Bouillie de débris

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J’adore mes Moon Boots. Elles sont hyper douces et font de superbes empreintes de mammouth. Ça change de mes escarpins qui me stigmatisent en fille fragile et facile. Mon apparence a, certes, plus de concordance avec celle de Barbie qu'avec celle de Rocky ou de Marie Curie, mais ne signifie en aucun cas que je suis une poupée écervelée - objet plaisant à regarder - que l'on peut siffler et tripoter en toute impunité. De toute façon, peu importe le modèle de mes chaussures, je ne suis pas du genre à me laisser marcher sur les pieds ni à frôler les murs. J'ai toujours assumé pleinement ma féminité et n'ai jamais eu besoin de ressembler à un pit bull mal éduqué pour me faire respecter. Plus qu’une main de fer dans un gant de velours, je suis un pied de biche dans une botte de cow-boy. Mon côté dur à cuire est toutefois relatif, puisque je préfère les smoothies au whisky, passe beaucoup de temps dans mon bain moussant et opte pour des bottes chaudes et matelassées, quand il fait frisquet.

Hier, dès les premiers flocons, j’ai commencé à m’équiper, façon expédition en Antarctique tournant rapidement en mission Apollo 828, en voyant la terre se métamorphoser, à certains endroits, en sol lunaire, criblé de cratères. Comme j’aime être la première à fouler le manteau neigeux, je me hâtai de me préparer afin de sortir au plus vite faire des bonds au ralenti, engoncée dans ma combinaison de ski. Je pourrais passer des jours entiers à écouter la neige craquer sous mes pieds. Quand je marche sur cet amas de couches blanches, j’éprouve, instantanément, un sentiment de toute puissance. Il m’étonne toujours et me fait peur parfois. Rien ni personne ne peut alors m’arrêter. Tel un bulldozer déblayant un terrain, j’avance, imperturbable, en traçant mon chemin.

  • Avant de jouer à l’astronaute, spécialisé en BTP, j’avais téléphoné à Didier.
  • Un café entre amis, ça te dit ?
  • Pas le temps, ‘ suis overbooké. En plus, j’ai déjà un rendez-vous de calé.
  • Pas grave. lui avais-je répondu, un peu déçue.

Je n’étais pas désespérée au point de le supplier, mais ne m’attendais pas à un rejet. Je le trouvais même grossier. Je ne lui demandais qu’un minuscule petit quart d’heure, et monsieur me le refusait, la bouche en cœur.

Passablement énervée, je décidai, malgré tout, de profiter de la neige. De Gagarine, je me transformai soudain en un Godzilla prêt à tout casser. Avec une rage incontrôlable, j'enfonçai mes pas dans le tapis virginal. À la place des crissements, j’entendais des hurlements. Je ne voyais rien autour de moi, pas même les nouveaux habitants qui surgissaient et décoraient, çà et là, jardins et petits chemins. Certains étaient affublés d’un chapeau et d’une écharpe, d’autres arboraient une carotte à la place du nez et des bouts de bois à la place des bras.

Aveuglée par ma colère, j’arrivai, étonnée, au domicile de mon tortionnaire. Je faillis le massacrer en découvrant ce qu’il était en train de faire. Lui, censé être enseveli sous une avalanche de travail, achevait, tranquillement, la réalisation d’un bonhomme. Celui-ci était on ne peut plus minimaliste, pour ne pas dire louche, avec ses deux boules superposées, ses deux graviers pour les yeux et sa minable paille pour la bouche. Loin d’un Rodin, ma surprise fut néanmoins de taille.

De sa terrasse, Didier ne pouvait me voir ; moi, j’avais trouvé le parfait observatoire.

Lentement, il recula pour admirer son ouvrage. Il souriait en le contemplant. Ce sourire augmenta mon énervement. Ainsi, il préférait la compagnie de ce « bonzomme » sans vie à la mienne. Je me demandai s’il s’agissait de son mystérieux rencard. Pas très bavard et plutôt bizarre.

Satisfait, il consulta sa montre, puis quitta son ami, fraîchement fini, en lui lançant un dernier regard en guise d'au revoir. Quelques instants plus tard, je vis le nouveau Donatello à bord de son Picasso. Le chasse-neige venait de passer. Les routes étaient dégagées. Je me moquais de l’endroit où il se rendait. Il pouvait aller acheter une pizza, des chocolats ou une parka à son compagnon - qui passerait ses journées à l'attendre à la maison -, cela ne m’intéressait pas. Étrangement, j’étais attirée - presque hypnotisée - par ce dernier, qui aurait pu être élaboré par des grandes sections ou des CP.

Personne à l’horizon. Je m’approchai, sans arrière-pensée. De loin comme de près, le même constat : le bonhomme était laid. J’en avais déjà vu de plus joli ou, du moins, de plus abouti. Son côté dépouillé m’intriguait.

Machinalement, je touchai sa tête. Elle avait l’air d’être solidement ancrée. Je la poussai, histoire de vérifier. Elle résista. Je continuai. Elle commença à bouger. À la prochaine secousse, elle tomberait, sans nul doute. Quelque peu déconcertée, je stoppai net ce jeu qui devenait dangereux. Je ne voulais pas décapiter un bonhomme qui ne m’avait rien fait. Après tout, ce n’était pas lui qui avait décliné mon invitation en me mentant avec aplomb. Ce souvenir réveilla brusquement le monstre tapi en moi. De mes deux mains élégamment gantées, j’empoignai, violemment, l’innocente tête, la soulevai bien haut dans les airs avant de la jeter, avec force, à terre. Avec un rire sarcastique, je donnai des coups de pied dans la boule qui faisait office de corps, puis me mis à sauter à pieds joints sur l’informe tas de neige, encore et encore. J’exultai. Telle une bête sauvage, je m’étais jetée sur ma proie et ne la lâchais pas. Je n’avais prémédité aucune vengeance. Elle s’était présentée à moi. Soudain, prenant conscience de mes actes et comme revenant à la surface après une plongée dans ma noirceur intérieure, je cessai cet absurde et disproportionné déchaînement - fruit de ma fureur. En faisant un pas en arrière, je faillis laisser échapper un cri d’horreur. Devant moi s’étalaient les débris du feu bonhomme de neige, tombé du ciel, quelques heures plus tôt. Et, en plein milieu de l’atroce bouillie, on voyait, très distinctement, une grosse trace de pied : celle de mes Moon Boots adorées.

Honteuse de ce gâchis, je pris la fuite, non par peur des représailles, mais pour pouvoir, vite, tourner la page de ce ridicule et affreux carnage.

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