Chapitre 18

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Au petit matin j’ouvris les yeux, tirée du sommeil par une discrète agitation : le village se réveillait. On devinait des voix à l’extérieur, une certaine activité, et dans la maison j’entendis la guérisseuse qui se levait, puis je la vis relancer le feu dans le foyer central. Je la regardai s’activer, Mojag immobile derrière moi et Mikona toujours endormie entre nous où elle s’était glissée pendant la nuit.

Je regardai Utadabun mettre de l’eau à bouillir sur le feu. Elle croisa mon regard et me sourit, alors je me glissai hors des couvertures. Je tâtonnai au sol à la recherche de mes mocassins que Mojag m’avait ôtés la veille ; ne les trouvant pas, je marchai pieds nus jusqu’au foyer où je saluai Utadabun dans un murmure.

« Bonjour à toi aussi, Léotie. As-tu bien dormi ? » s’enquit-elle.

Je lui assurai que oui. Je me sentais reposée, et mes angoisses de la veille s’étaient apaisées. Au moins pour un temps.

« Aimes-tu la mélisse ? » me demanda-t-elle en désignant la poignée de feuilles vertes qu’elle venait de jeter dans l’eau chaude pour les faire infuser. Je hochai la tête pour accepter la tisane qu’elle me proposait, tout en cherchant dans mes souvenirs les propriétés de la mélisse. Il me semblait que c’était une plante apaisante, et aussi qu’elle calmait les maux d’estomac. Vu mon état de nervosité, cela ne pourrait pas me faire de mal. Était-ce un hasard, si Utadabun me proposait cette infusion ? Ou bien avait-elle deviné que je me sentais angoissée ? Avait-elle entendu ma conversation avec Mojag avant de nous endormir ? J’ignorais même si elle était présente dans la maison à ce moment-là, tellement mes souvenirs étaient flous…

« Assieds-toi, petite. » dit-elle doucement en me tendant un bol de mélisse. Sa gentillesse et le petit nom qu’elle me donna me firent monter les larmes aux yeux, et je m’assis devant le feu. Elle s’installa près de moi, et je portai mon bol à mes lèvres pour me donner une contenance. La boisson était chaude à point, infusée juste ce qu’il fallait. Pourtant, mon estomac sembla se rebeller. Utadabun me dévisageait sans détour, mais son regard n’était pas intrusif, plutôt attentif. Elle lisait en moi.

« Nous aurons des choses à nous dire... » fit-elle un peu mystérieusement, avant que Mojag ne remue dans le lit non loin de nous. Mikona se réveillait elle aussi, et je me tournai vers eux pour les voir s’asseoir au milieu des fourrures. Mon époux déjà alerte, me cherchant du regard pour vérifier que j’allais bien – je le rassurai d’un sourire – notre fille adoptive l’air un peu perdue, frottant ses yeux encore collés de sommeil et cherchant elle aussi ma présence.

« Viens, Mikona… » l’appelai-je doucement en lui tendant les bras. Elle sourit et descendit de la plateforme pour venir se blottir contre moi, avec une confiance qui m’émut aux larmes une fois de plus. Utadabun lui tendait déjà son repas du matin, et bientôt Mojag aussi fut près de nous, en train de manger. Il l’aidait à couper sa galette de maïs en petits morceaux plus faciles à mâcher, vérifiait que j’allais bien et que je gardais ma tisane, cherchait sur mon visage des traces de fatigue ou de tourment. Il trouva sans doute les deux, car je reconnus l’air inquiet qui était le sien depuis quelques jours.

« Utadabun, je crois… que Léotie aurait besoin de parler avec une femme. » commença-t-il, un peu maladroitement, comme gêné d’aborder le sujet. Elle lui sourit :

« Nous parlerons lorsque tu seras sorti avec votre fille, Mojag. Il y a de l’ouvrage aujourd’hui : une fête aura lieu ce soir, pour célébrer le retour de nos guerriers et l’arrivée de nouvelles filles pour le village. »

Poliment mis à la porte de la maison, Mojag avala ce qui lui restait dans les mains, la remercia pour le repas, et se leva en soulevant Mikona. Je vis le visage de cette dernière se chiffonner, ses yeux se mettre à briller de larmes, et je me penchais déjà pour la prendre, quand Utadabun posa la main sur mon bras pour m’en empêcher. Elle s’adressa à la petite, d’une voix à la fois douce et ferme :

« Va avec ton père, Mikona. Vous allez vous promener, pendant que ta mère et moi restons ici. Tu reviendras tout à l’heure, et il y aura de nouveau à manger. »

Je vis l’enfant se résigner – avait-elle vraiment tout compris ? - et mon cœur se serra un peu en la voyant partir avec Mojag. Cela n’échappa pas à la vieille, qui me sourit à nouveau : « Ils ont besoin d’apprendre à se connaitre, eux aussi. »

C’était vrai, et je respirai un peu mieux, la culpabilité de me débarrasser d’elle dès le premier matin s’estompa.

« Veux-tu rester ici, ou bien préfères-tu aller marcher un peu ? » me demanda-t-elle ensuite.

« Je crois que marcher me ferait du bien. » réalisai-je alors. Elle se leva, tout m’assurant que nous pourrions parler en toute tranquillité. J’enfilai mes mocassins et nouai ma ceinture autour de ma taille pendant qu’elle prenait un panier sur une plateforme toute proche. En émergeant de la maison, je fus un peu surprise par la luminosité qui régnait au-dehors. Utadabun se dirigea d’un pas tranquille vers un sentier qui s’éloignait du village, s’enfonçant dans le sous-bois. Des enfants jouaient un peu plus loin, certains vinrent nous saluer mais elle les renvoya gentiment à leurs occupations. Je la suivais en silence, l’écoutant me parler du village, des guerriers qui étaient partis chasser dès le lever du soleil, de leurs épouses qui projetaient de cuisiner un banquet en l’honneur des familles qui venaient de s’agrandir… De temps en temps, elle se baissait ou s’écartait du sentier, pour cueillir une plante, un fruit, quelques baies. Je la suivais en m’imprégnant de tout ce qu’elle m’apprenait, nous éloignant lentement du village. Puis, alors que je ne m’y attendais plus, elle darda sur moi son regard perçant pour me demander : « Tu voulais me parler, Léotie ?

_ Oui, je… » Je déglutis difficilement, cherchant comment aborder ce sujet qui me semblait intime. « En parlant de famille qui s’agrandit… est-il possible que je sois… »

Elle me regardait toujours, et je mordillai mes lèvres nerveusement, n’allait-elle pas m’aider ? Elle avait pourtant bien compris ?

« Je n’ai pas saigné depuis bientôt deux lunes… » murmurai-je finalement.

« Hum… es-tu souvent malade le matin ?

_ Non, pas souvent. C'est arrivé trois au quatre fois, peut-être.

_ Hum… te sens-tu fatiguée ? Bouleversée ?

_ Parfois, oui…

_ Hum… » fit-elle encore. Elle me posa d’autres questions sur la façon sont je me sentais, auxquelles j’eus bien du mal à répondre : ce n’est que très récemment que j’avais appris à écouter mon corps et ce qu’il me disait. Avant cela, bâillonnée par mon éducation puritaine, j’avais mis à distance toutes les sensations, les ressentis, les perceptions. Il avait fallu que Mojag m’apprenne à écouter la forêt, à sentir et goûter l’air, à ressentir le vent et le soleil sur ma peau, dans mes cheveux, sur mon visage, pour que je me rende compte que mon corps avait des choses à me dire. Et il m’était encore, bien souvent, difficile d’interpréter toutes ces informations. Pourtant, avec ses questions précises, qui me mirent parfois mal à l’aise, Utadabun me fit prendre conscience des changements qui, effectivement, avaient lieu en moi.

Finalement, elle s’arrêta de marcher pour me dire : « Je pense moi aussi que tu attends un enfant, Léotie. Tu ne pourras en être certaine que lorsque tu n’auras pas saigné pendant trois lunes de suite, mais il y a déjà des signes. Tu dois écouter ton corps et ses besoins : si tu es fatiguée, dors. Si tu as faim, mange. Mais pas trop toutefois. Si tu as mal, arrête ce que tu fais.

_ Mal ?

_ Au ventre, ou au dos. Les enfants sont bien accrochés dans le ventre de leur mère, mais des travaux de force peuvent les secouer… Tu devras prendre garde à ce que Mikona ne te donne pas de coups dans le ventre en dormant contre toi. Et ton époux devra se montrer doux avec toi. » termina-t-elle, achevant de me faire rougir lorsque je compris qu’elle faisait allusion à nos moments d’intimité sous les fourrures. Pourtant, je me sentis un peu froissée qu’elle ose le suspecter de me violenter, et je protestai : « Mojag est toujours doux ! »

Elle sourit, comme amusée par ma réponse, et me tapota le bras avant de reprendre son chemin.

A notre retour au village, Mikona s’échappa du groupe d’enfants avec lesquels elle jouait, et vint se jeter dans mes jambes. Je la soulevai, et l’installai sur ma hanche :

« Où est ton père, ma chérie ? »

Elle se retourna dans mes bras, tendit son petit doigt dans une direction que je suivis du regard. En effet, Mojag était là, avec d’autres hommes, préparant un cerf pour le faire rôtir sur le feu qui serait bientôt allumé dans la fosse tapissée de pierres noires de suie. La petite se tortilla dans mes bras pour que je la repose à terre, et sitôt libre elle courut de toutes ses petites jambes vers les enfants qui reprirent leurs jeux avec elle. Je reconnus Nadie et Oneida dans le groupe, et souris, contente qu’elles semblent déjà s’épanouir au contact d’autres enfants. Je me demandai toutefois où étaient Tiorakose et Oswahne, que je ne voyais nulle part.

Au milieu du jour, Utadabun me proposa un bol de bouillon que j’acceptai, mais je fus surprise que nous n’attendions pas Mojag et Mikona.

« Ils trouveront à manger dehors, ou bien ils rentreront ici s’ils ont faim. » me rassura-t-elle.

Quelle drôle d’organisation ! J’étais étonnée de voir que chaque femme ne cuisinait pas pour sa famille, mais que les repas semblaient préparés en commun, à l’extérieur quand le temps le permettait comme aujourd’hui, et surtout que chacun mangeait ce qu’il voulait, quand il voulait, où il voulait.

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