Déclic 

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— …T’as bien choisi ta place.

Je le fixai, sans répondre. Un peu surpris qu’il se soit posé là, à ma table.

Il avait l’air étonnamment à l’aise pour quelqu’un qui n’avait clairement pas été invité.

Le silence s’installa entre nous. Pas un silence lourd ou gênant, mais un de ceux qu’on accepte sans y penser, bercé par le cliquetis des couverts, les pas au loin, et les chuchotements diffus autour.

Imperturbable, il découpa un morceau de viande encore saignante. Il l’enfourna avec une lenteur presque cérémonieuse, comme s’il était seul au monde. Même pas un regard dans ma direction.

Je le fixai sans un mot.

Il n’avait rien de particulièrement impressionnant. Rien qui crie danger.

Mais il dégageait quelque chose.

Un calme… compact. Presque trop.

Une forme de sérénité brute, comme si rien ni personne ne pouvait l’atteindre. Et c’était précisément ça qui dérangeait.

Puis il parla, sans me regarder, comme s’il savait déjà que j’étais là depuis le début qie je l'observait :

— Tu viens de Kaiseidai Academy, non ?

Je fronçai légèrement les sourcils. Un peu pris de court.

Il capta sûrement mon air flou, parce qu’il précisa aussitôt, en pointant vaguement mon torse :

— Je dis ça à cause de l’uniforme que tu portais.

Ahhh…

Évidemment.

J’aurais dû y penser. L’uniforme.

Celui que je portais à mon arrivée ici.

Kaiseidai Academy.

Une école prestigieuse. Très connue. Trop, même. Et dans certains endroits, ce nom suffit à faire tourner les têtes… ou à attirer des regards que j’aurais préféré éviter.

Même ici… cette école me suit. Comme une étiquette qu’on m’a collée sur le front, impossible à décoller. J’ai changé d’endroit, mais pas d’image. Les regards changent, les murs changent, mais pas ce que je traîne avec moi.

Je ne dis rien.

Il ne se formalisa pas de mon silence et continua tranquillement :

— Moi, je viens d’Inokashiwa High School. C’est pas très connu… Je doute que tu connaisses.

Inokashiwa High School ?

Le nom me disait vaguement quelque chose. Une école pas très bien cotée. Plutôt l’inverse de la mienne.

Mais elle avait une certaine réputation. Celle de former des élèves débrouillards.

Ceux qui n’attendent rien de personne, qui avancent avec ce qu’ils ont.

C’est ce que les rumeurs disaient, en tout cas.

Le garçon qui s’était installé à côté de moi sans invitation, parlait simplement.

Sans fierté mal placée, sans fausse modestie.

Je ne répondis rien. Pas par indifférence, mais parce que je ne savais tout simplement pas quoi dire. À vrai dire, je ne savais même pas si j’avais quelque chose à lui répondre. On venait de deux mondes trop différents. Comme si, quoi que je dise, ça ne franchirait jamais le gouffre entre lui et moi.

Il releva lentement la tête et m’adressa un regard en coin, accompagné d’un sourire discret— presque moqueur, comme s’il savait déjà quelque chose que j’ignorais.

— T’es pas très bavard, toi…

Il déposa sa fourchette, doucement, comme pour ne pas brusquer le moment. Puis, plus bas il continua:

— Moi, c’est Akira Masashi. Et toi ?

Il avait l’air tellement… naturel.

Pas comme ceux qui posent des questions pour juger ou comme ceux qui parlent juste pour meubler ou se donner un style.

Non, lui, il avait cette manière de s’adresser à toi… honnête. Presque chaleureuse.

Comme si t’existais vraiment, dans son monde à lui.

Il méritait pas que je reste fermé comme une porte.

Alors j’ai répondu. Simplement.

À voix basse, presque :

— Ryu Kazama.

Il sourit.

— C’est beau.

Je hochai la tête, un peu gêné. Je savais pas trop quoi dire de plus.

Un silence s’installa de nouveau.

Mais ce n’était pas un silence lourd. Juste… tranquille.

Il reprit son repas, toujours avec cette même nonchalance. Pas comme un glouton.

Non. Plutôt comme quelqu’un qui a appris à apprécier ce qu’il a. Même si c’est pas grand-chose.

Il relança la conversation quelques instants plus tard, sans me forcer :

— Tu manges pas ? T’as l’air tout pâle. Il me fit un petit sourire........ C’est vrai qu’on est pas chez nous, mais… s’alimenter, c’est un moyen de survivre, tu sais ?

Il n’avait pas tort.

Je baissai les yeux vers mon assiette.

La viande avait l’air bonne.

Je la découpai, prudemment, et en pris une bouchée.

C’était… tendre.

Un goût salé, juste comme il faut.

Relevé d’une épice que je connaissais pas.

Presque sucrée, à la fin.

J’en fus surpris.

— Pas mal, dis-je simplement.

Il hocha doucement la tête, sans me regarder, les yeux toujours fixés sur son assiette.

— Pour une personne de mon statut, je peux te dire que c’est un festin de roi, ça.

Je tournai la tête vers lui en reposant ma fourchette.

Y’avait un fond dans ses mots.

Un poids.

Un vécu que j’arrivais pas à cerner.

Il avait pas dit ça pour rigoler. Ni pour se plaindre au vu de son air sérieux.

Juste comme une vérité balancée avec naturel. Un truc qui, chez lui, sonnait sincère.

Il continua, comme s’il avait senti ma réflexion silencieuse :

— C’est le grand luxe ici. On a même nos chambres à part.

— C’est le minimum, soufflai-je.....S’ils veulent qu’on coopère, après nous avoir enlevés sans prévenir…

Il haussa les épaules, un sourire discret au coin des lèvres. Presque lumineux, en fait. Comme s’il acceptait la situation, à sa manière.

— Peut-être…Mais j’pense que c’est pas que pour le confort, dit-il en me regardant......J’crois que ces moments seuls, c’est fait pour qu’on réfléchisse.

Je restai un instant bloqué sur sa phrase.

Elle résonnait, mais sans écho clair.

Comme un mot de passe que j’avais pas encore déchiffré.

Je fronçai légèrement les sourcils, puis demandai :

— Réfléchir à quoi ?

Il me regarda longuement.

Ses yeux foncés avaient ce genre de calme étrange. Comme un puits dont on touche pas le fond.

Il me fixa un moment, comme pour peser ses mots. Puis il répondit, tout simplement :

— À ce qu’on fout là. À ce qu’on va devenir, je pense.

Je ne dis rien. Pas parce que j’avais rien à répondre.

Mais parce que… ouais. Ça tournait en boucle dans ma tête, depuis le début.

Et lui, il balançait ça comme si c’était déjà digéré. Comme s’il avait accepté cette nouvelle vie.

Je baissai les yeux sir mes genoux.

Ma tête commençait à me picoter à force de ressasser la même question, encore et encore.

Pourquoi moi ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?

Cherchant à fuir mes pensées, je me raccrochai à ce qu’il avait dit plus tôt. La mention de son école. Et, presque sans réfléchir, je l'interrogeai :

— Tu viens de Shibuya, alors ?

Il leva les yeux, surpris.

Peut-être parce que j’avais visé juste. Ou peut-être juste heureux que je lance la conversation .

— Ah, tu connais cette école miteuse, hein ? dit-il en baissant brièvement les yeux sur l’uniforme, pareil que le mien.

Il se redressa un peu.

Comme s’il reprenait vie d’un coup.

Une étincelle dans son regard.

— Ouais, je viens de Shibuya. Quartier ouvrier. C’est pas le plus reluisant, mais j’y avais mes repères.

Je hochai la tête.

Il parlait de son quartier comme on parle d’un vieux manteau : un peu râpé, un peu moche, mais familier. Et chaud.

Et le plus étrange ? C’est que je lui avais même pas demandé tout ça.

Peut-être que c’était une réponse qu’il avait l’habitude de donner.

Comme une carte de visite. Une manière de dire : Voilà d’où je viens. J’ai pas honte.

Puis il releva les yeux vers moi, un peu plus curieux :

— Et toi ? T’as grandi à Tokyo ?

Je hochai la tête.

— Ouais… enfin, je crois.

Il haussa un sourcil, intrigué.

— Tu crois ?

Je baissai les yeux, mâchoires un peu crispées.

J’aurais pas dû dire ça.

C’était sorti tout seul, comme un vieux réflexe.

Un truc flou que je traîne depuis toujours.

J’ai grandi quelque part, ouais… mais est-ce que j’ai vraiment vécu quelque part ?

J’étais sur le point de me perdre dans une errance mentale, quand une voix douce, presque fragile, se fit entendre dans le brouhaha du réfectoire. Elle n’était ni forte ni insistante, mais suffisamment distincte pour me ramener à la réalité.

— Bonsoir à tous.

Ma tête se tourna instinctivement, comme celle des autres.

Une fille venait d’apparaître à l’entrée de la salle.

— Je me nomme Reina Hoshikawa, annonça-t-elle en s’inclinant légèrement.

Elle ne devait pas avoir plus de vingt-deux, vingt-trois ans.

Cheveux châtains coupés courts, une jupe plissée noire qui tombait juste au-dessus des genoux, un chemisier blanc trop large pour elle, et des lunettes rondes qui glissaient lentement sur son nez.

Pas vraiment l’image qu’on se fait du staff d’une académie militaire…

Elle avait un air gentil. Presque trop doux pour un endroit comme celui-là.

Je balayai rapidement la pièce du regard. Les autres semblaient un peu surpris.

Peut-être par l’apparition soudaine d’une fille dans ce bunker austère, ou peut-être par le contraste brutal entre son apparence et l’ambiance du lieu.

Certains chuchotaient déjà, d’autres restaient calmes, comme s’ils s’attendaient à ce qu’elle annonce quelque chose d’important.

— J’espère que la nourriture est à votre goût, dit-elle en joignant les mains devant elle.....Je sais que votre arrivée a été brutale. Mais nous allons tout faire pour que votre adaptation se passe dans les meilleures conditions possibles.

Brutale… Ouais, c’était le mot.

Un gars au cheveux verts foncé au fond laissa échapper un petit rire sec. Mais Reina l’ignora complètement. Même pas un regard dans sa direction.

— Après le dîner, je vous invite tous à regagner vos chambres respectives pour vous reposer.

Après ces quelques mots, elle fit quelques pas vers la porte avec empressement.

Des pas discret, presque effacés.

Comme si sa présence elle-même n’était qu’un souffle à peine toléré.

Elle marchait comme si elle ne voulait déranger personne.

Comme si elle n’avait pas sa place ici… ou qu’elle en prenait juste assez pour qu’on l’accepte.

Pas d’assurance excessive. Pas de charisme qui déborde.

Et pourtant… si elle était ici, c’est qu’elle n’avait rien d’ordinaire.

Personne ne mettrait une fille ordinaire dans un endroit comme celui-là.

Alors quoi ? Elle cachait son jeu ?

Sur le point d’attraper la poignée de la porte, elle s’arrêta net.

Comme frappée par un oubli soudain, elle se ravisa et se retourna vers nous, l’air un peu pressé :

— Demain matin, une alarme automatique vous réveillera à une heure précise. Veuillez garder les uniformes que vous portez actuellement et vous rendre directement dans la salle d’entraînement.

Cela dit, elle repartit aussitôt.

Plus vite, plus discrète encore que la première fois.

Comme une ombre qui n’aurait jamais dû s’attarder.

Le silence retomba dans le réfectoire, comme si elle avait emporté sa voix avec elle.

Akira qui s’était affalé contre sa chaise, bras croisés derrière la tête, l’assiette vide devant lui brisa le silence:

— Waouh… elle est canon, lâcha-t-il, mi-blagueur, mi-sincère.

Je tournai lentement la tête vers lui.

Il avait dit ça avec ce ton un peu ambigu, qu’on connaît tous : à moitié ironique, à moitié vrai.

Le genre de remarque qu’on sort pour détendre l’atmosphère… mais qui reflète quand même un fond de pensée.

Je l’avais pris pour un mec posé, tranquille. Peut-être un peu réservé.

Mais visiblement, je m’étais fait des idées.

Je souris intérieurement. Comme quoi, le calme ne veut pas toujours dire sagesse.

— Et puis elle a un truc… continua-t-il. Elle parle doucement, mais tu sens qu’elle tient debout. C’est pas juste un discours appris par cœur.

Je haussai un sourcil.

Surpris de le voir aussi attentif.

Le genre de détails que peu de gens remarquent… surtout après une journée pareille.

— Ils ont bien choisi. Une fille comme elle, timide, douce… ça passe mieux. Ils savent qu’on est paumés.

Je baissai les yeux vers mon assiette. Les couverts étaient posés, oubliés, comme si mon corps avait zappé qu’il avait encore faim.

Je pouvais pas lui donner tort.

C’était trop bien pensé pour être innocent.

— Tout a l’air chronométré ici, soufflai-je, plus pour moi que pour lui.

Il répondit pas tout de suite.

Juste un léger hochement de tête, l’air de dire Ouais… tout est calculé.

Comme si on était les pions d’un jeu dont on connaissait même pas les règles.

Après ça, nous avons parlé de choses sans importance.

Du cadre, des bâtiments, du repas, du confort absurde d’un lieu censé nous retenir contre notre gré.

À un moment, je lui ai demandé s’il était le chef du groupe avec lequel il avait franchi les portes de la salle.

Il a souri, presque amusé, et m’a expliqué qu’il les avait rencontrés plus tôt, pendant l’attente dans le hall.

Leurs chambres étaient pas loin les unes des autres, alors ils avaient fini par marcher ensemble… puis venir manger. Simple, sans plan.

Akira avait ce don étrange pour alléger le réel.

Comme s’il filtrait tout ce bordel à travers un calme presque insouciant.

Il a dit trouver l’académie.

Un mélange chelou, mais tellement vrai.

Ce qui m’a surpris, c’est la facilité avec laquelle je parlais avec lui.

J’ai toujours eu du mal à laisser les autres entrer. Trop de pensées. Trop de murs.

Mais avec lui, les mots sortaient. Pas en cascade, pas dans la confiance totale.mais il sortaient cetait le plus inportant

C’était comme si ce type, que je connaissais à peine, avait trouvé une brèche dans mon armure.

Pas pour l’exploiter.

Juste… pour me saluer de l’intérieur.

*****************

Biiip. Biiip. Biiip.

Un bruit sec, répétitif, me tira brusquement du sommeil.

Biiip. Biiip. Biiip.

J’ouvris les yeux, le cœur battant trop vite pour une matinée normale.

Pas de voix rassurante ou de lumière douce. pour m’annoncer que tout allait bien.

Juste ce bip froid et insistant, qui résonnait comme un rappel brutal : ce que tu as vécu n’était pas un rêve.

Je restai allongé quelques secondes, les yeux plantés dans le plafond, à moitié vidé.

Ma première nuit ici…

J’avais mis un temps fou à trouver le sommeil.

Non pas à cause du lit — bien trop confortable pour un endroit censé te retenir —mais à cause de l’agitation dans ma tête.

Des souvenirs flous, des visages croisés, des voix éparses. Et cette sensation persistante d’être ici sans raison. Sans but. Sans avenir défini.

Je soupirai discrètement, puis me levai.

La chambre était aussi propre qu’à mon arrivée.

Comme si personne n’y avait dormi.

Je me traînai jusqu’à la salle de bain.

Sur le bord du lavabo, une brosse à dents neuve encore sous plastique.

Je la déballai, la rinçai, j’ajoutai le dentifrice que je trouvai et me brossai les dents mécaniquement, face au miroir.

Mon reflet avait l’air paumé. Comme s’il attendait toujours qu’on vienne lui expliquer ce qui se passe.

Des cernes discrètes sous les yeux, le regard un peu flou, éteint.

Un visage que je reconnaissais sans vraiment l’accepter.

Après avoir fini, je passai de l’eau froide sur mon visage.

Une claque glacée. Mais bienvenue.

Je me brossai rapidement les cheveux avec les doigts, desserrant enfin la natte grossière que j’avais gardée trop longtemps.

Le contact des mèches libérées me donna presque un frisson.

Mes cheveux, tombant sur mes épaules, étaient dans un état lamentable. Épuisés. Tordus.

Comme s’ils avaient absorbé eux aussi toute la tension de la veille.

Certains étaient restés collés en mèches rigides, d’autres partaient dans tous les sens, désordonnés comme mes pensées.

J’aurais dû les laver. Mais j’avais ni l’envie, ni l’énergie pour ça. Pas aujourd’hui.

Quelques minutes plus tard, j’enfilai l’uniforme d’hier — mademoiselle Hoshikawa nous avait demandé de le reporter.

Toujours aussi confortable que la première fois.

Ça faisait partie du piège, non ? Ce confort étudié. Cette fausse bienveillance.

Je quittai ma chambre en refermant doucement la porte derrière moi.

Dans le couloir, d’autres élèves émergeaient lentement.

Tous avec la même tête un peu floue, encore engourdie par le réveil.

Personne ne parlait.

Juste des pas feutrés sur le sol lisse, et ce silence étrange… presque religieux.

Tous se dirigeaient dans une même direction :

La salle d’entraînement.

Le couloir menant au lieu de rendez-vous baignait dans un calme pesant.

Un calme clinique, presque malsain — semblable à celui des hôpitaux privés où tout paraît trop propre pour être honnête.

Les gardes, engoncés dans leurs uniformes si soigneusement repassés qu’ils en devenaient suspects, se tenaient figés.

Raides comme des statues.

Leurs paupières ne clignaient presque pas.

Des cadavres sous tension.

Vigilants. Muets.

Chaque pas que je faisais résonnait faiblement contre les murs d’un blanc immaculé, lisse, sans aspérité.

Même l’air, filtré à l’extrême, semblait privé d’humanité.

Trop sec pour être véritable.

Il ne me fallut que quelques secondes pour atteindre la salle d’entraînement.

D’autres élèves étaient déjà présents, tous vêtus du même uniforme sombre.

Certains affichaient des mèches en bataille, d’autres traînaient encore les vestiges du sommeil dans leurs regards vides, embués.

Aucune trousse de toilette ne nous avait été fournie. Pas même un peigne de secours.

Alors c’était logique, en un sens, que nos visages aient l’air aussi marqués. Sans soins. Fatigués. Comme si on avait été arrachés au sommeil sans permission, sans masque, sans défense.

Je m’avançai lentement vers le centre de la pièce, presque à contrecœur.

Un silence planait dans l’air. Pas oppressant… mais concentré.

Comme si la salle elle-même retenait son souffle.

J’observai les murs sans ornement, les dalles au sol, les caméras discrètes nichées dans les angles.

Tout ici respirait l’analyse, la mesure.

Chaque centimètre semblait conçu pour nous ausculter.

Aucune décoration. Juste le froid de l’objectif.

— Hey.

Je me retournai à cette voix familière.

Un adolescent aux cheveux bruns s’avançait vers moi, les mains dans les poches, un sourire en coin accroché au visage.

Il me fit un clin d’œil, puis se posta naturellement à mes côtés, comme si on se retrouvait pour une banale journée de cours.

Ses cheveux en désordre trahissaient une tentative de coiffage expéditive — probablement un simple passage de main, comme tout le monde ici.

— Bien dormi, Ryu ? lança-t-il avec un petit sourire.

Je haussai les épaules.

— J’ai connu pire.

Il éclata d’un rire bref, sincère, presque léger.

— Et toi ? lui demandai-je.

— J’ai passé une bonne nuit. Surtout après avoir vu le visage de Miss Hoshikawa, répondit-il avec un air songeur, comme s’il tentait de reconstituer ses traits dans sa tête.

Je souris malgré moi, pris au dépourvu.

Il avait un peu changé depuis notre conversation d’hier. Il semblait plus détendu, plus ouvert.

Ou peut-être était-il simplement soulagé de retrouver un visage familier dans cet endroit figé.

Je ne répondis rien à sa blague. Il n’y avait sûrement pas de réponse adéquate.

Il me connaissait déjà un peu.

Après notre discussion de la veille, il savait que je n’aimais dire que l’essentiel.

Son regard suivit le mien quand je me tournai de nouveau vers la salle.

Je ne m’attardai pas sur les visages des autres élèves… mais quand je la vis, je m’arrêtai net.

Nina.

Ma partenaire lors du test.

Elle se tenait de l’autre côté de la pièce. Droite. Digne. Immuable.

Ses cheveux auburn, soigneusement attachés, ne laissaient échapper aucune mèche.

Son uniforme, tiré à la perfection, semblait n’avoir jamais connu le froissement.

Son expression, elle, restait impénétrable — comme lors de notre test.

Pas un muscle de son visage ne trahissait la moindre envie de croiser un regard, encore moins d’établir un contact.

Je l’avais presque oubliée…

Nos yeux se croisèrent.

Une fraction de seconde.

Puis elle détourna les siens.

Sans le moindre geste. Sans un mot.

Comme si je n’existais pas.

Je serrai les mâchoires — peut-être par gêne. Ou pour une autre raison que je n’aurais su nommer.

— Tu la connais ? demanda Akira, son regard revenant vers moi.

— On a passé le test ensemble, répondis-je d’un ton neutre.

Il hocha lentement la tête, l’air pensif.

— Elle a un regard… particulier. Elle m’a fixé comme si j’étais un insecte. De ceux qu’on hésite à écraser du bout de la chaussure. Et, honnêtement, j’ai l’impression qu’elle n’aurait pas hésité bien longtemps.

Il avait parfaitement raison.

J’en avais moi-même fait l’amère expérience pendant l’épreuve, et chaque détail me revenait avec une précision désagréable.

Mais avant que je puisse répondre, les lourdes portes de la salle s’ouvrirent avec force.

Et un homme fit son entrée.

Il portait un costume trois-pièces d’un noir sobre et irréprochable.

Ses cheveux sombres étaient parfaitement lissés vers l’arrière. Son visage, fermé, maîtrisé, semblait sculpté pour ne rien laisser transparaître. Aucune émotion.

Il s’avança d’un pas mesuré vers le devant de la salle, où un écran discret était accroché au mur.

Ce n’étaient pas des pas lents, non. C’étaient des pas maîtrisés.

Chacune de ses foulées semblait pensée, pesée, calculée.

— Bonjour, chers aspirants.

Sa voix claqua dans l’espace. Nette, sans artifice, mais d’une clarté telle qu’elle résonna dans chaque recoin du hall. Et le silence se fit dans la salle.

Une voix qui ne cherchait pas à dominer — elle imposait d’elle-même.

Pas besoin de hausser le ton : elle portait en elle un calme tranchant, une autorité organique.

Il laissa passer un court silence. Le genre de silence qu’on ne songe même pas à rompre.

— J’espère que vous avez tous passé une nuit reposante.

Aucune réponse. Le silence persista, pesant. Mais il n’en parut ni surpris, ni contrarié. Il enchaîna aussitôt, avec cette même sobriété glacée :

— À votre arrivée, vous avez été soumis à un test. Celui-ci avait pour but d’évaluer un éventail précis de compétences : votre capacité de raisonnement, votre aptitude à vous adapter face à l’imprévu, votre manière de prendre des décisions sous pression… Et aussi, votre potentiel brut.

Il balaya la salle du regard.

Et pendant un instant — un bref mais puissant instant — j’eus l’étrange sensation qu’il nous scrutait au-delà des apparences.

Comme s’il ne voyait ni nos visages, ni nos postures, mais plutôt des équations, des profils statistiques, des projections d’avenir.

Une transparence froide, presque chirurgicale.

Un frisson discret parcourut l’assemblée.

Certains élèves se redressèrent, comme s’ils tentaient d’adopter une posture plus assurée.

D’autres plissèrent les yeux, inquiets. Ou s’efforcèrent de conserver un calme fragile.

Quant à moi… je restai droit.

Pas par orgueil. Mais parce qu’à cet instant précis, ce que je voulais — ce que je devais — comprendre, c’était :

Qu’attendait-il de nous ? Que voyait-il, au juste, quand il nous observait ainsi ?

— C’était la première phase, reprit la voix de notre représentant.

La première ?

Mes sourcils se froncèrent légèrement.

Il y en a d’autres ?

Un goût métallique se glissa au fond de ma gorge.

Pas exactement de peur, plutôt cette appréhension sourde qui vous étreint lorsqu’on vous fait comprendre, sans mots superflus, que ce que vous avez traversé jusqu’ici… n’était qu’un prélude.

Je tournai lentement la tête, presque à contrecœur, pour observer les autres. Pour essayer de lire quelque chose sur leurs visages.

Peut-être pour me rassurer. Trouver un reflet de mes propres doutes.

Mon regard tomba d’abord sur Akira, juste à côté de moi.

Et ce que je vis, au lieu de m’apaiser, m’inquiéta davantage.

Le garçon aux cheveux bruns fixait Monsieur Yuuto sans ciller, avec une sérénité presque désinvolte. Pas une once de crispation.

Pas même un froncement de sourcil. Comme s’il avait déjà compris.

Comme s’il savait que la suite serait pire — et qu’il l’attendait.

Et pourtant, il ne semblait ni abattu, ni résigné.

Il était juste… prêt.

Un poids invisible se contracta dans ma poitrine. Qu’est-ce qu’il savait que moi, j’ignorais encore ?

Et pourquoi semblait-il si tranquille, alors que nous étions entrés dans ce lieu inconnu ensemble, aussi seuls l’un que l’autre ?

— Vous êtes réunis ici ce matin sans même avoir pris de petit-déjeuner pour une raison bien précise, poursuivit Yuuto.

Sa voix n’avait pas varié. Toujours aussi posée. Toujours aussi froide.

Mais dans ce silence tendu, chaque mot tombait comme un couperet.

— Il est important que vous compreniez ce que vous êtes. Et surtout, ce que vous êtes appelés à devenir.

Il fit un pas en avant. Le bruit net de ses chaussures sur le marbre résonna dans la salle comme un métronome.

— Vous serez, pour la majorité d’entre vous, ce que nous appelons des “Grifted” à l’avenir.

Grifted.

Le mot flotta un instant dans l’air, lourd et dense, comme s’il portait déjà en lui un poids que nous n’étions pas prêts à assumer.

Autour de moi, certains élèves le répétèrent à mi-voix, comme pour tester sa texture. D’autres échangeaient des regards incertains, se persuadant que ce n’était qu’un nom étrange parmi tant d’autres — une étiquette tirée d’un jargon pseudo-scientifique.

Le terme m’était totalement inconnu. Et pourtant, il résonnait avec une gravité que je ne pouvais pas ignorer.

— Suivez attentivement. Notez ces informations qui vont suivre, mentalement.

Il nous dévisagea, l’air sérieux, puis reprit :

— Pour être appelé Grifted, il faut posséder une structure particulière, profondément ancrée en vous depuis la naissance. Cette structure… c’est le “Calyx”. Et si vous êtes ici, c’est que vous en possédez un. Même s’il est encore brisé.

Un autre mot. Un autre mystère.

Calyx.

Jamais entendu auparavant.

— Le “Calyx” est situé le long de votre colonne vertébrale, expliqua-t-il. C’est une sorte de noyau énergétique. Ce n’est ni un organe, ni une glande. C’est plus ancien, plus essentiel. Le “Calyx” capte, transforme, puis canalise l’énergie vitale que nous appelons le “Rei”.

D’un geste souple, il se tourna vers l’écran noir derrière lui. Il l’activa du bout des doigts. Une silhouette humaine apparut, de profil.

Dans sa colonne vertébrale, une spirale de lumière s’enroulait lentement, telle un bourgeon replié sur lui-même.

Le mot “Calyx” était inscrit tout en haut de l’écran.

Des flux bleutés pulsaient doucement autour de lui, puis s’étendaient dans tout le corps.

— Le “Rei”, poursuivit-il, est une énergie interne. Tangible. Vivante. Elle circule en vous comme le sang, comme la mémoire. En temps normal, elle dort. Silencieuse. Inoffensive.

Mais une fois éveillée… elle peut tout changer. C’est elle qui enveloppe votre corps, qui protège, qui frappe, qui lie.

Et c’est par elle que naît votre pouvoir unique : le “Storm”.

Storm.

Le mot me fit frissonner.

Trop de notions, d’un seul coup. Trop de couches à comprendre.

Et pourtant… tout semblait se placer. Lentement.

Comme un vieux puzzle invisible qui, sous mes yeux, reprenait sa forme originelle.

— Aujourd’hui, reprit Yuuto, nous allons nous attarder sur un point fondamental de votre formation : le processus d’assemblage du “Calyx”.

Il marqua une pause.

Un silence s’étira.

— Car tant que votre “Calyx” est brisé… vous ne pouvez rien faire. Le “Rei” reste enfermé. Le “Storm” ne peut pas émerger. Pour libérer ce qui sommeille en vous… il faut d’abord reconstruire ce qui a été brisé.

Reconstruire.

Je clignai des yeux. Il fallait… reconstruire une partie de soi ?

Une structure nichée dans la colonne vertébrale ? L’idée me glaça.

Monsieur Yuuto leva calmement la main, comme pour interrompre les vagues d’émotions qui s’étaient emparées de la pièce.

— Vous avez été admis ici parce que nous avons perçu ce potentiel en vous. Mais cela ne garantit rien. Le processus est long. Douloureux. Brutal, parfois. Et certains d’entre vous… échoueront.

Il balaya la salle du regard, impassible, puis ajouta d’un ton tranchant :

— C’est à peu près tout. Des questions ?

Un silence régna un instant, tendu, presque sacré. Personne ne bougeait, figé par le poids de ses paroles. Puis, timidement, une main se leva au fond de la salle…

C’était un garçon au visage fin, les cheveux noirs retombant sur ses yeux. Visiblement stressé, il se racla la gorge avant de prendre la parole, maladroitement :

— Pardon… mais j’ai rien compris. Le Calyx, le Rei, le Storm… C’est trop abstrait.

Un silence brutal s’abattit.

Monsieur Yuuto tourna lentement la tête vers lui. Son regard, glacial, semblait le transpercer.

— Rien compris ? répéta-t-il, d’un ton qui mêlait incrédulité et lassitude.

Il s’avança d’un pas sec. Le claquement de ses talons sur le sol résonna comme une sentence.

Il soupira — un soupir las, presque paternaliste — puis dit :

— Tu sais ce que c’est, un stylo ? demanda-t-il sèchement en fouillant dans sa poche.

Il en sortit un, le leva bien haut, le brandissant comme s’il s’agissait d’une arme.

— Voilà un stylo. Simple, pas vrai ? Maintenant regarde.

Il appuya le stylo contre la paume de sa main, comme s’il s’apprêtait à écrire.

— Ce stylo, c’est ton Storm. Ton pouvoir. Ce que tu veux utiliser. Ce qui t’attire ici. Mais à ton niveau actuel… ce stylo est inutile.

Il balaya la salle du regard, avec un mépris à peine voilé.

— Pourquoi ? Parce qu’il est vide. Sans encre. L’encre, c’est le Rei. L’énergie. Sans elle, ton stylo ne sert à rien.

Il fit un pas de plus vers l’élève, qui semblait se ratatiner sur place.

— Et l’encrier ? L’encrier, c’est le Calyx. C’est ce qui stocke ton énergie, la transforme, et l’envoie dans le stylo. Mais…

Il écrasa violemment le stylo au sol.

— …si l’encrier est brisé — comme c’est le cas pour vous tous, à la base — alors le Rei ne circule pas. Tu ne peux rien écrire. Rien créer. Rien faire.

Il se redressa lentement, imposant.

— C’est ça que tu n’as pas compris ? On doit reconstruire cet encrier pour que l’encre coule, pour que ton pouvoir ait un sens. Mais reconstruire, ça fait mal. Très mal. Et tout le monde ne supporte pas cette douleur. Alors note bien ceci : ceux qui échouent n’écriront jamais rien dans ce monde.

Il jeta le stylo brisé sur le côté, sans même lui accorder un dernier regard, puis tourna les talons.

— La prochaine fois que tu lèves la main, assure-toi d’avoir écouté. La compréhension ne naît pas des questions. Elle naît de l’attention. Retenez-le.

Après ça, plus personne n’osa lever la main.

Mais je crois que, d’une certaine manière, tout le monde avait compris…

Le poids réel de ces trois mots : Calyx. Rei. Storm.

— Maintenant, parlons de la suite, reprit calmement Takeda après un bref moment de silence.

Il retourna près du petit écran sur lequel il nous avait montré les schémas plus tôt, puis annonça :

— Afin de vous accompagner dans cette phase cruciale, je vous présente celui qui veillera à votre sécurité… et à votre survie.

Il tourna la tête vers la gauche, tendant la main vers l’entrée.

— Voici le docteur Lysander Eiben, spécialiste du Rei, du Calyx, et de toutes leurs implications.

Comme si tout avait été minutieusement orchestré, un cliquetis métallique retentit, sec et lointain. Dans l’encadrement imposant des grandes portes, une silhouette apparut — suivie de deux autres, en parfaite synchronisation.

Les agents, vêtus de costumes-blouses impeccablement ajustés, portaient l’austérité comme une seconde peau. Leurs visages étaient figés dans une neutralité dérangeante, presque inhumaine.

L’un d’eux portait une mallette grise qu’il déposa avec une lenteur presque chirurgicale sur un petit bureau à roulettes que le second avait poussé jusqu’à Takeda. Puis il effleura son oreillette, acquiesça légèrement, et tourna le regard vers le docteur.

Je pivotai la tête, lentement. Et je le vis enfin.

Le docteur Lysander Eiben.

Il n’était ni grand, ni imposant. Rien, à première vue, ne justifiait la présence pesante qui semblait l’entourer.

Et pourtant… chaque détail en lui hurlait le contrôle absolu.

Sa démarche était d’une précision presque dérangeante. Mesurée. Silencieuse. Sa posture : droite, rigide, tendue comme un arc.

Son regard ? Fixé vers un point que personne ne voyait — comme s’il marchait vers quelque chose dont nous ignorions encore l’existence.

Sa blouse blanche, éclatante, semblait repassée à la minute. Aucun pli superflu. Une netteté presque artificielle.

Ses mains gantées de noir étaient croisées dans son dos. Il avançait comme on entre dans une salle d’opération : sans urgence, sans émotion, mais avec une gravité irrévocable.

Son visage…

D’une pâleur presque spectrale. Des cernes violacés soulignaient un regard d’acier. Ses yeux, d’un gris pâle presque translucide, ne regardaient ni les visages ni les gestes.

Ils semblaient sonder au-delà.

Vers ce qui n’était pas encore visible.

Ses cheveux blond cendré, tirant sur l’argent, étaient plaqués en arrière, sans qu’une seule mèche ne dépasse. Même sa coiffure obéissait à une logique implacable.

Il n’émanait de lui ni chaleur, ni menace.

Seulement cette neutralité clinique. Glaçante.

Le genre de présence capable de disséquer un cœur encore battant sans ciller… si la science ou le protocole l’exigeait.

Et sans avoir dit un seul mot, sans même lever les yeux, il s’imposa.

Non pas comme une autorité.

Mais comme un fait.

Il s’arrêta au centre de l’estrade, à quelques pas de Takeda, et inclina très légèrement la tête.

Un salut bref. Formel. Presque déshumanisé.

Monsieur Takeda, lui, se tourna de nouveau vers nous. Comme si l’apparition de cet homme relançait un récit simplement mis en pause.

— Le docteur Eiben est le chercheur principal et superviseur en activation du Rei, déclara-t-il d’un ton posé. Il a consacré les quinze dernières années de sa vie à l’étude du Calyx. Il en a observé toutes les formes, tous les rythmes, tous les assemblages. Il a assisté à plus de six cents procédures d’éveil.

Un léger silence. Puis :

— Et parmi elles… certaines ont échoué.

Le mot s’imprima dans l’air. Dense. Inéluctable.

Un frisson léger, presque invisible, parcourut les rangs.

— Son rôle aujourd’hui, poursuivit Mr Takeda, est de vous accompagner. Mais aussi… de déterminer si vous êtes prêts.

Enfin, le docteur Eiben leva les yeux.

Ce n’était ni un regard sévère, ni un regard bienveillant.

C’était… une curiosité froide. Une évaluation clinique.

Comme s’il ne nous voyait pas comme des élèves. Mais comme des sujets.

Puis il ouvrit la bouche.

Sa voix, étrangement douce, s’éleva :

— Formez une file indienne. Grâce à mon Storm… je vais déclencher le processus de votre éveil.

Même pas un bonjour. Pas une présentation.

Juste… le réveil de ce qu’on ne comprend même pas encore.

Bienvenue à l’académie, j’imagine.

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