Chapitre 20

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Le jour suivant, Alawa passa me voir dans la maison d’Utadabun, alors que je terminais de ranger le repas du matin et que la guérisseuse était partie en hâte, appelée par un enfant qui venait chercher de l’aide. Je n’avais pas saisi tous ses mots, prononcés trop rapidement.

« Bonjour Léotie. » me dit Alawa. « Cette robe va très bien à ta fille. » ajouta-t-elle en avisant Mikona qui venait d’enfiler ses petits mocassins et sortait de la maison pour aller retrouver ses amis.

« Oui, je te remercie infiniment.

_ Ne me remercie pas, c’est normal. » assura-t-elle, avant de reprendre : « Je venais te proposer de vous installer dans notre habitation, ton époux, votre fille et toi. Nous avons de la place pour une famille supplémentaire, et la maison d’Utadabun ne va sans doute pas être très calme dans les jours à venir. »

Je la regardai, un peu étonnée, et elle sourit : « N’as-tu pas entendu Nahele lorsqu’il est venu prévenir Utadabun ? Sa mère, Kiona, est sur le point d’accoucher. Son époux et Utadabun vont l’accompagner jusqu’ici, où elle donnera le jour à son enfant. Vous serez mieux chez nous, et cela ne fera que précipiter les choses, vous ne pouvez pas vivre indéfiniment ici… »

Je compris que la maison de la guérisseuse accueillait les malades, les blessés, les femmes en couche, Utadabun pouvait ainsi prendre soin d’eux et les veiller, et qu’il n’était pas habituel que d’autres personnes y vivent. Qu’on nous avait hébergés là le soir de notre arrivée, mais qu’il était prévu que nous déménagions très bientôt.

Mojag, qui venait de partir retrouver quelques guerriers pour aller chasser, revint à cet instant :

« Léotie… Ah ! Alawa, bonjour.

_ Bonjour Mojag, je proposais justement à Léotie que vous vous installiez avec nous. Waban t’en a peut-être parlé ?

_ Oui, il vient de le faire. Et j’ai entendu dire qu’Utadabun serait fort occupée aujourd’hui. »

Voilà une jolie façon de dire qu’elle allait aider une femme à mettre son enfant au monde !

« Nous acceptons avec joie, Alawa. Je vais aider Léotie à rassembler nos affaires. »

Il ne nous fallut pas bien longtemps pour regrouper nos quelques vêtements, nos sacs et le peu de vaisselle que nous possédions, et réunir nos fourrures de couchage en un gros ballot. Alawa nous donna un coup de main pour transporter le tout, et nous guida à travers le village jusqu’à son habitation. Sur le chemin, nous avons croisé Utadabun qui soutenait la femme prête à accoucher et l’aidait à marcher. Un guerrier, le père de l’enfant à naitre, la soutenait de l’autre côté, et quelques femmes les suivaient. La guérisseuse sourit en nous voyant ainsi chargés, et nous dit : « Je viendrai vous voir dès que j’aurai un moment. Prenez le temps de vous installer confortablement ! »

J’acquiesçai d’un sourire, comprenant bien qu’elle aurait d’autres chats à fouetter dans les heures à venir. Je n’avais jamais assisté à une naissance, mais on m’avait dit que cela pouvait être très long.

Des cris et des pleurs nous rattrapèrent quelques pas plus loin, et je reçus un petit boulet de canon dans mes jambes, qui manqua de me faire tomber.

« Adanahoe ! Adanahoe ! Addathy ! »

Mikona, en pleurs, s’accrochait à ma robe en m’appelant et en appelant Mojag, son père.

Je me baissai pour la serrer contre moi, la rassurer, mais il fallut un long moment pour qu’elle se calme. Je dus la porter, lui assurer plusieurs fois que nous ne partions pas sans elle. Et même lorsque je lui eus montré notre lit, expliqué que dorénavant nous dormirions là avec elle, comme nous avions dormi dans la maison d’Utadabun, elle refusa de me lâcher. Il ne fut pas aisé de nous installer sur la plateforme désignée par Alawa, avec Mikona qui tenait ma robe dans son petit poing serré, hoquetant encore un peu. Je finis par m’asseoir sur le bord de l’estrade, en la prenant sur mes genoux. Mojag s’installa près de moi pour qu’elle voie qu’il était présent lui aussi, et nous l’avons bercée un long moment. Je n’aurais pas cru qu’en si peu de temps, elle soit déjà autant attachée à nous, je n’aurais pas pensé qu’elle puisse craindre que nous l’abandonnions.

Je n’avais pas l’habitude des enfants, et cela me faisait un peu peur pour l’avenir : nous nous étions engagés à élever Mikona, et un autre enfant serait peut-être bientôt là. Comment allais-je faire pour devenir une bonne mère ? Mojag dut sentir mon état d’esprit, car je sentis sa main flatter mon dos en une lente caresse rassurante. Je tournai les yeux vers lui et plongeai dans son regard doux.

« Tu apprendras, Léotie, et moi aussi. Tu es déjà une bonne mère pour Mikona. »

Lorsque je me levai un peu plus tard, pour demander à Alawa si elle et les autres femmes avaient besoin d’aide, j’avais Mikona accrochée sur mon dos comme un bébé opossum sur le dos de sa mère. Elle ne me quitta pas jusqu’au repas de la mi-journée, quand d’autres enfants vinrent chercher à manger et l’entrainèrent avec eux en repartant. Elle se laissa emmener, mais reparut plusieurs fois par la suite, comme pour s’assurer que nous étions toujours là. Mojag et moi avions prévu que cela risquait d’arriver, et nous nous étions organisés pour que l’un de nous deux soit toujours dans la maison ou à proximité. J’aidais les femmes à tanner des peaux, et Mojag s’occupait à de menus travaux de réparation sur le toit et les murs, avec d’autres guerriers qui n’étaient pas partis chasser.

En fin de journée, Utadabun fit un passage éclair pour s’assurer que nous étions bien installés et me dire que je ne devais pas hésiter à venir la voir si j’avais des questions concernant mon état, puis elle retourna s’occuper de Kiona et de son fils qui venait de naitre. Mikona rentra peu après, avec Nadie et les autres enfants, attirés par l’odeur de la soupe qui mijotait sur le feu.

Après le repas du soir, que nous avons pris dans la maison car il pleuvait légèrement, assis les uns près des autres autour du foyer dans une atmosphère joyeuse, les mères ont couché leurs enfants. Les plus jeunes dormaient auprès de leurs parents, mais les grands s’étaient installés, tous ensemble, sur une plateforme qui semblait être la leur : je pus y voir quelques jouets, ce qui ressemblait à des poupées, des galets aux jolies couleurs dans un petit panier tressé, et autres menus trésors d’enfants. Mikona regarda ses amis aller se coucher, six ou huit garçons et filles entre quatre et dix ans environ. Une autre plateforme était l’univers des garçons plus âgés : il y avait des arcs et des carquois accrochées à la cloison, comme chez les adultes leurs pères rangeaient leurs propres armes. Il n’y avait pas de grandes filles dans cette habitation, par un hasard de la natalité, mais j’étais certaine que dans la maison voisine, chez Maikan et les siens, Oswahne partageait une plateforme avec ses cousines. Notre fille préféra se rouler en boule dans nos fourrures, elle avait encore besoin d’être rassurée par notre présence, et je dois dire qu’il me sembla doux de la voir s’endormir près de moi. Je pressentais déjà qu’un jour prochain, elle nous abandonnerait pour aller rejoindre ses amis, et je voulais profiter de ces moments qui ne dureraient que peu de temps.

Après le coucher des enfants, les adultes ont vaqué calmement à leurs occupations à la lueur douce du feu, avant de se coucher à leur tour, assez rapidement. Comme les autres, Mojag et moi nous sommes réfugiés sous nos couvertures. Il avait déplacé un peu Mikona pour qu’elle ne soit plus au milieu de notre lit, mais plutôt dans le fond, où elle ne risquerait pas de tomber dans son sommeil, et nous nous sommes blottis l’un contre l’autre. Les yeux fermés, je me sentais déjà glisser dans un engourdissement bienvenu, quand la main de Mojag le long de mes côtes me réveilla d’un coup : avait-il vraiment l’intention de me caresser, de me donner l’envie d’une étreinte avec lui ? Avec toutes les autres familles présentes autour de nous ? Je posai ma main sur la sienne pour l’empêcher de continuer. J’en avais envie, moi aussi, mais… j’étais inquiète et mal à l’aise à l’idée qu’on nous entende. Mojag n’insista pas, et me serra simplement dans ses bras, posant un petit baiser sur mon épaule avant de nicher son visage dans le creux de ma nuque.

Un peu plus tard, pourtant, de petits bruits se firent entendre dans la pénombre de la grande maison. Je crus un instant que c’était un enfant qui rêvait, mais les bruissements répétitifs de fourrures et les soupirs me firent comprendre qu’un peu plus loin, sur une autre plateforme, un couple s’aimait. Personne ne sembla s’en étonner, et je sentis seulement contre mon dos l’envie de Mojag se faire plus physique. Le sommeil eut du mal à venir.

Le lendemain matin, Mojag me proposa de venir avec lui marcher au bord du lac : il y avait des baies que nous pourrions cueillir dans les buissons, des plantes ou des racines à récolter. Mikona resta au village, sous la surveillance d’Oswahne et des autres mères et sœurs ainées. Nous sommes partis avec un panier et nos couteaux. J’étais contente de trouver ce moment pour être un peu seule avec lui : cela n’était plus arrivé depuis bien longtemps, et après ces lunes passées seuls dans la forêt, je trouvais parfois cela un peu difficile, d’être toujours entourés d’autant de monde. Les gens pourtant n'étaient pas envahissants, chaque couple avait son espace dans la grande habitation, les conversations se menaient à mi-voix pour ne pas déranger les voisins, et l’on tentait de ne pas écouter ce qui se disait lorsque cela ne nous était pas directement adressé, mais c’était tellement différent des maisons des Visages-Pâles, où l’on vivait à plusieurs lieues de ses voisins les plus proches ! Même dans les villages, chaque famille avait sa propre maison, les plus grandes étaient composées de plusieurs pièces, ainsi chacun pouvait avoir son intimité. J’allais devoir m’habituer à une certaine forme de promiscuité. Si cela ne m’avait pas dérangée au couvent, lorsque j’occupais un petit lit étroit dans un dortoir en compagnie d’autres orphelines, maintenant que j’étais une femme mariée cela me perturbait un peu.

Mon époux marchait d’un pas souple et régulier, me désignant au passage des baies que je ne connaissais pas, des feuilles qui indiquaient la présence d’une racine comestible dans le sol… Nous remplissions doucement notre panier, mais ne parlions pas de choses importantes. Quel était l’intérêt de quitter le village, si c’était pour ne s’entretenir que de considérations triviales, dont nous aurions pu parler devant les autres ? Je décidai finalement de mettre les pieds dans le plat :

« Mojag, hier soir, cette nuit…

_ Oui, Léotie ? » Son air tranquille, presque trop calme, me fit comprendre qu’il attendait que j’aborde moi-même le sujet. Il était parfois aussi fin et rusé qu’un renard… Je m’arrêtai pour le regarder dans les yeux, et murmurai : « J’en avais envie moi aussi… »

Il posa le panier, et m’attira à l’ombre d’un gros arbre, dont le large tronc et les branches retombant en rideau jusqu’au sol nous cachaient à la vue de quiconque regarderait dans notre direction.

« Alors pourquoi m’avoir éconduit, Léotie ?

_ Je n’osais pas, avec tant de monde autour. » avouai-je simplement. J’espérais de tout cœur ne pas l’avoir blessé en arrêtant sa main, mais je savais aussi que Mojag était patient avec moi, et qu’il saurait me pardonner. Il ne répondit pas, me regardant toujours avec attention. Je me mordillai les lèvres avant de demander : « Est-ce que tu m’en veux ?

_ Bien sûr que non, Léotie. Te rappelles-tu ce que je t’ai dit, le soir de notre union ? Je ne te forcerai jamais. Tu as le droit de ne pas avoir envie, d’être fatiguée… ou de craindre d’être entendue. Je le comprends. Mais tu verras que nous n’avons pas à ce sujet autant de réserve que les Visages-Pâles qui en font un acte honteux. Les guerriers et leurs épouses s’aiment dans la nuit, quand les enfants sont endormis. Il n’y a aucun mal à cela, et si d’autres adultes les entendent ce n’est pas bien grave. Au pire, cela pourrait leur donner envie d’en faire autant… » termina-t-il avec de la malice dans la voix. Je rougis, parce que c’est bien cela qui m’était arrivé : entendre ce couple avait réveillé mon désir de lui.

Mon époux me caressait le visage en se penchant vers moi, et je levai les lèvres à sa rencontre, quémandant un baiser qu’il me donna. Un baiser long, lent et profond qui à nouveau embrasa tout mon corps. Je me serrai contre lui en répondant à son étreinte, il plaqua mon dos contre le tronc de l’arbre et bientôt je sentis sa main se glisser sous ma robe en la relevant un peu, écarter mon pagne pour me caresser. Si ma première idée fut de le repousser, en même temps je me rendis compte que je désirais plus que tout le laisser continuer. Si Mojag m’avait conduite ici, s’il se permettait ces caresses en plein jour, c’est qu’il était certain qu’on ne nous verrait pas. Et après la nuit frustrante que nous avions passée, après cette conversation qui venait de nous rappeler que nous n’avions pas partagé d’intimité depuis de trop nombreuses nuits, l’envie était trop forte pour le repousser. Du reste, c’est mon éducation puritaine qui me poussait à refuser, car au fond de moi je voulais lui rendre ses caresses. Je tirai un peu sur son pagne pour ménager un passage pour mes doigts, et laissai nos corps se retrouver. Là, debout contre cet arbre, en plein jour, dans la forêt qui nous protégeait et qui était notre monde.

« Doucement… Utadabun a dit… » ai-je eu le temps de balbutier, alors qu’il se collait à moi et relevait ma cuisse pour la poser sur sa hanche.

« Elle me l’a dit aussi, Léotie, n’aie crainte. » murmura-t-il contre ma bouche. Alors je m’accrochai à ses épaules, et fermai les yeux en laissant ma tête retomber en arrière contre le tronc dur et rugueux qui me soutenait.

Je me sentais à ma place, dans la forêt. Dans les bras de Mojag.

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