Chapitre 14 - 2/2

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Tout en préparant les remèdes, je jetais de discrets coups d’œil à Mojag et au guerrier qui semblait être à la tête de leur petite troupe, dont la crête était ornée sur l’arrière d’une plume de tétras. Ils nettoyaient les pieds blessés des fillettes avec de l’eau, leur tirant des gémissements de douleur qui me faisaient serrer les dents. Un autre guerrier plus âgé, la coiffure ornée d’une queue d’écureuil volant, ces petits animaux étranges que Mojag nommait polatouches, revenait du ruisseau où il avait rempli l’outre d’eau fraiche. Le troisième, qui portait une plume d’aigle et semblait assez jeune, était allé chercher des branches sur notre réserve de bois, un peu plus loin.

« Il reste encore plusieurs jours de marche jusqu’à notre village. » expliqua Tétras. Et si une part de moi était contente de comprendre ses paroles, une autre part s’inquiétait pour les enfants. D’où sortaient-elles ? Avec leur peau brune et leurs cheveux noirs, elles ressemblaient à de petites Sauvages. Mais leurs robes de laine grises et informes, leurs cheveux mal coupés, leur maigreur… tout me disait que ce n’était pas ainsi que les Sauvages élevaient leurs enfants.

« D’où venez-vous ? » demanda Mojag sans le regarder, tout en passant la lame de son coutelas dans une flamme, longuement.

« Elles ne marchent pas vite, il y a presque une lune que nous avons quitté l’endroit où elles étaient retenues par les Visages Pâles. »

Je le dévisageai, les yeux arrondis de stupeur, avant de baisser les yeux précipitamment : je n’étais pas vraiment au fait des coutumes Sauvages, j’ignorais notamment si je pouvais parler à ces inconnus, ou si ce serait considéré comme impoli. Est-ce que Mojag devait nous présenter ? L’urgence de la situation des enfants avait-elle fait oublier tout protocole ? Ou bien est-ce que chacun pouvait parler comme il l’entendait ? Dans le doute, je préférais me taire.

Mais je venais de comprendre d’où venaient les enfants : elles sortaient d’un orphelinat. Leurs coiffures, leurs robes… j’avais portés les mêmes, à peine moins laides, quelques années plus tôt… Mais on m’avait donné des sabots, à moi. Je n’avais jamais marché pieds nus, cela aurait été de la pire inconvenance.

J’écrasais mes plantes et mes racines dans une large coquille à l’aide d’un galet rond, sans dire un mot mais en tendant l’oreille pour ne rien rater de ce qu’ils se disaient. Pourtant, à part ces quelques phrases, ils restèrent silencieux, à l’exception de quelques indications sur les soins qu’ils prodiguaient aux pauvres petits pieds.

Lorsque l’eau fut frémissante, je plongeai dedans le petit bol pour le remplir, et y jetai quelques pincées d’écorce de saule, avant de le poser sur le côté pour le laisser infuser. Du coin de l’œil, je vis Mojag et son coutelas s’approcher du pied de la première fillette, pied que Tétras semblait maintenir fermement. Et avant que j’aie pu dire un mot, poser une question, la pointe de la lame s’enfonça sous le pied rouge et gonflé, perçant un abcès qui laissa échapper un liquide jaune et nauséabond. Je regardai le pus s’écouler sur un large morceau de cuir recouvert de cendres et de feuilles mortes, de mousse, qui absorbèrent le liquide. A la fois fascinée et dégoutée, je les regardai percer et vider les abcès aux pieds des fillettes : par trois fois Mojag passa sa lame dans la flamme pour la désinfecter, par trois fois des cris de douleurs emplirent l’air. Au premier cri, j’entendis comme un écho dans la forêt, et Polatouche quitta le feu pour s’enfoncer dans le sous-bois, sans un mot pour ses camarades. Qu’avait-il vu ? Entendu ? Qu’est-ce qui allait encore nous tomber dessus ?

Nous qui avions été les plus discrets possibles, depuis bientôt deux lunes que nous étions installés dans la clairière, voilà que ces inconnus allaient alerter toute la région…

Mojag tendit la main vers la coquille où je pilais le baume désinfectant, et je regardai Tétras appliquer la pommade sur les blessures curées, avant d’envelopper les pieds ainsi pansés dans des morceaux de peau. Après quoi, ils firent boire aux fillettes quelques gorgées de la décoction d’écorce de saule. Puis je les recouvris d’une autre couverture prise dans notre abri. Agenouillée à leur tête, j’avais envie de les bercer pour les réconforter. Mojag et Tétras étaient tournés vers la forêt, et je suivis leur regard : Polatouche revenait, suivi de trois autres fillettes, pas mieux vêtues ni coiffées que les deux blessées. La plus âgée avait peut-être dix ans, et portait sur son dos une toute petite qui cachait son visage dans son cou. La dernière marchait seule.

J’échangeai un regard avec Mojag, et je sentis qu’il pensait comme moi : combien y en avait-il encore comme ça ? Je me levai en les regardant avancer vers nous, hésitant quant à la marche à suivre. Les guerriers gardaient le silence et cela commençait à me mettre mal à l’aise. Mojag n’était pas un grand bavard mais il ne se taisait jamais aussi longtemps habituellement. Pourquoi ne disait-il rien ? Ne faisait-il pas confiance à ces hommes ? Je n’osais pas prendre la parole, de peur qu’ils s’étonnent de ma façon de parler. De peur aussi de commettre un impair. Était-il correct que j’adresse la parole à ces inconnus ? Mojag devait-il le faire le premier, en tant que chef de notre famille ? Ou bien était-ce moi, l’hôtesse des lieux ? Il m’avait dit que les femmes étaient bien considérées chez les siens, non pas supérieures aux hommes mais leurs égales. Que si chacun avait en général un rôle défini en fonction de son genre, il n’était pas infâmant pour un homme de s’occuper de ses enfants, ni inconvenant pour une femme de chasser ou de prendre des décisions importantes pour la communauté. J’étais perdue, et je mesurais bien l’étendue de mes lacunes, que j’allais devoir combler de toute urgence, avant de pouvoir seulement songer à quitter la forêt pour retrouver son village.

Je me repliai dans notre caverne, j’avais besoin de quelques instants pour reprendre mes esprits. Besoin de manger quelque chose, aussi. Nous n’avions rien avalé depuis la veille, et toutes ces émotions au saut du lit me retournaient l’estomac, de même que la vue des blessures. Si je ne voulais pas vomir sur les mocassins de l’un de ces inconnus, il fallait que je mange. Et les fillettes, maigres comme elles étaient, en avaient bien besoin aussi. Les guerriers ne refuseraient sans doute pas un repas, eux non plus. Voilà ce que j’allais faire.

Je tirai de mon sac, pendu à une longue perche calée entre deux anfractuosités de la roche et sur laquelle nous suspendions la plupart de nos possessions, la viande cuite la veille et que j’avais enveloppée dans une peau souple. Lorsque je la déballai, près du feu, j’entendis un discret soupir à ma gauche, là où s’étaient assises les trois fillettes qui venaient d’arriver, et qui n’avaient pas prononcé un mot. Mojag m’approuva d’un battement de cils, et je coupai de belles tranches de viande froide, que je proposai aux enfants, puis aux guerriers. Il fit passer notre second bol rempli d’eau fraiche. Le jeune Aigle sortit de son sac des galettes de maïs, Tétras des baies séchées, et Polatouche des boulettes que je reconnus comme étant du pemmican, bien que Mojag m’en ait seulement parlé. Et si la description – un mélange de graisse, de graines, de baies et de viande séchée et pilée – ne donnait pas tellement envie à première vue, le résultat était très bon. Manger me fit du bien, mais le silence était assourdissant, seulement entrecoupé par les gémissements des deux petites blessées.

Une fois rassasiée, je coupai d’autres morceaux de viande, plus fins, que je laissai glisser dans le grand bol d’eau toujours sur le feu. J’y ajoutait un peu de graisse et des baies que Tétras me tendit. Cela ferait un bouillon nourrissant pour les enfants, lorsqu’elles iraient mieux. Avec peut-être des galettes de maïs, s’il en restait.

Ils soignèrent ensuite les fillettes que Polatouche venait de ramener : quoique moins blessées elles marchaient avec précaution pour ménager leurs pieds griffés, égratignés.

Le soleil était à présent haut dans le ciel, et Mojag n’était pas allé relever ses pièges. Il ne semblait pas disposé à s’éloigner en me laissant seule avec les inconnus, mais il fallait bien faire le tour des collets posés la veille, pour ne pas gâcher la viande si un animal y était pris. Je connaissais le chemin, puisque je l’accompagnais régulièrement, et notamment ces deux derniers jours. Et puis, cela me ferait du bien de m’éloigner un peu. Mojag me suivit du regard lorsque je me levai et me dirigeai vers notre abri. Je me couvris de ma cape de renard blanc, il ferait plus frais à l’ombre des bois, je glissai un grand couteau dans ma ceinture, et une pelote de ficelle dans ma poche. Lorsque je ressortis, Mojag fronça les sourcils un instant, puis m’adressa un sourire-éclair, que je pris comme un accord. Sans un regard pour les autres, je m’éloignai en suivant le sentier que nous avions tracé depuis les semaines que nous vivions ici, et je pénétrai bientôt dans le sous-bois qui me parut réconfortant après la matinée que nous venions de passer.

Me repérant à un arbre mort, puis à ce bosquet de noisetiers après lequel il fallait bifurquer à gauche, jusqu’à la butte qui indiquait l’endroit où je devais aller vers la droite, je suivis le chemin invisible qui était le nôtre depuis quelques temps. Le premier collet était vide, je n’y touchai pas : nous aurions peut-être plus de chance demain. Au second s’était pris un lièvre plutôt grassouillet pour la saison, je le détachai après avoir vérifié qu’il était bien mort, étranglé, et remis en place le collet, ajustant la boucle dans la trajectoire suivie par les animaux au pied de l’arbre. Je passai ainsi en revue chacun des pièges posés la veille, et revins à la clairière avec un lièvre, un lapin, et une poule faisane. Bonne chasse, mais je doutais que cela suffise à nourrir tous nos invités… Heureusement qu’il nous restait de la viande d’un élan que Mojag avait tué une demi-lune auparavant, et dont nous avions fait fumer plusieurs quartiers.

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