’art de toute une vie. Ça leur donne de la patine, une odeur de terre après l’orage, ça rend les choses molles et suintantes. Tant et si bien, qu’à force de les manipuler, je le deviens moi aussi flasque et humide. J’éternue du salpêtre dans des mouchoirs de fortune et me casse le dos à mesure que je racle le sol. C’est bon signe, peu à peu je découvre la terre battue sous l’empilement des cartons et des boîtes en plastiques.

Je remonte à la lumière passé midi, et sors faire des courses aux rayons des estomacs vides. Je n’ai aucune raison de faire un plein, je troque mon caddie contre un banal sac à provisions. Et puis, bien sûr, pas besoin de la voiture pour se remplir une vie de célibataire, j’y vais à pied, d’un pas rapide, car il déjà tard. Le Monoprix n’est pas le paradis du cuisinier, il n’y a que du précuit, du prédigéré. Le boucher est cellophané de la tête au pied et le poissonnier surgelé. J’attrape deux cartons de nuggets et une boîte d’œufs et me retourne sur mon chemin d’habitudes. J’opère mon omelette lardons pommes de terre en vingt minutes, puis nous passons à table. Les enfants mangent avec appétit, par mimétisme je les imite. Clément, fidèle à sa réputation d’amateur d’omelettes, libère la poêle de la dernière part.

C’est rondement mené et vite débarrassé. Les rires regagnent l’étage, sauf Hugo qui reste au salon. On attaque les devoirs du confinement, son stylo est aussi lourd que son cartable. Il grave plus qu’il n’écrit, ça dure une éternité. L’école à domicile, ça vous donne toutes les bonnes raisons d’épouser la première institutrice qui passe. La rue est déserte et on soupire tous les deux malicieusement en refermant les cahiers.

Manon descend au salon pour nourrir le piaf aux ailes brisées.

- Il serait temps de lui construire un chez lui, plus grand que cette caisse pour chat, me dit-elle gentiment.

- Si tu veux. J’ai vu un rouleau de grillage fin, ce matin dans la cave.

Je descends le chercher ainsi qu’une pince et du fil de fer. À côté des marches de l’entrée principale, il y a un bout de terre qui fera l’affaire, il est déjà ceinturé par une petite clôture. Je déroule le grillage fin et le plaque contre la bordure. Manon découpe des bouts de fil de fer, puis nous attachons notre clôture de fortune. Il en reste assez pour recouvrir le haut. En vingt minutes, nous avons construit une prison bien agréable pour Willy. Il tâte la terre avec satisfaction et la baptise d’un coup de fiente bien ajusté. Manon lui prépare des bols d’eau, de graines. Je n’y crois pas trop, cet imbécile ne mange qu’à la fourchette.

Puisque je suis dehors, j’en profite pour arracher quelques pissenlits et liserons qui envahissent le jardin. C’est un chantier, le jardin est un vagabond aux pieds nus. Dans un coin, il y a une fleur aux accents homériques qui pousse on ne sait trop comment sur la paroi déchirée du mur du jardin. Elle n’est pas de la race de celles qui jaillissent dans les vases, elle est chétive, petite, d’un jaune absurde et anonyme, mais elle s’est donné tant de mal pour être là que je n’ose l’arracher. Les mauvaises herbes, ça n’existe pas et elle tient à me le faire savoir. Entendu ma belle, tu peux rester ici. Le chien fou n’y voit pas d’inconvénient, Oxan remue la queue et dépose une balle à mes pieds. Ses aboiements attirent Hugo dans le jardin, nous entamons un foot infaisable, le chien tacle à tout-va.

À l’heure où la cuisine vous attrape de ses odeurs, les enfants descendent pour dîner. La table aux quatre couverts est dressée, je glisse la salade César au milieu et quelques flocons de parmesan dans un bol ébréché. C’est le moment où je peux faire le convenable et glisser des sourires entre les feuilles de salade. On a presque oublié hier tellement il y en a en du soleil qui gonfle les rideaux. On parle du piaf, du chien et des vacances qui arriveront tôt ou tard. Ce virus et deux ou trois choses à venir m’ont fait les poches. On ira poser nos fesses sur la plage du bord du monde. Ça leur va, et moi donc ! Bien sûr, je l’imagine grand-format ma carte postale avec six enfants en maillots et la belle au chapeau de paille. Nous n’en sommes pas là. Je me lève pour arracher du concret au fond du frigo, le reste viendra plus tard. Enfin, c’est ce que je me dis, le nez enfoui dans l’écharpe azuréenne.

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