Chapitre 9 - 1/2

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Le temps a passé très vite, la réserve de bois s’entassait sous le toit à l’extérieur de la maison, du côté des vents dominants, ajoutant une protection contre le froid qui ne tarderait plus à revenir. A l’intérieur, nous avions entreposé graines, légumes et fruits séchés, pots de graisse animale ou de sucre d’érable, et Mojag avait repris la chasse. Il ramenait de la viande que nous faisions sécher et fumer, et des peaux qu’il fallait tanner avant de pouvoir en faire quoi que ce soit. Rose est venue à plusieurs reprises, pour m’apprendre à m’en occuper. Son ventre commençait à s’arrondir, et François qui l’accompagnait toujours la couvait d’un regard tendre. Leur bonheur faisait plaisir à voir. Lorsque je lui dis, elle se mit à rire : « Mais le vôtre aussi, Léonie ! Tu es heureuse, cela se voit, je n’ai nul besoin de te poser la question. »

Une fois, elle est restée dormir deux nuits avec moi, pendant que nos hommes partaient sur la rivière dans leurs canots chargés de peaux et de fourrure. Chaque automne, m’apprit Rose, les hommes allaient jusqu’au comptoir des ventes, à une journée de canot de chez nous, pour y trouver des acheteurs. Ils reviendraient avec des munitions pour leurs armes, et peut-être du blé, un morceau de coton ou de lin, ou quelque autre trésor introuvable dans la forêt…

Cela ne manqua pas : François ramena à Rose la laine qu’il lui avait promise pour tricoter des vêtements chauds pour leur petit à naitre. Quant à Mojag, il avait dans sa musette deux couteaux neufs et un bel assortiment d’aiguilles, de fil et de perles colorées qui me seraient utiles pour coudre les peaux qui nous restaient. Chemise, veste, pantalon pour Mojag, robe et jambières pour moi, mocassins pour tous les deux… j’avais bien écouté les conseils de Rose, et je n’allais pas m’ennuyer !

Après un automne particulièrement doux et agréable au cours duquel nous avons vécu une bonne partie de nos journées dehors, l’hiver s’installa sur le pays, et la neige recouvrit tout. Les premiers jours, Mojag alla tout de même chaque matin à la rivière, mais au fur et à mesure des chutes de neige, sa progression se faisait plus difficile. Puis ce fut la température qui baissa, et bientôt la rivière fut prisonnière de la glace. Il lui fut alors inutile de continuer à se rendre jusque-là, et il ramenait à la maison plusieurs seaux de neige que nous devions faire fondre pour avoir de l’eau. C’était long, fastidieux… mais nous n’avions rien d’autre à faire, pas d’animaux à nourrir et soigner comme chez les Roussel l’hiver précédent. Mojag continuait à couper du bois pour alimenter la cheminée, je restais cloitrée dans la maison, emprisonnée par le froid qui me mordait les joues et les mains dès que je mettais le nez dehors.

J’avais cousu nos vêtements et des mocassins neufs, à présent je les décorais de perles sous les conseils de Mojag qui me suggérait des motifs. Je cuisinais chaque jour nos repas, souvent semblables. L’existence était monotone, mais ne paraissait pas si longue finalement, grâce à Mojag qui avait entrepris de m’apprendre à parler sa langue. Elle était complexe, difficile à comprendre et à prononcer, mais nous avions tout le temps qu’il nous fallait…

Et puis, surtout… dès le jour tombé, notre souper terminé, nous nous réfugiions sous notre tente. J’aimais notre couche telle que Mojag l’avait installée, et dormir sur un matelas de fourrures était plutôt confortable. Alors qu’à la belle saison nous laissions la peau largement ouverte pour laisser circuler l’air et pouvoir mieux respirer, dès l’arrivée du froid nous avions commencé à refermer la tente en nous couchant, pour au contraire garder la chaleur autour de nous. C’était aussi efficace que les lits-clos de chez Rose, mais avec une douce odeur de cuir, et en moins douloureux lorsqu’on s’y cognait !

Mojag avait continué à se montrer patient avec moi, me laissant venir vers lui lorsque j’en avais envie, sans me presser ni prendre pour acquises les avancées de notre relation charnelle. Il m’attendait, comme il l’avait promis le soir de nos noces. Car, si la première fois que je m’étais offerte à lui avait été merveilleuse, il m’en avait fallu davantage pour oublier les agissements brutaux de mon premier mari. Je ne les avais d’ailleurs pas totalement oubliés, pas encore… Parfois, une crainte idiote autant qu’irrépressible me prenait tout entière, et alors Mojag ne pouvait rien faire d’autre que me prendre dans ses bras pour me câliner simplement, sous peine de me faire souffrir autant que Grandjean en son temps… L’obscurité n’aidait pas, finis-je par comprendre un jour. Mais comment faire ? Garder une lampe allumée dans notre lit était le meilleur moyen de mettre le feu à la maison, et laisser la tente ouverte pour poser la lampe un peu plus loin, le meilleur moyen de mourir de froid…

Ce matin-là, nous fumes réveillés par le rugissement du vent autour de la maison, qui faisait craquer les murs et le toit et sifflait avec fureur. Alors que je m’asseyais, cherchant le courage de sortir de notre lit doux et chaud pour affronter le froid de la pièce, Mojag me retint :

« Reste au lit, Léonie. Rien ne sert de se lever ce matin. »

Que disait-il ? Il fallait bien se lever, comme chaque jour, manger, vivre !

« Ecoute la tempête, dehors. Nous ne pourrons pas sortir de la maison tant qu’elle durera. Et nous sommes aussi bien dans nos fourrures… »

Je me rendis à ses arguments, et me recouchai contre lui, me nichai dans les couvertures, et ne tardai pas à me rendormir. Lorsque j’ouvris les yeux à nouveau, plus tard, combien de temps plus tard ? Le vent soufflait toujours au-dehors, et l’obscurité régnait toujours dans la maison où le feu s’était éteint dans la cheminée. Je frissonnai.

« As-tu froid ? » me demanda mon mari en le sentant.

_ C’est le noir… » J’étais honteuse d’avoir ainsi peur de l’obscurité. Mojag ne répondit rien, se leva et s’habilla prestement en m’enjoignant de rester au chaud. Je l’entendis remuer les braises dans la cheminée pour raviver le feu, y ajouter des branches puis quelques bûches. Enfin, il revint se couler auprès de moi sous les fourrures, y amenant un courant d’air glacial qui me fit grelotter un instant. Le bois craquait joyeusement dans l’âtre, crépitant et éclairant la pièce d’une douce lueur. Mojag n’avait pas refermé totalement les peaux qui maintenaient notre lit au chaud durant la nuit, et nous pouvions à présent nous voir un peu. Il souriait.

« Moi non plus je n’aime pas beaucoup le noir complet des maisons. » me confia-t-il. « J’ai grandi dans le village de mon père, où l’on dormait tous ensemble dans une grande habitation commune, le feu brulait toute la nuit au milieu et il ne faisait jamais complètement noir. Dans la nature, rien n’est totalement obscur, il y a toujours la lune ou les étoiles… »

J’étais un peu rassurée, quelque part, de savoir que Mojag, un homme, n’aimait pas plus la nuit que moi. Même si c’était pour des raisons différentes des miennes. Je me sentais un peu moins sotte. Il rit quand je lui en fis part :

« Tu n’es pas sotte, Léonie. »

L’hiver avançait doucement, existence monotone, dans notre petite maison où il faisait bon vivre. J’oubliais les jours terribles passés à trembler de peur sous les coups et les cris de mon premier époux – paix à son âme. J’oubliais le froid, la faim dont j’avais souffert un an plus tôt. Mojag posait des pièges, nous fournissant de la viande fraiche qui changeait des fumaisons. Il partait parfois quelques jours d’affilée, pour une chasse plus longue et plus lointaine. J’avais horreur de ces moments de solitude qui me rappelaient de bien mauvais souvenirs, et chaque fois je ne pouvais m’empêcher de trembler de peur. Je tremblais pour lui, seul dehors dans le froid, la neige, à la merci des animaux, des trappeurs malhonnêtes qui convoitaient ses prises, des Sauvages ennemis… et je tremblais pour moi aussi : seule à la maison, bien que solidement barricadée. Comment me défendre, si d’aventure j’étais attaquée ? Qu’adviendrait-il de moi, s’il arrivait malheur à Mojag ?

Je ne lui laissais pas voir mes craintes, et affichais un visage impassible lorsqu’il m’annonçait son départ prochain. Je ne voulais pas qu’il se sente prisonnier à la maison, retenu par une épouse peureuse incapable de vivre seule une poignée de jours et de nuits. Mais je ne pouvais lui cacher ma joie de le voir revenir, joie qu’il partageait manifestement.

Un soir, il rentra de trois jours d’absence avec du gibier à préparer, des peaux à traiter, et une bonne nouvelle :

« J’ai chassé avec François. Nous irons passer la Noël avec eux, si cela te fait plaisir ? »

Si cela me plaisait ? Bien sûr ! Revoir Rose, et son père aussi, Tehya, et François que je connaissais à peine. Voir du monde ! J’étais enthousiaste, et commençai sur le champ à préparer de menus présents pour chacun : j’avais déjà prévu d’offrir à Mojag une paire de mocassins d’hiver, les siens s’usaient rapidement, à tant courir les bois ! Je travaillais dessus à chaque fois qu’il me laissait quelques jours, et il ne me restait plus qu’à terminer les décors de perles et de broderies. J’offrirais à Rose un châle tricoté, bordé de fourrure. Mojag me promit qu’il trouverait quelque chose pour François et son beau-père. Quelque chose d’utile, bien entendu. Il connaissait sa mère mieux que personne, et m’assura que rien ne la rendrait plus heureuse qu’un pot du miel que nous avions récolté dans l’été, trompant la vigilance d’un essaim d’abeilles niché dans un arbre creux.

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