Chapitre 79 – Vendredi 29 mai

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La route

C’est un peu du silence que je m’apprête à glisser dans les placards de la maison. Il n’y a pas de raison qu’elles claquent les portes et les fenêtres si personne ne les ouvre, et si le vent se fait convenable. En plus, j’ai mis de l’ordre dans les étages, je ne vais pas m’y promener, comme ça, par aventure. Je laisse cependant les volets ouverts, pour ne pas donner une gueule de nuit à la façade.

Hugo et Clément montent dans la voiture, Manon reste ici, elle ira les rejoindre ce soir. Elle ne peut pas déplacer tout son bureau une semaine sur deux, et il faut bien s’occuper du chien et maintenant du piaf, pendant mon absence. En une pincée de minutes, je conduis les garçons à leur nouveau chez eux. Je découvre la façade de l’immeuble gentiment propret, il y a tout ce que l’on souhaite à portée de main, boulangerie, supérette, banque... Un confort urbain qui n’use pas vos semelles et laisse les voitures au parking. Il n’y a que les lundis qui rendent la rue mélancolique. Les enfants n’ont pas encore le double des clés, je sonne à l’interphone puis je les embrasse comme on se dit je t’aime, j’ai un goût d’abandon étrange au moment où je les laisse face à cette grille en fer forgé. Je n’attends pas leur mère, je l’ai trop fait par le passé. Et puis, c’est vrai, je n’ai pas envie de croiser son regard plein de vide et d’indifférence. Elle a pour moi des yeux de gomme, je m’efface.

Je remonte la rue sur une dizaine de mètres et disparais à l’angle comme par magie. Arrivé à la maison, j’envoie un message à Stéphane pour l’avertir que je suis prêt. Manon descend me dire au revoir et nous discutons dans le jardin en compagnie du piaf. Il commence à agiter de plus en plus ses ailes, l’envol est peut-être pour bientôt. En attendant, il ne fait aucun effort pour se nourrir seul, il lance ses petits cris en ouvrant largement le bec. Manon lui donne des morceaux de pâtée pour chien à l’aide d’une fourchette à escargots. Elle le sort de son abri grillagé, et le voici trottinant sur quelques mètres, cherchant refuge aux pieds du troène. Stéphane se gare face au portail, nous buvons un café dans le jardin, il s’amuse du piaf avec nous. Je serre ma fille dans mes bras un peu plus longtemps que d’habitude. Il est temps d’y aller.

La banlieue nous offre encore des artères liquides que nous traversons sans peine. La route est fluide comme nos conversations. Stéphane a toujours quelque chose à dire et nos paroles rebondissent d’un coin à l’autre. On ne refait pas le monde, le chantier est trop lourd, mais on le repeint ici ou là, à quelques endroits bien choisis. Et puis parfois, on se tait, car depuis le temps qu’on se connaît, il y en a aussi un peu de place pour le silence. On en devine des choses sans rien se dire, comme une fenêtre dans un voyage. Par ma fenêtre, je vois Nora un peu partout. Dans les champs de blé et les morceaux de forêts, je l’imagine me faire un signe de la main, comme un faire-part. Je ne sais pas si elle me dit bon voyage ou reviens-moi, elle est trop loin pour en avoir une vision nette et précise. Je m’amuse de mes rêveries sur l’asphalte cotonneux, mes distractions chimériques rebondissent de cheveux noirs en mains soyeuses. Peu à peu, j’abandonne l’autoroute et m’endors définitivement.

C’est le péage qui sonne le réveil. La musique a pris le relais de nos conversations, et Stéphane se moque gentiment de moi. Je m’adosse tant bien que mal au siège passager et nous continuons à plaisanter jusqu’à notre point de destination. Stéphane se gare à côté de la voiture de Nora. Je caresse sa portière bêtement en passant.

Il est déjà quinze heures, nous déjeunons rapidement sur le coin de la table du salon. Passé le café, on s’ébroue un peu pour ne pas laisser la flemme nous envahir. Nous sortons dans le jardin de vitamine D où j’offre mes bras à la tondeuse. Stéphane s’occupe du coupe-bordure. Nous réveillons les vaches de leur sieste à coup de hurlements thermiques. En presque trois heures, nous transformons la prairie en petit cottage anglais. So cute! Il faut bien l’avouer, ce n’est plus l’heure du thé, et puis avec nos dégaines de bouseux, on ferait tache au salon de thé. On prend l’option Pub et nous sirotons nos bières à l’ombre précieuse du noyer.

J’ai comme une idée merveilleuse de rentrer dès ce soir pour me nettoyer les yeux dans ceux de Nora, mais mon euphorie est vite refroidie par la réalité. Il se fait tard, la route est longue et j’ai encore des mots d’amis à partager avec Stéphane. Le raisonnable me rend bien sage face à l’envie de la prendre dans mes bras. Je l’appelle pour lui dire des mots sans importance, c’en est urgent. Sa voix est douce comme un sommeil d’enfant, elle m’affranchit des kilomètres en un instant, son rire s’enroule sur le lobe de mon oreille, je n’ai pas besoin de fermer les yeux pour qu’elle se tienne tout près de moi. Il me vient sans cesse des idées de Far West et de plaines apaisantes quand j’entends sa petite voix de rivière. J’irai demain en Noralie que je lui dis en raccrochant. Elle continue à vivre sur les pixels du téléphone à m’en chatouiller la poche.

Je vois bien qu’il se retient de se foutre de ma gueule Stéphane, mais il se contente d’un petit sourire qui en dit long. Enfin au début, pas longtemps.

Il lâche dans un éclat de rire :

- T’es vraiment une tafiotte !

- Bah ouais mon gros.

Et nos rires gras éclaboussent l’herbe fraîchement tondue et envahissent les champs avoisinants. On s’adapte aux terrains et nous faisons plus de bruit que le meuglement des vaches. À l’unisson de cet été frémissant, nous levons quelques verres à nos années morveuses. Nos couplets sont redondants, mais on s’en moque pas mal, vu le public qui nous fait face. Au fond, on reste toujours les mêmes quand on se connaît tôt.

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