Chapitre 17

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En passant la porte de la maison de bois, assez haute et plutôt lumineuse, je ne pus m’empêcher de lever les yeux vers le toit : un large trou y avait été ménagé, pour laisser sortir la fumée du feu qui brulait au milieu de la pièce, et laisser entrer la lumière du soleil. Tout autour, contre les murs, étaient construites des sortes de plateformes, certaines séparées par des cloisons : des peaux, cousues et tendues sur des cadres de bois. Quelques-unes de ces estrades étaient couvertes de fourrures, c’étaient manifestement des lits, d’autres semblaient servir de stockage pour des outils, des matériaux, de la nourriture. On nous débarrassa de nos bagages, qu’on posa sur une plateforme libre, et on nous invita à nous asseoir au plus près du feu. Je me glissai près de Mojag, les trois guerriers s’installèrent non loin, et les fillettes s’entassèrent entre eux et nous. La toute petite se colla contre moi, se glissant sous mon bras. Oswahne promenait autour d’elle un regard de bête traquée qui cherche la sortie. Les trois dernières étaient serrées les unes contre les autres comme des oisillons dans leur nid.

La vieille femme nous fit passer des bols d’eau fraiche, qu’elle remplit plusieurs fois pour que nous puissions tous étancher notre soif.

« Je suis Utadabun, Etoile du matin, la guérisseuse de ce village. » nous dit-elle d’une voix douce. « Vous devez avoir faim. »

Le mot magique avait été prononcé, je devinai les yeux brillants des fillettes près de moi. Des galettes de maïs circulèrent, des tranches de viande froide, ainsi que des fruits frais. La vieille nous regardait manger, son sourire bienveillant ne la quittait pas. Elle avait les yeux perçants, comme si elle pouvait lire en nous, comprendre qui nous étions et ce que nous avions dans le cœur, rien qu’en nous regardant. Et pourtant, cela ne me mettait pas mal à l’aise.

Lorsqu’elle fut certaine que nous avions tous mangé et bu tout notre content, elle regarda Maikan :

« Raconte-moi.

_ Nous sommes partis, comme tu le sais Utadabun, à la recherche de ma sœur. » Elle hocha la tête en silence. « Sur notre chemin, nous avons trouvé désolation, traces de combats et d’incendies. Lorsque nous avons finalement atteint le village où elle vivait, nous avions été rejoints par d’autres bandes de guerriers. Certains étaient sur le sentier de la guerre, décidés à bouter les Visages-Pâles hors des terres de nos ancêtres. D’autres, comme nous, cherchaient des êtres chers. J’ai appris la mort de ma sœur et du Visage-Pâle qu’elle avait épousé. J’ai appris aussi que leur fille avait été emmenée par des femmes blanches, avec d’autres fillettes. Certaines n’avaient plus de parents, mais beaucoup, la plupart, avaient été volées à leurs parents. Ces femmes prenaient les enfants à leurs mères pour les enfermer toutes ensemble et les élever à la façon des Visages-Pâles. Pour ‘tuer le Sauvage dans l’enfant’. »

Un murmure scandalisé se fit entendre, et à ce moment seulement je pris conscience que de nombreuses personnes étaient entrées à notre suite, et écoutaient à présent le récit de Maikan.

« J’ai retrouvé la fille de ma sœur, la voici. Quiconque a connu sa mère peut la reconnaitre. » Un autre murmure, cette fois approbateur, s’éleva autour de nous, plutôt parmi les plus âgés. « Avec des guerriers d’autres villages, nous sommes restés plus d’une lune dans cet endroit, jusqu’à ce que toutes les fillettes soient reparties avec leur père. Seules quatre sont restées. Mingan et moi avons décidé de les ramener avec nous. Je sais qu’elles trouveront une famille dans ce village.

_ Tu as bien fait. » répondit simplement Utadabun, avant de demander : « Cet endroit… n’y avait-il que des filles ?

« Oui. Mais il semble que d’autres endroits comme celui-là existaient pour les garçons. Les enfants étaient mal traitées, mal nourries, mal vêtues. Sur le chemin du retour, qui fut très long, deux d’entre elles ont été blessées aux pieds et ne pouvaient plus marcher. C’est alors que nous avons rencontré Mojag et Léotie, qui nous ont accueillis, aidés. Et accompagnés jusqu’ici. »

La vieille se tourna alors vers nous : « Merci à tous deux. »

Mojag inclina le front et j’en fis autant. Le regard de la femme ne nous quittait pas, et elle demanda finalement : « De quel village venez-vous ? »

Ce que je craignais arrivait. Il nous fallait raconter notre histoire. Et devant tout le monde ! Mojag effleura ma main du bout des doigts, et prit la parole :

« Je suis né dans un village très éloigné d’ici, au-delà des montagnes, le long du Grand Fleuve. Léotie ignore d’où elle vient. Elle a été élevée chez les Visages-Pâles, d’abord dans une famille, puis par des femmes blanches. » Femmes blanches, c’est donc ainsi qu’ils nommaient les religieuses, en raison de la couleur de leurs robes sans doute… Même si certaines congrégations portaient des robes noires ou brunes. « Nous nous sommes unis il y a un an, et nous avons vécu près du fleuve, près des Visages-Pâles. Je lui ai appris à parler notre langue, qu’elle ignorait, et à chasser. Cet hiver, lorsque j’ai eu vent des mouvements qui animent notre peuple, nous avons quitté le fleuve pour nous enfoncer dans la forêt. Je préférais m’éloigner du village de mon père, où je craignais qu’on nous reçoive mal. Les nôtres ont souffert, si proches du rivage. Les Visages-Pâles ont apporté jusque dans les villages leur alcool, leurs armes, leurs maladies… Nous avons marché longtemps, et nous étions installés depuis un peu plus de deux lunes dans une clairière à quelques jours de marche d’ici, lorsque Maikan, Mingan et Sondakua ont croisé notre route avec les enfants. »

Voilà qui était drastiquement résumé. L’essentiel était dit, le reste n’était que détails. Ou secrets. La vieille hocha la tête en silence, puis regarda dans l’assistance, d’où se levèrent quelques personnes, hommes et femmes, plutôt âgés, assis jusque-là sur le bord d’une plateforme. Ils s’avancèrent pour venir s’asseoir autour du feu, en face de nous.

« Voici les membres du Conseil du Village. » nous dit-elle. « En leur nom, je vous souhaite la bienvenue parmi nous, et je vous remercie de l’aide apportée à nos guerriers. Vous êtes les bienvenus si vous souhaitez rester avec nous, pour quelques jours ou plusieurs lunes. »

J’inclinai la tête, comme j’avais vu Mojag le faire un peu plus tôt, pour la remercier et accepter. Puis elle s’adressa à la foule pressée autour de nous, d’une voix forte qui tranchait avec son apparence de vieille femme : « Des enfants ici ont besoin d’une famille ! Que celles d’entre vous qui désirent et sont en mesure d’adopter une fille se fassent connaitre ! »

Maikan, le premier, se leva. Elle lui adressa un regard entendu, ayant bien compris qu’il ne comptait pas abandonner à un autre le soin d’élever la fille de sa sœur. Il posa une main légère et rassurante sur l’épaule d’Oswahne, qui semblait perdue et cherchait mon regard. Je lui souris pour l’encourager.

Plusieurs femmes s’approchèrent.

Je commençais à fatiguer un peu, tant d’agitation après la fatigue de la marche, la chaleur qui régnait dans la maison, la tension et la concentration pour comprendre les paroles des uns et des autres… Mais je tenais à saisir tout ce qui se passait autour de moi, je ne voulais rien rater. La vieille conduisit les candidates à l’adoption devant le Conseil, et il y eut une rapide délibération. Une femme retourna se perdre dans la foule compacte, manifestement sa candidature venait d’être rejetée. Je ne vis pas son visage, mais elle ne dit rien, ne tenta pas d’argumenter. Je me dis que je pourrais toujours me faire expliquer les détails par Mojag. Après quelques instants, la vieille contourna le foyer, suivie de quatre femmes, et elles s’arrêtèrent devant les fillettes rassemblées sur le même banc. Elles se baissèrent pour se mettre à la hauteur des petites, et je vis les trois plus grandes leur jeter de petits regards à la fois timides et curieux. Les femmes, quant à elles, souriaient gentiment. Très rapidement, je vis les fillettes quitter leur banc pour aller se blottir dans les bras de leurs nouvelles mères. Seule la plus jeune n’avait pas bougé. Lorsque sa mère adoptive s’approcha, elle se rencogna plus encore contre moi. Je souris à la femme qui avait un visage doux et plein d’espoir, et détachai la petite de mon genou pour lui tendre. J’étais heureuse qu’elles trouvent dès ce soir leur nouvelle famille, elles avaient besoin de l’amour d’une mère, sans attendre ; et celle-ci plus encore que les autres du fait de son jeune âge. Mais elle se débattait et se mit à pleurer, à hurler. La femme se figea, indécise, et je ne savais comment réagir. Que devais-je faire ? Mon premier mouvement, si j’écoutais mon cœur, serait de reprendre l’enfant contre moi pour la rassurer, mais comment ce geste serait-il perçu par cette femme, par le village tout entier ? La petite décida pour moi et parvint à monter sur mes genoux. Avant que je puisse réagir, elle avait agrippé ma robe dans ses petits poings serrés, et enfoui son visage tout mouillé de larmes contre moi. Ses cris avaient cessé.

La femme et moi sommes restées à nous regarder, interdites. La vieille intervint alors :

« Cette enfant t’a adoptée, Léotie. Veux-tu, peux-tu l’adopter toi aussi ? »

Mojag posa la main sur mon bras et je le regardai, perdue. Son sourire était rassurant, il inclina un peu la tête. J’écarquillai les yeux : voulait-il vraiment que j’accepte ? C’était de la folie ! Je jetai un coup d’œil à la vieille qui me regardait, au Conseil de l’autre côté du feu, je sentis ma respiration s’affoler en comprenant que tout le monde attendait ma réponse.

« Adanahoe… » gémit la petite contre moi. Mère… Elle venait de m’appeler « Mère ». Alors, les yeux pleins de larmes, je la serrai contre moi, très fort, tout en me levant pour me placer près des autres mères adoptives, près de Maikan que son épouse était venue rejoindre. Mojag, toujours assis, me regardait avec tant d’amour dans les yeux que mon cœur me sembla prêt à exploser. Je berçai ma fille contre moi pour calmer ses larmes et les miennes, et manquai quelques phrases prononcées par la vieille. Paniquée, je regardai autour de moi, tentant de comprendre ce que j’avais raté.

Maikan annonça d’un voix forte et calme à la fois : « La fille de ma sœur est désormais ma fille. Elle se nomme Oswahne. »

Et toute l’assemblée répéta, d’une même voix : « Oswahne. »

Une autre femme prit la parole pour nommer sa fille Nadie, et à nouveau le village tout entier répéta après elle « Sage ». De la même façon, les deux fillettes aux pieds tout juste guéris furent baptisées Tiorakose, Eblouie Par Les Rayons Du Soleil, et Oneida : Impatiemment Attendue.

A ce moment, je compris que c’était à mon tour, qu’il me fallait donner un nom à la toute petite qui s’accrochait à moi. Mojag se leva et vint se placer à mes côtés, avant de dire d’une voix claire :

« Cette enfant est désormais notre fille, elle se nomme Mikona. »

L’assemblée répéta après lui « Petite Plume » puis l’atmosphère changea dans la maison, et l’attroupement prit un véritable air de fête. La vieille éleva à nouveau la voix pour inviter tout le monde à se retrouver à l’extérieur. La pièce se vida rapidement, et ne restèrent autour du feu que les fillettes et leurs nouvelles familles.

Après quelques mots qui m’échappèrent totalement, je sentis qu’on me guidait vers une plateforme où l’on me fit asseoir. Mikona ne m’avait pas lâchée et je craignais de desserrer mon étreinte, de peur qu’elle se remette à pleurer. Dans une sorte de rêve, je sentis Mojag s’agiter autour de moi, autour de nous, dérouler nos fourrures de couchage, m’ôter mes mocassins, m’allonger doucement dans les fourrures et m’enlacer en même temps que Mikona. Je fermai les yeux, rassurée par sa présence, et me laissai couler dans un nuage de bien-être.

Lorsque je repris conscience, le trou à fumée était obscur au-dessus du feu, Mikona s’agitait dans mes bras, et Mojag était assis près de moi, un bol de soupe à la main. Une délicieuse odeur s’en échappait, qui me réveilla tout à fait. Il sourit en me voyant ouvrir les yeux et me redresser :

« Tu vas bien, Léotie ?

_ Pardon d’avoir…

_ Ne t’excuse pas, Petite Fleur. Tu es fatiguée. Et il y a eu beaucoup d’émotions aujourd’hui. Tu avais besoin de dormir, et elle aussi. As-tu faim ? » Il me tendit un autre bol, avec une cuillère en bois. Un bol largement rempli.

« Je ne crois pas que je pourrai avaler tout cela, Mojag.

_ Toi seule, non. Mais Mikona a faim, elle aussi. » sourit-il. Effectivement, elle se redressait déjà, et tirait sur mon bras pour se rapprocher du bol. Je plongeai la cuillère dans la soupe, et l’approchai de mes lèvres pour en vérifier la température, avant de lui donner à manger. Il y avait dans ce bol un odorant bouillon de viande de cerf, dans lequel nageaient des morceaux de racines, notamment des carottes et des oignons, mais aussi de l’orge et du maïs. Je n’avais jamais mangé de soupe si goûteuse. « C’est de la sagamité. » me dit Mojag. « Ma mère en cuisinait aussi, mais sa recette était un peu différente… »

Une fois rassasiée, Mikona se blottit à nouveau contre moi, sans un mot, et bientôt son souffle régulier me fit comprendre qu’elle s’était rendormie. Je la regardai un moment, avant de lever les yeux vers Mojag, qui nous regardait toutes les deux.

« Merci d’avoir parlé, tout à l’heure. Tu as bien choisi son prénom, Mikona. C’est joli.

_ En réalité, c’est toi qui l’as choisi, ne te souviens-tu pas ? L’autre jour, tu m’as dit qu’elle était légère comme une plume… »

C’est vrai ! J’avais oublié cela. Je lui souris, touchée qu’il se souvienne de mes mots. Un peu inquiète, aussi : « Mojag, si… ce que tu crois est vrai…

_ Ne t’inquiète pas, Léotie. Demain tu parleras à Utadabun. Elle saura.

_ Mais si c’est vrai, comment élever deux enfants ?

_ Comme tous les parents, Léotie : nous apprendrons au fur et à mesure. D’autres parents pourront nous aider, nous conseiller. Les enfants nous apprendront à être leurs parents, et nous leur apprendrons à grandir. »

Ses mots, si beaux et si sages, me firent monter les larmes aux yeux, et il m’enlaça, posa ses lèvres sur ma tempe.

« Chhhh… Tu es fatiguée, Léotie. Ne pense pas à tout cela ce soir. Dors… Tu as besoin de te reposer. Dors, Petite Fleur, je veille sur toi, tu ne crains rien. »

Je le laissai me border avec Mikona, et il ne fallut pas longtemps pour que mes yeux se ferment. L’environnement inconnu, le rougeoiement des braises au milieu de la maison, les légers bruits provenant de dehors ou de dedans, le lendemain incertain, rien ne semblait pouvoir m’empêcher de dormir tant j’étais fatiguée.

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