Chapitre 19

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En fin d’après-midi, je vis arriver Oswahne qui semblait un peu intimidée par la présence d’Utadabun. Elle tenait par la main ma fille, qui se frottait les yeux et pleurnichait.

« Mikona, fatiguée. Dormir ? » me dit-elle en cherchant un peu ses mots, mais avec une prononciation très correcte. Je la remerciai, et couchai la petite dans notre lit, où elle se roula en boule dans les fourrure.

« Tu vas bien, Oswahne ? » lui demandai-je ensuite. « Es-tu bien installée chez ton oncle ?

_ Oui. Beaucoup d’enfants. » précisa-t-elle. En effet, Maikan avait de grands enfants, et surtout de nombreux petits-enfants. Tous ses descendants vivaient avec lui et son épouse, dans la même habitation commune. Mojag entra à ce moment, et je fus heureuse de le voir, nous n’avions plus été séparés aussi longtemps depuis plusieurs lunes. Pourtant, Utadabun ne nous laissa pas nous retrouver, et me dit de la suivre, ajoutant quelque chose que je ne saisis pas.

Je jetai un regard de détresse à mon époux, ne comprenant pas ce qui se passait.

Il me sourit et caressa ma joue : « Va avec Utadabun, Léotie. Elle t’emmène à la hutte à suer. Tu verras, c’est comme un bain dans la vapeur, c’est très agréable. Je vais y aller moi aussi.

_ Allons-y ensemble, alors. » suggérai-je.

Il rit : « Non, Petite Fleur, tu vas avec les femmes, et moi avec les hommes.

_ Oh… mais… Mikona…

_ Elle dort. Et Oswahne pourrait rester avec elle, si cela te rassure ? Tu veux bien, Oswahne ? »

Il fut interrompu par Utadabun : « Non, Oswahne vient avec nous. Tu restes avec Mikona : les hommes ont leur tour après les femmes. »

J'étais perdue, et Mojag me caressa à nouveau la joue : « Ne t’inquiète pas, tout ira bien. Va avec Utadabun. »

Je me demandai ce qu’il appelait un bain de vapeur, est-ce que l’eau serait bouillante ? Lui qui s’était baigné dans le fleuve tant qu’il n’était pas gelé, et se frictionnait le corps avec de la neige le reste du temps, un bain aussi chaud n’aurait pas dû l’enthousiasmer autant…

Oswahne ne comprenait rien à ce qui se passait, elle non plus, et me jetait de petits regards craintifs. Je résolus donc de faire confiance à Mojag et Utadabun, et je suivis cette dernière en entrainant la fillette dans mon sillage. Traversant le village, nous avons marché jusqu’au lac. Je n’avais pas encore eu l’occasion d’aller jusque-là, et je vis qu’une petite maison, assez basse, était construite sur la rive.

En passant la porte, nous sommes arrivées dans une sorte de vestibule, où nous avons retiré nos robes et nos mocassins. Utadabun semblait très à l’aise, alors qu’Oswahne et moi avions plutôt envie de nous cacher. La guérisseuse nous fit entrer dans la deuxième pièce, où il faisait sombre et déjà très chaud. Au centre, se trouvait une petite fosse, dans laquelle étaient placés de gros galets, et d’où paraissait irradier la chaleur. Nous nous sommes assises au sol, bientôt rejointes par d’autres femmes. La mère adoptive d’Oswahne prit place à côté d’elle, et m’adressa un sourire de remerciement lorsqu’elle la vit qui s’accrochait à ma main. Je dois dire que je n’en menais pas large moi non plus, mais je ne pouvais pas me montrer effrayée devant elle. Je prenais donc sur moi pour me montrer courageuse, alors que je m’accrochais à sa main en réalité, moi aussi. Nous nous donnions mutuellement de la force.

Utadabun prononça quelques phrases qui ressemblaient à un rite, parlant des Esprits, puis l’une des femmes lança sur les pierres brulantes un peu d’eau qui s’évapora aussitôt et fit encore monter la température dans la hutte. J’avais chaud, vraiment très chaud, je n’avais jamais eu aussi chaud. Je sentais la sueur couler le long de mon corps, perler sur ma lèvre supérieure, dégouliner le long de mes bras, de mon ventre… A côté de moi, Oswahne s’agitait un peu, mal à l’aise. Sa mère adoptive posa une main sur son bras libre et murmura : « Doucement, ma fille, laisse la chaleur faire son office. » Je ne sais si elle comprit les mots, mais elle s’apaisa un peu.

Utadabun prit alors la parole, à mi-voix, pour dire : « La chaleur nous fait transpirer. La sueur va laver notre corps et notre esprit. Profitez… »

Je fermai alors les yeux, et respirai lentement. Laver le corps et l’esprit. C’était une coutume dont Mojag ne m’avait jamais parlé, mais je me dis que cela pourrait me plaire. L’atmosphère était paisible, et me rappela un peu le calme qui pouvait régner dans une chapelle au moment de la prière. Je compris qu’il s’agissait, plus que d’un bain, d’un moment de spiritualité.

Au bout d’un long moment, les femmes se levèrent une à une et sortirent de la pièce ; nous avons suivi le mouvement, jusqu’à l’extérieur. Je jetai un coup d’œil autour de moi pour vérifier qu’aucun homme n’était présent, mais je n’avais pas de crainte à avoir à ce sujet ; Utadabun et Mojag me le confirmèrent par la suite. Nous avons plongé dans le lac, et la fraicheur de l’eau après la chaleur intense de la hutte me fit presque suffoquer, je claquais des dents et sentais ma peau se hérisser de chair de poule. Ensuite, nous sommes retournées dans la hutte pour rester à nouveau dans la chaleur. Quatre fois une femme jeta de l’eau sur les pierres, quatre fois nous plongeâmes dans le lac. Après notre dernier bain froid, qui dura plus longtemps, nous sommes retournées dans le vestibule pour nous rhabiller. Alors que je me dirigeais vers l’endroit où j’avais laissé mon pagne et ma robe, Utadabun me tendit un paquet que je dépliai pour y trouver une robe qui semblait neuve. Faite dans une peau fine et très douce, elle avait des manches courtes, et l’encolure était décorée de perles et de broderies multicolores.

« C’est pour toi. » confirma-t-elle lorsque je la consultai du regard. J’enfilai précautionneusement la robe, si fine qu’elle me parut fragile, et nouai à ma taille la ceinture assortie aux décorations de l’encolure.

« Elle te va bien. » dit à ma droite la tante d’Oswahne. Une autre femme, que je reconnus comme la mère adoptive d’Oneida, sourit derrière son épaule. La mère de Nadie et celle de Tiorakose étaient là également, et la dernière parla en leur nom à toutes : « Nous voulons te remercier pour avoir pris soin de nos filles, les avoir nourries et vêtues. »

Oswahne finissait d’enfiler une nouvelle robe elle aussi, et autrement plus soignée que celle que j’avais cousue en toute hâte pour elle. Je notai qu’elles n’étaient pas faites tout à fait de la même manière que celles que j’avais confectionnées sur le modèle de la première, offerte par Tehya. Il devait y avoir des modes différentes selon les villages.

Une fois toutes vêtues, nous nous sommes peignées et coiffées les unes les autres.

Alors que nous quittions la hutte, nos robes sales sous le bras, la mère de Nadie se présenta à moi :

« Je suis Alawa. J’ai une fille un peu plus âgée que la tienne, et des robes trop petites pour elle. Je peux t’en donner une ou deux, si elles te sont utiles.

_ C’est très gentil. Je veux bien. Et j’aimerais aussi apprendre à coudre et broder à votre façon.

_ Nous te montrerons. » promit-elle.

Je l’accompagnai jusque chez elle pour y prendre une robe qui aille à Mikona, puis je retrouvai Utadabun dans son habitation. Mojag était déjà parti rejoindre les hommes à la hutte à suer, c’était leur tour de l’occuper, et notre fille était réveillée. Utadabun me donna de l’eau dans un plat creusé dans une souche d’arbre, pour la laver avant de lui passer sa nouvelle robe. Je ne pouvais rien faire pour ses cheveux malheureusement, elle devrait attendre plusieurs lunes pour qu’ils soient suffisamment longs pour les tresser.

Une fois prêtes, nous sommes sorties retrouver les autres femmes, et aussi une partie des hommes qui n’étaient pas dans la hutte. Tous s’affairaient autour des différents foyers allumés, où cuisaient de la viande, des légumes et plusieurs sortes de soupes, ainsi que du pain bannok, posé à même les braises. Il y avait des plats débordant de galettes de maïs et de boulettes de pemmican, des paniers de fruits frais. C’était un véritable festin, dont les odeurs me donnèrent l’eau à la bouche. Je prêtai main forte pour la fin des préparatifs, pendant que Mikona retrouvait ses amis. Les enfants formaient une grande bande, courant et criant en tous sens, les grands prenant soin des petits, tous s’entraidant. Ils participaient aux tâches en fonction de leur âge et de leurs moyens. Parfois ils se séparaient en plusieurs groupes, suivant les activités que chacun désirait mener, pour mieux se retrouver ensuite. Les adultes veillaient sur eux de loin, prêts à intervenir si un conflit dégénérait, mais sans interférer dans leur petite société.

Lorsque les hommes arrivèrent en sortant de la hutte à suer, je vis Mojag venir vers moi. Lui aussi avait reçu des vêtements, et cela me parut étrange de le voir ressembler si fort aux hommes de ce village. Les franges sur sa veste étaient un peu différentes de celles de ses vêtements habituels, mais surtout la forme était différente et mettait en valeur ses épaules musclées. Il avait refait sa coiffure, rasé de près son crâne, égalisé sa crête, et une nouvelle plume était glissée dans sa courte tresse. Il était beau.

« Tout va bien, Léotie ? » me demanda-t-il en se glissant près de moi, effleurant mes reins d’une main douce.

« Oui. » souris-je. « Tu es beau. »

Il me regarda, surpris, avant de répondre : « Toi aussi tu es très belle, mon épouse. As-tu apprécié la hutte à suer ? »

Je lui assurai que oui, et il me demanda encore : « Où est notre fille ? » en regardant tout autour de nous. Elle arrivait justement, comme une poignée d’autres enfants parmi les plus jeunes, attirés sans doute par la promesse d’un bon repas. Mojag se baissa en la voyant s’approcher de nous, pour se mettre à sa hauteur. « Mais toi aussi tu as une belle robe, Mikona ! »

Le sourire et les yeux pétillants qu’elle affichait me rendirent heureuse. Mojag la cala sur sa hanche et me guida vers le foyer principal où le wapiti, rôti à point, venait d’être décroché de sa broche pour être découpé.

On nous servit une belle part de viande, juteuse, grasse et odorante, que nous avons accompagnée de légumes grillés. Alawa nous donna à chacun une sorte de gobelet fait dans la peau d’une petite courge séchée, dans lequel nous avons pu nous servir en soupe et en eau. Chacun avait le sien, adultes et enfants, certains le portaient attaché à leur ceinture lorsqu’il était vide. Je remarquai effectivement un petit trou sur le bord supérieur, dans lequel je pourrais passer un lacet. Cela serait très pratique de les suspendre pour les ranger.

Mojag me demanda comment s’était passée ma journée, nous avions eu si peu de temps pour parler, nous nous étions seulement croisés avant que je parte pour la hutte à suer. Lui était enchanté, il avait sympathisé avec plusieurs guerriers, une chasse était prévue pour les jours à venir, l’un devait l’aider bientôt à fabriquer un canot pour aller pêcher sur le lac. Il parlait tant qu’il en oubliait presque de manger :

« Cette région est magnifique et le lac regorge de poissons. Il faut que Mikona et toi appreniez à nager, je vous montrerai comment faire. J’ai hâte d’avoir ce nouveau canot, de voir comment ils les construisent ici. Cela va être intéressant de le faire avec Sondakua et son frère.

_ M’apprendras-tu à pagayer ? » demandai-je lorsqu’il m’en laissa le temps. Il parut étonné, mais sourit et promit que nous essaierions. J’avais de bons souvenirs de nos quelques voyages sur le fleuve, et notamment le jour de notre mariage. Comme elle me paraissait lointaine, cette époque où j’osais à peine le regarder ! Comme j’étais gauche et intimidée, alors…

« A quoi penses-tu, Léotie ?

_ Au jour de notre union. » répondis-je franchement. « Je me souviens comme j’étais craintive.

_ Tu n’es plus la même femme, Petite Fleur. Je préfère la Sauvage fière et courageuse que tu es aujourd’hui, à la petite souris grise et effacée que tu étais alors… »

En entendant ses mots, je réalisai que moi aussi, je me préférais aujourd’hui. La liberté de la vie dans la forêt, la simplicité des mœurs Sauvages, tout cela me convenait parfaitement.

Nous avons mangé, parfois debout, parfois assis, en petits groupes mouvants qui se faisaient et se défaisaient au gré des discussions. De très nombreuses personnes vinrent nous saluer, se présenter lorsque nous ne nous étions pas encore croisées. J’étais touchée par la gentillesse de ces gens, leur ouverture et leur caractère avenant. Puis, une fois chacun rassasié, la nourriture restante rangée à l’abri, nous nous sommes tous assis autour du foyer, et Utadabun conta une légende, puis d’autres Anciens après elle. Assise aux côtés de Mojag, Mikona blottie sur nos genoux, j’écoutai ces histoires qui m’étaient inconnues. Bercée par les voix et la lumière dansante des flammes, il me semblait rêver. L’instant était comme irréel, j’avais l’impression d’être sortie de mon corps et de survoler la scène. Je n’entendis pas la fin de la dernière légende, assoupie contre l’épaule de Mojag qui dut me secouer doucement pour me réveiller afin que nous regagnions notre lit.

Il coucha Mikona pendant que j’ôtais ma robe et mes mocassins, et nous nous sommes serrés l’un contre l’autre sous la fourrure.

« As-tu passé une bonne soirée ? » murmura-t-il à mon oreille.

« Oui. Les histoires étaient vraiment belles. Et le repas était délicieux.

_ C’est vrai.

_ Est-ce que nous devrons partir, Mojag ?

_ Partir, pourquoi ? Pour aller où ? » s’étonna-t-il.

« Dans ton village, comme tu le projetais.

_ Je ne crois pas que nous partirons avant la naissance de l’enfant, Léotie, ce ne serait pas prudent. Personne ne m’attend réellement, mon oncle est parti rejoindre les Esprits de ses ancêtres, ses enfants pensent que je vis avec les Visages-Pâles. Ma mère serait heureuse de nous revoir, mais son village est encore plus lointain, je n’y suis jamais allé. Si tu te trouves bien, nous resterons ici. »

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