Chapitre 14 - 1/2

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Les jours passèrent, nous étions bien installés dans notre petite caverne, et Mojag avait eu raison : la région regorgeait de gibier, petit et gros. Entre l’arc et les collets, nous ne manquions pas de viande fraiche, les peaux s’accumulaient plus vite que nous n’avions le temps de les tanner ou de les coudre, nous nous contentions de les entreposer en attendant de savoir quoi en faire. L’hiver tirait sur sa fin, la neige avait fondu, je sentais les jours rallonger, l’air s’adoucir, et plusieurs fois Mojag dut me rappeler de me couvrir davantage : je serais bien sortie sans ma cape, sans mes moufles, au risque d’attraper froid. Je savais pourtant bien que c’était la période la plus traitre, là où nous avions le plus de risque de tomber malades, alors que tout l’hiver nous étions restés en bonne santé. Notre pharmacopée était bien pauvre, et je n’avais pas le savoir de Rose et de Tehya en la matière. J’espérais qu’elles étaient saines et sauves, que ma belle-mère avait rejoint son village, que mon amie, son père, son époux et mon filleul étaient en sécurité dans la ville où ils s’étaient réfugiés. J’espérais les revoir un jour, quoique je n’ose m’en ouvrir à Mojag. Il me semblait inconcevable que les Sauvages parviennent à faire fuir tous les colons, qui étaient pour beaucoup nés ici, même si leurs parents venaient d’ailleurs. Je n’imaginais pas Rose vivre dans le Vieux Pays, pas plus que François ou Jean…

Assise au soleil, sur un rocher arrondi recouvert d’une épaisse couche de mousse bien verte, qui me servait souvent de siège lorsque je m’installais dehors, je me cousais une nouvelle robe. Un peu plus courte que la mienne, elle me serait bien plus pratique pour marcher en forêt, et grimper aux arbres. Je levai les yeux en entendant un bruissement dans la forêt, et souris : mon époux revenait de sa sortie quotidienne pour relever ses pièges. Il rapportait un volatile un peu maigrichon, mais qui suffirait bien à nous nourrir. Je me languissais des fruits et des légumes frais, je rêvais de pousses tendres et vertes.

Mojag posa son gibier et s’assit près de moi : « Il est possible que nous ayons bientôt de la visite, Léotie.

_ Vraiment ? » Un peu alarmée, je tentai de deviner, sur son visage, si c’était un bon ou un mauvais présage.

« Je l’ignore… » soupira-t-il. Nous n’avions pas besoin de parler pour nous comprendre, et il m’avait toujours dit que mes sentiments se reflétaient dans mes yeux. « J’ai vu des traces de pas qui n’étaient pas les miennes, et senti la fumée d’un feu qui n’est pas le nôtre. Si le vent tourne, notre fumée pourra se sentir de leur côté. J’ignore qui ils sont, combien ils sont, nous devons nous tenir sur nos gardes. »

J’arrêtai ma couture, emballai soigneusement mon ouvrage, et allai chercher mon arc : Mojag m’en avait fabriqué un dans les premiers jours de notre installation, un arc à ma taille. J’avais encore du mal à viser juste, mais je m’entrainais chaque jour. Je soufflai lentement en posant une flèche sur la corde, et fermai l’œil pour me concentrer sur ma cible. Je venais de choisir une pomme de pin pendant à une branche un peu distante, qui se balançait doucement dans la brise. Je bandai l’arc, visai du mieux que je pus, puis j’ouvris les doigts qui tenaient la corde. La flèche partit en sifflant, et si elle rata de peu la pomme de pin, elle arracha à la branche quelques épines qui volèrent doucement dans un rayon de soleil avant de retomber au sol. Je pinçai les lèvres de dépit, et sortis de mon carquois une nouvelle flèche. Le cône long et fin se balançait au bout de sa branche, et Mojag se posta près de moi pour corriger ma posture :

« Lève plus ton coude, Léotie, je te l’ai déjà dit. Et ne retiens pas ta respiration. »

Je baissai mon arc un instant pour le regarder. Effectivement, il me l’avait déjà dit. Je fermai les yeux le temps d’inspirer, puis relevai mon arc en même temps que mes paupières, ajustai la hauteur de ma flèche sur la corde. Je pris garde à la position de mon coude droit, et à ma respiration que je tentais de garder calme et profonde. La flèche partit, aussi rapide que la précédente, mais passa à bien deux mains de ma cible, pour aller se perdre dans un buisson d’épines. Je grognai de colère, à deux doigts de jeter mon arc, mais Mojag me tendait déjà une autre flèche : « Recommence. Ne perds pas patience. »

Alors, je respirai à nouveau, bandai mon arc et mes muscles, ajustai ma position, visai encore une fois.

Il me fallut un quatrième essai avant de toucher la pomme de pin, qui se détacha de la branche en perdant ses écailles, mais le sourire de Mojag valait bien tous mes efforts. Il était fier de moi. Et moi aussi, j’étais fière. Jusque-là, je n’avais pris pour cible que des choses parfaitement immobiles, et peut-être un peu moins éloignées. Je venais de faire des progrès. Restait à recommencer mon exploit. De préférence, sans avoir besoin de perdre trois essais avant d’y parvenir… Nous nous mimes à la recherche de mes flèches, trop précieuses pour les laisser pourrir au sol, et je repris mon entrainement. Mojag me regarda faire quelques instant, puis il me laissa et alla plumer l’oiseau qu’il venait de ramener.

Nous vécûmes deux jours sur nos gardes, sans que Mojag s’éloigne beaucoup de la clairière et de moi, et c’est finalement au matin du troisième jour qu’il se redressa d’un bond alors que nous sommeillions encore un peu, alanguis dans nos fourrures après une étreinte aussi intense que tendre. Il repoussa la couverture, noua son pagne autour de sa taille, et sauta sur sa hache, tout en attrapant son coutelas posé au sol pour le glisser à sa ceinture.

Pendant que je me levais moi aussi je le vis se glisser sans bruit vers la sortie de notre abri. J’enfilai ma robe à la hâte, sans prendre le temps de passer ni mes jambières ni mes mocassins, et je glissai la lanière de mon carquois en travers de ma poitrine. Je suivis Mojag aussi silencieusement que je pus, une flèche déjà posée sur la corde de mon arc. Si j’avais pu toucher cette pomme de pin, et après elle d’autres petites cibles, je devrais pouvoir atteindre un homme, même en mouvement. Au moins le ralentir…

Le sang battait dans mes tempes, il me semblait que mon cœur allait éclater, sortir de ma poitrine, qu’il faisait un bruit d’enfer…

Une voix s’éleva alors, basse et calme, un peu éloignée dans la clairière. Le bruit dans mes tempes s’estompa un peu, et j’entendis Mojag répondre, tout aussi doucement. Il me jeta un rapide coup d’œil, avant de quitter l’ombre de la caverne qui nous dissimulait aux regards extérieurs. Je m’avançai d’un pas pour jeter un regard dehors, mon arc bandé. Dans le soleil doux du matin, je devinai la silhouette d’un Sauvage, mains ouvertes devant lui en un geste universel : il ne venait pas en ennemi. Encore dissimulées dans l’ombre du sous-bois, à bonne distance derrière lui, j’entrevis d’autres personnes. Je l’entendis expliquer qu’ils avaient avec eux un blessé nécessitant des soins. Mojag déjà ravivait le feu sur la terrasse devant notre abri.

« Léotie » murmura-t-il en me regardant par-dessus son épaule, fronçant les sourcils à la vue de mon arc que je n’avais pas vraiment baissé, toujours un peu méfiante. Sur son ordre silencieux, je reculai dans la caverne, me repliai dans l’ombre rassurante de notre abri. Le sang battait encore à mes temps. Je posai mon arc et mes flèches, pas trop loin de l’entrée toutefois. Puis j’enfilai rapidement mes jambières et mes mocassins, nouai ma ceinture autour de ma taille, et pris dans nos affaires le petit sac contenant nos remèdes, ainsi que quelques morceaux de peau doux et souples, des chutes de cuir provenant de mes récents travaux de couture. Je pris encore l’outre qui contenait notre réserve d’eau, et un grand bol de terre cuite. J’espérais n’avoir rien oublié.

Je rejoignis Mojag qui s’occupait du feu, tandis que les guerriers étaient sortis du bois et s’avançaient lentement. Ils étaient trois au total, vêtus et coiffés comme mon époux, leurs visages inexpressifs. Le premier à s’être avancé, le seul à avoir parlé, avait les mains vides. Mais les deux autres portaient chacun dans leurs bras un enfant semblant plus mort que vif. Je retournai vivement dans la caverne chercher des peaux et des fourrures pour les étendre dessus, et Mojag m’adressa un regard de remerciement en me voyant les étaler au sol, près du feu. Les Sauvages posèrent les enfants, et je découvris deux petites filles, aux joues rouges et aux yeux brillants de fièvre, leurs cheveux noirs coupés courts et emmêlés, leurs petits corps maigres à peine couverts de mauvaises robes de laine. Et je manquai vomir en voyant l’état de leurs pieds. Ils étaient en sang, rouges et gonflés, infectés.

Qu’avaient-ils fait à ces enfants ?

Je mis de l’eau à chauffer dans le grand bol sur le feu, et déballai notre pharmacopée pour retrouver le sachet contenant l’écorce de saule. En infusion, elle faisait baisser la fièvre, je le savais depuis toujours. Je préparai aussi de l’ail, du thym, et une autre plante dont le nom m’échappait. Mais en les écrasant ensemble, au besoin avec un peu d’eau ou de graisse, je pourrais en faire une pâte désinfectante. Il nous restait aussi du miel et de la cire d’abeille, aux puissants pouvoirs cicatrisants.

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