Les épreuves sont plus faciles à passer quand on est plusieurs pour les supporter

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 Même si Stan m'accompagne, je ressens une telle appréhension que j'ai l'impression de ne plus sentir mon corps. De ne plus en être en possession. Il avance sans moi dans cette salle où des dizaines de personnes attendent bruyamment. Chacun émet son hypothèse concernant l'apparance de l'écrivaine Eunabi. Par moment, j'ai la sensation qu'elle et moi sommes totalement différentes. Que ce n'est pas moi qui écrit ses histoires pleines de vies et de symboles. Que je ne suis qu'un émetteur sans grande importance. Tout petit, à peine visible aux yeux du monde. Contrairement à Eunabi, je ne suis pas populaire. Je n'attire probablement même pas le regard. Personne dans cette pièce ne semble penser que derrière l'auteure préférée de leur enfant se cache un être aussi singulier que moi. Je n'ai même plus la sensation de ressentir la pression de mon poids de mes pieds qui cognent le sol de la librairie. Je scrute la quarantaine de personnes assises devan l'estrade sur laquelle je vais devoir lire mon conte. Les enfants sont sur les genoux de leurs parents, impatients d'entendre pour la première fois la voix de leur auteur favori. C'est la première fois que j'affronte le public et j'ai la sensation qu'ils attendent beaucoup trop de moi. J'ai peur de ne pas pouvoir être à la hauteur. Si je ne parvenais à intérpréter les différentes émotions de mes personnages ? Si je me trompais dans le texte ? Ou pire, si ma voix ne parvenait pas à trouver la sortie de ma bouche ? Toutes ces questions s'entrechoquent dans ma tête, sans aucune réponse pour les satisfaire. Malgré les conseils de Yon et de Kim, qui m'ont offert un véritable concert de tuyaux pour gérer l'angoisse de la scène, je ne me sens pas bien.

Je sens la moiteur de mes mains et mes pas s'alourdir au fur et à mesure que la distance entre mon corps et l'estrade diminue. Stan a beau essayer de me détendre, je ne l'entends pas. J'essaie de me remémorer les mots des membres du groupe pour m'apaiser mais rien ne semble être intercepté par mon cerveau. Je ne vois que cette pression grandissante et les enfants excités à l'idée d'entendre leur conte préféré être lu par son créateur. Heureusement, mon agent a eu l'idée de limiter le nombre de personnes présentes dans le public pour que ce soit plus facile pour moi. Pour l'instant, la presse n'a pas été convié. Pourtant je trouve cette épreuve déjà insurmontable. Un pied sur la marche menant à la scène, je me sens submergée par la nervosité. J'aimerai tant que mes voisins soient là. Le connaissant, Park crierait à toute voix avec Jun et Jung Wang pour m'encourager. Yon me dirait que ce n'est rien comparé à ce qu'ils doivent faire face régulièrement pour m'aider à minimiser l'enjeu. Kim me soutiendrais à sa manière : avec une douce autorité. Chin essaierai de me faire rire par tous les moyens possibles et inimaginables. Tandis que Nabi arriverait à me rassurer avec une méthode bien particulière reflétant son image paisible et drôle. À vrai dire, le voir souriant me suffirait à me détendre. Malheureusement, ils n'ont pas eu le droit de m'accompagner pour éviter les dérapages. Je suis donc seule avec mon agent pour surmonter cette épreuve. Stan me dit qu'il est encore possible de faire demi-tour mais je refuse catégoriquement. Je dois le faire pour eux, pour leur projet. Ils m'ont tellement aidé jusqu'à maintenant, je ne peux pas les laisser tomber. Je ne veux pas qu'ils soient déçus. Je monte donc sur l'estrade et salue les personnes présentes. Après ma présentation, quelques enfants s'exclament de surprise en me voyant. J'entends des commentaires comme : elle est jeune et jolie. Dans leur voix raisonnent tellement d'admiration que je me demanderais presque pourquoi je m'inquiétais. Le problème n'est pas tant les enfants que leurs parents. C'est les adultes que je dois conquérir. Les petits sont beaucoup plus tolérants.

 Mon coeur reprend son rythme normal pour la première fois depuis que j'ai quitté la maison. J'essaie de ne pas prêter attention aux masques. Stan garde un oeil sur moi, dans le coin de la pièce. Il est d'un sérieux remarquable. Il donne l'impression d'un garde du corps en pleine mission. Personne n'a le droit d'entrer sans autorisation préalable. Il a vraiment tout fait pour que je me sente le mieux possible. Il semble déterminé à me faciliter les choses. Pourtant quelque chose me tracasse. Depuis notre entrevue à l'agence du groupe Run, je le sens un peu distant. Même s'il prend son rôle d'agent avec une rigueur déconcertante, ce n'est pas comme avant. Sa voix est plus froide et il semble mesurer chacun de ses mots. C'est comme-ci soudainement nous étions revenus au point de départ. Il se tient droit, dans un angle de la pièce, et ne me quitte pas des yeux. Même si je ne le vois pas, je sens qu'il y a quelque chose de différent dans son regard. Il faudrait que j'essaie de lui parler quand les choses se seront un peu calmer.

Je remercie une nouvelle fois les enfants de leur intérêt pour la lecture et pour mes oeuvres, puis commence à lire. Étonnement, dès les premiers mots émis, la salle se plonge dans un silence unanime, ne laissant de place qu'au son de ma voix. Cette faculté qu'ont les enfants d'être à la fois bruyant et dissipé, puis capable d'un respect authentique m'a toujours fasciné. Ils sont parfois plus attentifs que les grands. Le temps d'une lecture, je deviens l'héroïne de ma propre création. C'est une sensation singulière que de replonger dans cette histoire que j'ai écrite. Mes scénarions sont inspirés de parcelles de mon enfance. De souvenis décousus que je me suis réappropriés. D'une certaine manière, je revis un peu cette période de ma vie qui s'est évanouie. Je ressens la même admiration que j'avais pour ce garçon souvent assis à l'ombre de l'arbre du collège. Je ne parviens plus à me souvenir de ses traits ou de son nom mais je me rappelle que je l'admirais souvent en secret. Je me souviens également de cette sérénité que je ressentais en le voyant sourire. Il était toujours entouré, d'après ce que j'ai gardé en mémoire. Apparement, on se connaissait bien. Il y avait un lien entre nous. Quelque chose qui s'est brisé après le collège. J'ai eu mon accident et j'ai oublié une partie de ma vie. Je ne parvenais pas à me rappeler des personnes que j'avais connu lorsque j'étais petite, ni même de moments spécifiques. Pourtant, j'ai toujours gardé en mémoire le fait que je l'ai connu et aimer. Le cerveau humain est assez étrange. Même s'il est plongé dans le néant, il garde toujours en lui des morceaux de ce qui a été important pour nous. Et d'une manière ou d'une autre, nous les dévoilent en temps voulu. Comme mon cerveau ne m'a laissé que cette certitude d'avoir connu et aimé ce garçon, j'en invente et vis nos moments de partage par le biais des contes.

Lorsque je termine le passage que je devais lire, les enfants semblent reprendre vie. Comme-ci ils étaient sur pause depuis tout ce temps et que quelqu'un venait de les réactiver. Les petits humains qui se tiennent devant moi semblent contents de ma lecture. De nouveaux commentaires sur le fait que je semble gentille et que je suis jolie me parviennent. Ils ne se cachent pas pour dire ce qu'ils pensent et leurs mots sincères me vont droit au coeur. Je me sens rougir devant autant de compliments. Les parents m'applaudissent généreusement, eux aussi, satisfaits de mon interprétation. Je me sens soulagée. Tout en leur adressant de nouveaux mes remerciements, j'apperçois à l'autre bout de la salle des silhouettes vêtues sobrement. Ils portent tous des lunettes et des casquettes sombres. Je suis intriguée par leur présence mais étonnement pas inquiéte. Les hommes près de la porte me complimentent également. J'essaie de deviner qui sont ces personnes qui sont venues me voir dans le plus grand secret. Il me semble avoir reconnu la silhouette de Nabi mais je n'ose espérer que ce soit vrai. Stan s'approche de moi, me passe une main dans le dos comme on le fait avec une enfant stressée et me confie à voix basse :

- Je suis fier de toi. Et tu peux l'être aussi. C'est une première étape réussie, ma grande.

- Stan... J'ai besoin de me rafraîchir.

- Pas de soucis, je t'attends. J'ai prévu des boissons pour le chemin du retour.

- Merci.

Je suis frustée. Je ne suis pas parvenue à dire le fond de ma pensée à Stan. Ce n'était peut-être pas le bon moment mais rester dans l'incertitude me ronge de l'intérieur. Je prends mon sac et quitte la pièce pour prendre le long couloir qui mène jusqu'aux toilettes. Tout est si calme tout d'un coup. Personne n'est visible à l'horizon alors je me détends complétement. Je n'arrête pas de repenser au comportement de Stan depuis que je lui ai avoué ce qui s'était passé avec mon ex. Je n'arrive pas à m'expliquer cette distance qu'il met entre nous. J'ai un mauvais pressentiment. Comme-ci il me cachait quelque chose. J'asperge mon visage d'eau. Des gouttes de sueur étaient suspendues à mon front. Je crois vraiment qu'il va me falloir de l'entraînement avant de me sentir bien dans mes baskets devant une foule. Je prends une profonde inspiration avant de regagner la salle où a eu lieu la lecture. J'ai hâte de quitter l'établissement et de regagner mon chez moi. Un endroit où je me sens totalement en sécurité. Tandis que je réfléchis à ce que je pourrais manger au soir, une main se pose fermement sur mon épaule. Aussitôt mon corps tout entier se raidit. Je n'ai pas besoin de me retourner pour connaître l'origine de cette pression puissante sur moi. Une peur incontrôlable me gagne m'empêchant de bouger. Je me sens comme fondre sur place. Incapable de me contrôler, mes larmes se mettent à couler. Totalement paniquée, j'ose à peine respirer. Que fait-il ici ? Comment m'a-t-il trouvé ? Je dois prendre sur moi pour me retourner sans montrer mes faiblesses. Suk se tient face à moi, son affreux masque en évidence. J'ai un haut-le-coeur en le voyant si près de moi. Je tente de me reculer mais il me retient énérgiquement. Je trésaille. Je prie intérieurement pour que quelqu'un vienne à mon secours mais je ne vois personne dans le secteur. Je lui demande avec détachement de me lâcher mais au lieu de me libérer, Suk m'entraîne avec lui vers la sortie de secours. J'essaie de me dégager. Une douleur aigüe me saisit le poignet. Il m'a attrapé du côté de ma blessure. Je pousse un petit cri strident. Surpris, mon assaillant me lâche en poussant un soupir. Essayant d'oublier la souffrance, je continue de me débattre. Mon coeur se met sur pause, le temps que mon cerveau analyse la situation. Je le vois se rapprocher avec son masque rouge avec d'ignobles trous noirs à la place des yeux et ne peux m'empêcher de reculer jusqu'à me cogner contre le mur. Il s'arrête en voyant ma réaction et lève les deux mains en l'air.

- Je veux simplement te parler...

- Reste loin de moi.

- Je sais que j'ai fait pas mal d'erreurs. Que je ne peux plus espérer quoique ce soit de ta part... Peut-être que si je n'avais pas autant insisté, tout serait différent aujourd'hui. Mais j'ai totalement déraillé quand tu m'as dit que tout était fini. Je ne savais plus quoi faire et j'ai fait n'importe quoi. Et après, il était trop tard. Tu avais tellement peur de moi que tu en es tombée dans les escaliers... Quand je suis venu à l'hôpital, tu t'es enfuie... Je voulais simplement voir si tu allais bien.

- Tu m'as fait du mal... Tu n'arrêtais pas de me secouer...De crier...

- J'ai perdu la tête... Enfin, je me fais soigner pour mon addiction. Il paraît que sa fait partie de la thérapie que de demander pardon. Même si je le mérite pas. Je voulais simplement faire ce qui m'a été demandé pour guérir, peu importe combien c'est difficile pour moi. Je sais que je t'ai perdu définitivement et je vais devoir vivre avec ça...

 Suk s'approche à nouveau de moi, un bras dans ma direction. Ma respiration se coupe nette. Je suis totalement paralysée par cette distance qui s'amenuise progressivement entre nous. Ma voix reste coincée dans ma gorge, incapable d'émettre le moindre son. Des bruits de pas raisonnent dans le fond du couloir. Suk a relâché son attention vis-à-vis de moi. J'en profite pour m'écarter un peu plus malgré ma tétanie. Une voix familière m'interpelle au loin. Je me sens tellement soulagée que je m'effondre contre le mur du couloir. Chin se met à courir pour me venir en aide tandis que Nabi se dresse entre moi et Suk, tel un pilier. Son long manteau sombre et son chapeau noir lui donnent un air de superhéro. Si son attitude semble aussi assurée qu'à son habitude, la façon dont il se tient ne laisse aucun doute concernant sa détermination. Je ne peux m'empêcher de ressentir une crainte contenue de l'attitude souvent agressive de mon ex. Je ne voudrais pas qu'il soit blessé par ma faute. Je me relève lentement, aidée de Chin sans pour autant lachant du regard mon voisin. Ses camarades se tiennent à quelques centimètres de lui, prêts à intervenir si nécessaire. Je m'apprête à dire quelque chose, mais Nabi me prend par surprise.

- Je sais que tout le monde ne peut pas être parfait. J'en ai conscience. Mais ce qui est le plus déplaisant ce sont les vermines qui se prétendent Dieu.

- Hein ? 

-  Essaie de réfléchir à tout ça, sur toi même. Tu ne peux pas être parfait, ni même quelqu'un de bien apparament, mais tu pourrais être un peu moins mauvais.

- Tu es qui, toi ?

- Moi, je suis un spécimen que tu ne pourras jamais égaler. Le nouvel ami d'Hana.

Suk semble totalement désarçonné devant le côté flegmatique de Nabi. Même moi, je suis en admiration devant cet inébranlabilité qui semble être bien plus efficace que n'importe quel arme face à mon ancien petit ami. La dernière phrase prononcée par mon voisin m'intercepte. Il a appuyé particulièrement sur chacun des mots pour insister sur l'importance de ce fait. Je me sens aussitôt rougir. Mon coeur jusqu'alors totalement inerte fait un bond dans ma poitrine. Instinctivement, je regarde dans la direction du groupe. Personne ne semble avoir relevé cette petite phrase. À première vue, je la seule à être perturbée. J'essaie de me ressaisir. Suk tente de pousser mon voisin sur le côté pour me voir mais ce dernier semble aussi solide qu'une roche. Je suis suspendue à cette phrase que vient de prononcer Nabi et qui me fait l'effet d'une pluie fine dans le désert. Je m'accroche à Chin comme pour m'assurer de bien être encore dans la réalité. Stan sort de nulle part dans une fureur que je ne lui connaissais pas. En voyant la scène, il se met à hurler le prénom de mon ancien petit ami avec une rage qui me surprend tellement que je me retiens de respirer. Il décoche un coup de poing à Suk sans aucun avertissement préalable. Je suis stupéfaite. Je ne lui connaissais pas cette violence. Décidément, les gens ne cessent de me surprendre.

Park attrape la manche de mon chemisier pour m'attirer vers lui, comme pour me mettre en sécurité. Je ne résiste pas. Une fois à l'écart du groupe, je reprends ma respiration. Comme si j'étais en apnée depuis trop longtemps, mes poumons me font mal à chaque inspiration. Chin nous rejoint, tandis que les hommes continuent à se disputer. Suk est sur le sol, une main plaquée contre sa joue. Il fuscille du regard mes amis qui lui font la morale. Kim et Jun le retienne alors qu'il s'avance à nouveau vers moi. Il tente de se dégager, en vain. Un rire rauque sort de sa bouche, semblant sortant tout droit d'un film d'épouvante. Je sens son regard posé sur moi tandis que Chin et Park essaient de me rassurer.

- Tu devrais faire attention à tes amis. Ils ne sont pas forcément ce que tu crois. Est-ce que Stan les a aussi embauché pour t'occuper pendant qu'il passe du beau temps avec sa copine ? Parce que ce que tu ne sais pas, c'est que ton soit disant meilleur ami ne vaut pas mieux que moi. Il m'a demandé de passer du temps avec toi parce que tu n'arrivais plus à écrire. Il ne pense qu'à ce que tu peux lui offrir.

Un nouveau rire s'envole dans l'air. L'atmosphère devient de plus en plus difficilement respirable. Les mots que vient de prononcer mon ancien petit ami tombent comme un couperet. Abasourdie, je suis incapable de réfléchir. J'accuse le coup, sans aucun moyen de défense. Aprés avoir repousser les garçons, je marche sans connaître ma destination. Les voix qui surgissent derrière moi me semblent lointaines. Je croise sur mon chemin la fiancée de Stan qui semble avoir assister à toute la scène de loin. Je ne lui prête pas la moindre attention. C'est comme-ci je venais d'avoir le coeur brisé pour la troisième fois. La première fut le jour où mon premier amour m'a annoncé qu'il avait rencontré sa moitié. La deuxième fut ma séparation avec Suk et aujourd'hui je viens d'apprendre que toute ma vie n'est qu'un mensonge depuis des années. Combien de temps cela va-t-il durer ? Je pensais enfin que le jour s'était levé sans nuages. Que mes soucis étaient loins derrière moi. En réalité, je semble entourée d'épines. Peu importe quel chemin j'emprunte, je finis toujours blessée. Je me demande si mes voisins sont réellement comme Suk. Comme Stan. Moi qui pensais sincérement qu'il était mon meilleur ami... Je ne peux m'empêcher de repenser à ce garçon du collège. Est-ce qu'il m'a traité de la même manière que Stan ? Finalement, je devrais sans doute rester seule. C'est peut-être moins blessant de ne pas avoir d'amis.

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