Lorsque le temps reprit son cours
Sur une île sans nom, égarée dans la brume, s’échouaient des fantômes à demi-effacés. Ces fantômes étaient des âmes qui n’avaient nulle part où aller. La plupart avaient été recrachées par les eaux noires, comme des algues phosphorescentes. Certaines avaient été déposées par un navire, qui accostait parfois sur le rivage silencieux. Toutes avaient été guidées par le vieux phare.
Le vieux phare, au sommet des falaises noires, veillait encore, malgré les siècles, les éons. Pourtant, les dieux l’avaient abandonné. Dans ce monde immobile et sans étoile, le phare en créait de nouvelles : ses rayons d’or perçaient les nuages pour scintiller sur les vagues comme des constellations. Certaines âmes – les plus vieilles – aimaient lire ou raconter des histoires à travers ces dessins mouvants. Ce n’était qu’ainsi qu’elles trompaient leur langueur éternelle. La lente berceuse de la mer spectrale ; les parfums de l’écume qui mourrait sur la roche ; la douce lueur des fantômes somnolents ; tout était semblable à un rêve sans fin.
Au fil du temps, un semblant de village s’était bâti. Sculptées dans la roche ou naissant d’un bois usé, des maisons habillaient les falaises. On aurait dit des champignons qui poussaient en équilibre au-dessus du vide. Çà et là, des arbres pâles et sans feuilles se mêlaient au paysage, eux aussi prêts à tomber à tout moment.
Parfois, un orage s’invitait. Ses éclairs dansaient avec le vieux phare ; son tonnerre riait des vagues confuses ; et ses vents, ses vents cruels, étaient invisibles comme l’ennui. Puis tout s’éteignait, et seuls les passages irréguliers du navire rompaient le quotidien. Jusqu’au jour où l’âme d’une enfant descendit du vaisseau.
À peine eut-elle foulé la roche que tout devint un jeu. L’enfant coursa les chats, grimpa aux arbres rachitiques, se cachait parfois pour surprendre les adultes. Elle habillait les murs de graffitis, grimaçait aux chats qu’elle ne parvenait pas à attraper, sautait sur place, courait en tous sens, se précipitait sans savoir où, se trémoussait à en donner le tournis aux spectateurs, inventait des mots sans queue ni tête, faisait sursauter les vieillards par ses rots tonitruants.
Lorsque qu’un orage passait par là, elle dansait avec ses éclairs, rigolait avec son tonnerre, se moquait des vents qui se cognaient sur la pierre. Et tout s’illuminait. Sans le savoir, elle avait remis en marche les aiguilles du temps.
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