Eveil
Nous étions en file indienne, silencieux, comme demandé par le docteur Eiben.
Cette file… elle n’avait pas été formée sans lutte. Au contraire, c’était le résultat d’une longue hésitation collective, d’un malaise palpable.
Personne ne voulait être devant. Personne ne voulait être le premier à faire face à l’inconnu. Il y avait eu des regards fuyants, des faux pas intentionnels, des ‘’Vas-y, j’t’en prie’’ soufflés avec un sourire nerveux, des petites manœuvres pitoyables pour grappiller deux places vers l’arrière.
Finalement, quelqu’un s’était résigné. Un pas, un seul, avait suffi à briser l’inertie générale. Et à partir de là, les autres avaient suivi, à contre-cœur, comme des condamnés acceptant leur sort.
La salle d’entraînement commençait à sentir le métal froid et les produits médicaux. Peut-être pour être en harmonie avec l’arrivée imminente de cet homme en blouse, encadré de gardes. Ou peut-être était-ce l’odeur naturelle d’un lieu où l’on trafique des corps et des nerfs.
La lumière blanche, crue, tombait du plafond par des dalles rectangulaires. Elle n’éclairait pas vraiment mais elle exposait. Sans chaleur, sans âme, elle accentuait le côté hôpital, presque chirurgical du moment.
J’étais coincé entre Akira — qui, étrangement, ne disait rien, contrastant brutalement avec son bavardage de tout à l’heure — et une fille blonde aux yeux d’un bleu glacé. Je ne l’avais jamais vue. Elle semblait calme, presque éthérée. Une poupée de verre dans un monde trop rugueux.
Mais quand j’ai baissé les yeux, j’ai vu ses doigts. Ils tremblaient. Juste un frémissement nerveux, une pulsation silencieuse. Une faille discrète dans une façade bien trop lisse. Suffisant pourtant pour me rappeler une chose essentielle : je n’étais pas le seul à flipper intérieurement.
Le docteur Eiben s’avança et prit place devant nous sans un mot. Il se planta là, droit, figé et raide. On aurait dit un arbre mort sur un champ de ruines. Il ne nous regardait même pas. Son regard flottait, perdu quelque part entre deux pensées ou deux souvenirs qu’il avait sans doute envie d’oublier.
Il resta immobile si longtemps que j’ai cru à une mise en scène. Puis, sans prévenir, il ouvrit la bouche. Une voix… lente et usée. Une voix d’homme fatigué. Comme celle de ceux qui ont trop vu, trop dit, et plus vraiment envie de convaincre.
— Pendant que mon assistante arrive avec les relevés… je vais vous expliquer la procédure.
Il soupira, longuement. On aurait dit que ce simple effort venait de lui coûter un peu plus de sa vitalité.
— Comme votre représentant vous l’a dit plus tôt, aujourd’hui, on va assembler votre Calyx. C’est une procédure standard, réservée normalement aux personnes âgées de quinze ans ou plus… sauf exceptions.
Il leva les yeux vers le plafond. Pas pour prier, ni même pour réfléchir. Plutôt comme un automate usé qui cherche à relancer un moteur défectueux.
— Vous avez l’âge. Alors… on le fait.
Aucune passion. Aucune volonté de nous motiver ou de nous rassurer. Juste des faits, froids et tranchants.
— Vous êtes nés avec un Calyx brisé. C’est normal. C’est comme ça pour tous ceux qu’on appelle les « élus». Jusqu’à maintenant, vous n’avez rien pu faire. Mais après aujourd’hui… ce sera différent.
Il tourna la tête vers la porte lentement. Peut-être attendait-il son assistante. Ou peut-être voulait-il simplement fuir nos regards, ces regards emplis d’un mélange de peur, de doute, et de foi désespérée.
— Mon Storm me permet de reconstruire les circuits microscopiques du Calyx. Je réoriente les flux de Rei résiduelle, je reconnecte les canaux et je réactive votre centre énergétique.
Il marqua une pause. Puis, comme on annoncerait une mauvaise nouvelle déjà digérée
— En d’autres termes… ça va faire mal. Mais après ça, vous ne serez plus de simple civils.
Il ouvrait la bouche pour continuer son monologue quand un bruit discret le stoppa.
La porte coulissa dans un chuintement à peine audible. Et une jeune fille fit son entrée.
Un frisson glissa dans la file. Personne ne parla, mais on sentit tous que quelque chose venait de changer. L’atmosphère venait de basculer d’un cran.
La veille encore, elle était cette fille maladroite qu’on aurait confondue avec une stagiaire paumée dans une grande entreprise. Cheveux mal coiffés, lunettes glissant du nez, charisme absent.
Mais ce matin-là… elle n’avait plus rien de cette femme.
Sa blouse, parfaitement cintrée, flottait avec autorité. Ses cheveux courts brillaient sous la lumière clinique, comme des lames affûtées. Son regard était vif, tranchant. Elle marchait droit, avec une précision presque militaire. Comme si chaque pas répondait à un protocole invisible.
Ce n’était plus Mlle Hoshikawa. C’était une autre version d’elle-même. Une version aiguisée, entraînée, déterminée.
Elle s’arrêta devant le docteur Eiben, lui tendit un dossier sans un mot. Ils se croisèrent du regard une fraction de seconde — une sorte de dialogue silencieux, rempli d’habitude et d’ennui — puis elle continua son chemin, malette en main, jusqu’à Monsieur Yuuto.
Elle s’inclina légèrement pour le saluer, puis posa sa tablette sur la petite table roulante avec un geste précis, presque cérémoniel.
Un bruit léger à l’arrière de la file me fit me retourner.
C’était le même gars aux cheveux vert du réfectoire, celui qui avait ricané quand elle avait donné les directives. Je ne connaissais pas son nom mais à ce moment là je m’en fichais. Je reportai vite mon attention sur la jeune femme qui, en quelques secondes, avait déjà placé sa tablette, posé son stylet, et organisé son petit espace de travail comme une chirurgienne prête à opérer.
Elle se tourna vers nous, redressa le dos, et dit, avec une voix assurée :
— Bonjour.
Sa voix était claire et maîtrisée. Lourde de contrôle.
Elle fit ensuite un pas de côté, mains jointes dans le dos, droite comme un soldat en service. Son regard passa sur nous, lentement. Un par un. Ce n’était pas un regard cruel. Plutôt… analytique. Comme si elle nous scannait pour mieux nous répertorier.
Je voulus détourner les yeux quand elle arriva à ma hauteur, mais trop tard. Son regard glissa sur moi, sans s’attarder. Comme si j’étais un objet parmi d’autres, une ligne sur une liste.
Après ce balayage silencieux, elle fit un pas vers nous et reprit la parole, d’une voix parfaitement posée :
— Je suis l’assistante du docteur Eiben. Nous ferons tout pour que votre éveil se passe sans encombre.
Ouais… facile à dire, pensai-je.
— Vous passerez un à un. Attendez que je dise votre nom, puis avancez jusqu’au docteur. Ne paniquez surtout pas. Un faux pas… et vous y laisserez votre peau.
Un frisson parcourut la file. Même ceux qui jouaient les durs — comme le jeune homme devant la file — eurent un petit mouvement nerveux. Une épaule qui se redresse, un poing qui se referme.
— Si c’est bien compris… alors commençons.
Elle retourna à sa tablette, alluma un logiciel que je ne pouvais pas voir d’où j’étais puis tapa quelques choses, concentrée. Après ça elle leva les yeux.
Son regard se posa sur le premier de la file.
Un garçon aux cheveux rouge sang. Je ne voyais pas bien son visage, mais sa carrure imposait une forme de respect silencieux.
Sa voix résonna, presque douce, avec une pointe d’ironie étrange :
— Haruto Kuroda. Avance-toi.
Il s’avança lentement, les épaules tendues et le pas lourd. Il avait beau avoir l’air solide vu de dos, on sentait que quelque chose vacillait à l’intérieur. Le silence dans la salle était devenu plus dense encore, comme si l’air s’était épaissi.
Arrivé à un mètre du docteur Eiben, il s’arrêta.
— Tourne-toi, dit le vieil homme, d’un ton égal.
L’adolescent désigné comme Haruto hésita un instant. Puis il obéit. Lentement, il fit volte-face… et se retrouva dos au docteur, mais face à nous tous.
On voyait à peine son visage qui était incliné, mais ses poings étaient crispés, blancs. Sa respiration s’accéléra au vu de sortes qui montait et redescendait rapidement
Je me penchai légèrement, sortant un peu de la ligne, pour apercevoir le processeur auquel j’allais être confronté.
Dr. Eiben leva une main. Son bras gauche, d’abord inerte, s’anima.
Quelque chose se mit à pulser autour de ses doigts. Une lumière pâle et électrique, presque liquide. D’abord subtile, comme une vibration contenue, puis de plus en plus nette. Des filaments bleutés jaillirent de ses articulations, crépitant doucement.
La lumière dansait, nerveuse, organique. On aurait dit un réseau de nerfs visibles à l’œil nu.
Le Storm c’est ça ?
Un silence glacé tomba quand il posa sa main sur le dos de Haruto. Juste entre les omoplates.
C’est à cet instant que tout bascula.
Haruto se redressa d’un coup, comme s’il venait de recevoir une décharge. Un cri lui échappa — bref et rauque — avant qu’il ne serre les dents.
Son torse se contracta ; on sentait ses muscles vibrer sous l’uniforme, et, dans un craquement sec, le tissu se déchira le long de sa colonne vertébrale.
Une lumière bleue s’infiltra dans son dos, comme des éclairs pénétrant sa peau. Les filaments nerveux s’enroulaient, s’implantaient, s’accrochaient à lui. Le Storm traçait une ligne précise, chirurgicale, remontant sa colonne vertébrale segment par segment.
Haruto tremblait maintenant de tout son corps.
Et malgré la force qu’il essayait de garder, il cria.
Un cri plein et brut. Un cri humain .
Il se cambra, ploya légèrement les genoux. Ses mains agrippèrent l’air, comme s’il cherchait quelque chose à tenir. Sa respiration devint un râle. La douleur semblait infinie. Et pourtant, le docteur continuait, implacable, lentement, millimètre après millimètre, réactivant les connexions internes du Calyx.
Quand je regardai devant moi, puis derrière, je vis que certains détournaient les yeux. D’autres serraient les dents, crispés. Personne ne fanfaronnait.
Au moment où le dernier filament s’ancra dans la nuque de Haruto, une lumière jaillit de son dos.
Une lumière Rouge. Vif. Vibrant.
Une lueur pure, presque cristalline, pulsa une seconde dans toute la pièce.
Le garçon tomba à genoux, haletant, le dos encore parcouru de spasmes. Mais vivant.
Mademoiselle Hoshikawa s’avança, la voix posée, le ton parfaitement froid:
— Haruto Kuroda. Catégorie : élémentaire. Alignement : polyvalent . Calyx activé avec succès. Tu possèdes le pouvoir de la manipulation du feu
Haruto releva légèrement la tête, les bras encore tremblants.
— Tu es opérationnel, conclut-elle. Lève-toi, et va t’asseoir.
Il ne répondit pas. Il se releva lentement, chancelant, torse à moitié découvert, le tissu de son uniforme fendu du col jusqu’à la taille. On voyait encore sur sa peau la trace phosphorescente des circuits nouvellement activés.
Il fit demi-tour sans un mot et s’assit sur le sol loin de nous .
Elle continua:
— Suivant. Isagi Mori.
Il y eut un temps d’arrêt.
Le nom résonna dans la pièce comme un coup de froid.
Un garçon s’avança, petit et fragile, comme s’il portait déjà sa condamnation sur les épaules.
Il avait les lunettes embuées et les cheveux plaqués par la sueur.
Ses pas étaient hésitants, décalés, presque flous.
Quand le Dr Eiben lui dit de se tourner, il obéit… mais ses jambes vacillèrent.
— Tiens-toi droit, murmura le docteur.
Mais c’était déjà trop tard.
Tout son corps hurlait la panique.
On aurait dit un animal traqué, pris au piège d’un éclair qui n’était pas encore tombé.
Le Storm du docteur s’activa une nouvelle fois.
Mais cette fois… ce ne fut pas une lumière nette comme le précédent processus
Les arcs électriques jaillirent en zigzags désordonnés, comme s’ils cherchaient à fuir leur cible.
Dès qu’ils entrèrent en contact avec la peau du garçon, quelque chose claqua.
Un hurlement déchirant.
Ses genoux frappèrent le sol. Son dos se cambra de travers, brutalement, dans une position presque inhumaine.
Un craquement sinistre se fit entendre, suivi d’un spasme incontrôlable.
Ses bras se mirent à battre l’air dans un mouvement désarticulé, grotesque.
Une odeur de chair brûlée se répandit dans la salle. Une odeur crue, atrocement humaine.
—STOP ! hurla-t-il. ARRÊTEZ ! S’IL VOUS PLAÎT ! J’VEUX PAS ! J’VEUX PLUS !
Mais le docteur Eiben ne bougea pas.
Son visage resta fermé, éteint. Aucun remords.
Finalement, le Storm s’éteignit de lui-même, comme si le système avait disjoncté.
Isagi tomba sur le flanc, brutalement. Il était inconscient.
Les gardes s’approchèrent sans un mot.
Ils l’emportèrent, le soulevant comme un sac de linge sale.
Et le silence tomba… ce silence-là… il était pire que la douleur que j’avais déjà connue. Il pesait sur nous comme une ombre lourde, insidieuse, écrasante. Elle nous faisait ployer, chacun à sa manière, emprisonnés dans ce vide sourd où même le moindre souffle semblait bruyant.
Personne n’osait respirer.
Je jetai un coup d’œil aux élèves derrière Certains détournaient les yeux, évitant de croiser les regards. D’autres fixaient un point invisible sur le mur, comme s’ils cherchaient une sortie qui n’existait pas. Akira avait serrée les poings, je ne voyais pas son visage
Moi, j’étais juste là.
Coincé entre deux battements de cœur.
Et j’essayais de ne pas trembler.
Une voix me fit presque sursauter ce qui ramena mes pupilles à l’avant de la salle où tout se déroulait
— Nous allons poursuivre. Sachez que chaque échec est un cas particulier. Ne généralisez pas. Dit monsieur Yuuto que j’avais presque oublié dans cette atmosphère
Personne ne répondit mais sûrement tout le monde y pensa.
Mlle Hoshikawa continua les dires de l’homme d’un ton posé :
— Ce processus n’est pas censé échouer. Mais le mental, l’acceptation du corps au Rei, la cohérence du flux interne… tout joue. Faites le vide et faites confiance au docteur.
Akira, devant moi, tourna légèrement la tête. Je le vis sourire. Un sourire étrange. Pas vraiment joyeux. Presque… impatient.
Je dois peut être m’être tromper …….
Calme et posé, j’attendais maintenant ma sentence, le cœur lourd mais l’esprit étrangement tranquille.
POV AKIRA
Devant la file, le docteur Eiben se tenait toujours debout. Droit comme une aiguille plantée dans la réalité. Il ne disait rien. N’expliquait rien. Il agissait simplement.
Il y avait, dans son silence, quelque chose de plus fort que tous les grands discours. Il ne cherchait pas à nous rassurer. Il ne nous regardait même pas.
Il activait son pouv… son Storm, approchait ses doigts, déclenchait l’onde. Et si tu survis, tant mieux. Sinon… tant pis.
Une réalité brute, impitoyable. Et moi, j’ai toujours préféré ça.
Je n’ai jamais été de ceux qui aiment la théorie. On nous répétait sans cesse qu’il fallait comprendre, visualiser, intégrer les paramètres. Mais moi… je voulais ressentir. C’est tout. Rien d’autre.
On nous avait parlé de douleur, alors je m’attendais à souffrir. Je voulais qu’elle me traverse la peau, me torde les nerfs, que chaque cellule de mon corps ressente, jusque dans ses moindres fibres, ce que signifie vraiment le mot ‘’éveil’’.
Car c’est dans cette douleur-là que je suis le plus bien . Elle me prouve que je suis là. Que j’existe.
Quand ce docteur fera passer son storm en moi, quand mon dos se tendra comme celui des autres avant moi, quand mes os menaceront de craquer… ce sera ce moment-là. Le seul qui comptera . Le seul où je me sentirais pleinement moi-même.
J’avais vu l’autre ado — j’avais déjà oublié son nom — tomber et hurler. Et même ça, c’était beau. Ça montrait bien que, malgré notre désorientation, nous étions tous vivants.
Je veux aussi ressentir ça .
S’il faut que cette douleur me dévore tout entier… alors qu’elle vienne. Qu’elle m’arrache la peau. Qu’elle m’éventre l’âme. Je veux qu’elle me brûle, moi aussi.
Il n’y avait pas de divinité, pas de héros, pas d’avenir, dans cette salle. Il n’y avait que la douleur brute, la matière brute… et ceux qui la traversaient, s’effondraient ou s’éveillaient.
La voix de la belle demoiselle à lunettes — au caractère changé depuis la veille — résonna soudain dans la salle, me ramenant au présent, me tirant de mes délires psychologiques, comme ‘’elle’’ les appelait si bien.
— Shinji Okabe. Catégorie: altérants . Alignement : défensif. Calyx activé avec succès. Tu possèdes le storm de télékinésie.
Je suivis le regard du garçon nommé Shinji, dont les yeux devenus rouges semblaient prêts à déborder à tout moment. Il alla s’asseoir auprès des autres qui avaient réussi, assis au sol.
Plusieurs personnes étaient déjà passées avant moi. Certaines avaient échoué, d’autres avaient réussi à peine, mais toutes, sans exception, avaient montré la même douleur intense, la même souffrance brute gravée sur leurs visages. C’était comme si cette épreuve laissait une marque indélébile, un rappel cruel de ce que signifiait réellement franchir ce seuil.
— Suivant : Akira Masashi.
Mon nom claqua dans l’air comme une invitation. Et je m’avançai jusqu’au docteur.
J’entendais à peine mes pas sur le sol froid. Chaque élève encore debout me regardait, semblant s’inquiéter pour moi.
Je souris en voyant la crainte sur leurs visages. Ils n’avaient pas à s’inquiéter. La douleur, pour moi, c’était un instinct de survie.
Sans eau, on meurt. Moi, sans douleur, je me sens vide. Mort.
Arrivé devant le docteur, je me tournai comme il me l’indiqua. Dos à lui, face aux autres. Mon regard croisa brièvement celui de Ryu. Il semblait figé en voyant mon visage. Un petit sourire s’y dessinait, presque involontaire.
Il ne devait sûrement pas comprendre. Et je ne lui en voulais pas. Lui, qui avait grandi dans l’opulence, ne pouvait pas comprendre ce que jubiler dans la douleur signifiait pour moi.
— On y va, souffla le docteur derrière moi.
Sa voix était si basse qu’elle semblait ne pas m’être adressée.
Un frisson glacial me parcourut l’échine. et quelques secondes plus tard, je sentis une sorte d’électricité s’insinuer dans ma peau, comme des doigts froids.
Mes nerfs se contractaient et mes muscles se tendaient. Mon corps se cambra légèrement sous la pression.
Je commençais à avoir mal. Et bordel… je me sentais vivant. Je me sentais bien.
Un petit rire grave s’échappa de ma gorge — tremblant de plaisir ou de démence, je ne savais pas.
Je sentais les filaments lumineux — ceux que j’avais observés chez les autres — s’enrouler autour de ma colonne vertébrale. Ils remontaient le long de ma nuque, intensifiant la douleur. Mon crâne bourdonnait, mes yeux me brûlaient. Tout vibrait.
Je pensais avoir atteint l’extase. Mais alors, à cet instant tout s’embrasa.
Une lumière jaune — dense, presque visqueuse— jaillit de mon dos, s’élevant dans l’air. Elle pulsa une seconde fois, plus fort, puis éclata.
Un bruissement de ce qu’on appelait le Rei, s’étala autour de moi. Et la douleur devint plus grande encore. Elle me déchirait jusqu’à l’os, comme si chaque parcelle de chair se retournait contre moi.
Un bourdonnement intérieur, presque animal, s’accumulait dans mes tempes. Mes membres tremblaient, mes genoux cédaient, et mon souffle se coupait dans une sorte de suffocation ravie.
J’entendis Mlle Hoshikawa souffler, surprise ou agacée — difficile à dire. Puis, elle déclara à haute voix :
— Akira Masashi. Cas :altérant . Alignement : polyvalent. Calyx activé avec succès. Tu as le pouvoir de la métamorphose. Je ne peux dire en quoi exactement, mais avec le temps, tu le découvriras.
Après ses mots, je ne sentis plus rien. Le Storm du docteur s’était retiré. Et avec lui, la douleur.
Quand je voulus reculer, mes jambes fléchirent une seconde et mes mains tremblaient. Non de faiblesse… mais de faim. J’en voulais encore. Encore plus.
Je quittais le devant la salle, sentant le regard des autres sur moi. Ils devaient penser que j’étais un malade. Mais oui. C’était ce que j’étais. C’était mon identité.
Ryu me fixait aussi. Mais pas avec peur. Il avait ce regard qui ne cachait rien de ce qu’il ressentait. À ce moment là , je vis qu’il s’inquiétait pour moi.
Pour quelqu’un qu’il avait rencontré la veille seulement, il tirait une tête qui me fit doucement sourire.
J’avais choisi une place près de lui lors du dîner, parce que je voulais lui parler. Depuis que je l’avais vu dans le hall… il me rappelait elle.
Je lui lançai un petit sourire en coin, pour lui dire que tout allait bien, et en même temps l’encourager. C’était lui, le suivant. Et il le savait.
Je n’étais pas encore totalement assis quand son nom fut appelé.
— Ryu Kazama.
Ce ne fut pas un simple appel. C’était presque… une note. Une vibration plus grave que les autres, pour moi.
Je le suivis des yeux. Je voulais voir de quoi il était capable
Il s’avança, calme. Pas une hésitation dans ses pas, pas une goutte de sueur sur son front. Il n’avait pas l’air inquiet, comme certains avant nous.
Il semblait plutôt ailleurs… comme connecté à quelque chose d’invisible que nous autres ne pouvions percevoir.
Le silence dans la salle devint épais et dense.
Comme si l’air lui-même retenait son souffle, suspendu à la suite des événements.
Ryu arriva lentement près du docteur. Et il se plaça, comme tous les autres.
Dos au docteur. Face à nous.
Le Storm du vieil homme en blouse s’activa en douceur.
Les arcs lumineux s’enroulèrent autour de sa colonne vertébrale.
Ryu ne réagit presque pas. Il respirait profondément, le corps parfaitement stable.
Et lentement… une lumière apparut.
Bleutée. Fluide et belle.
Une pulsation douce irradia son dos et ses bras.
Des filaments lumineux dansaient autour de lui, comme des rubans pris dans une eau calme.
Je sentis mes épaules se détendre. Tout semblait se dérouler sans accroc.
Et pourtant…
Je n’eus même pas le temps d’être pleinement soulagé, qu’au moment où le Storm du docteur se stabilisa complètement, un son se fit entendre. Un souffle grave et profond. Presque ancien.
Ryu émit un petit son. Leva légèrement la tête… et je vis, dans son regard soudain agrandi, une peur brute.
Quelque chose clochait.
Je le regardais alors avec intérêt.
Ses paupières tremblaient légèrement, et sa mâchoire se crispa.
Ses bras tressaillirent d’un spasme discret qu’il tenta de masquer.
Sa poitrine montait et descendait avec une lenteur pesante, comme s’il retenait une chose immense, quelque chose qui se débattait sous sa peau.
Il respirait comme un homme qui tente de contenir une marée.
Ses doigts se crispèrent. Ses yeux, embués, fixaient le vide devant lui.
Ça ne ressemblait pas à de la douleur.
C’était comme un décalage.
Un désaccord entre son être et ce qui le traversait.
Et à ce moment… tout bascula.
Les filaments bleus se mirent à trembler.
Puis, sans le moindre avertissement, une lueur
noire fusa du centre de son dos, rongeant le bleu émis par le Storm du docteur, le dévorant comme une encre vivante.
Le noir se mua en violet sombre.
Et la salle… changea.
L’air s’alourdit. Il devint presque irrespirable. J’avais l’impression de suffoquer.
Je vis les autres élèves s’agripper à leur gorge, certains même se pliaient en deux.
Le sol vibrait et une onde violette balaya la pièce.
Elle s’élevait comme quelque chose d’ancien, de froid, de silencieux et de vaste.
Comme si une faille s’était ouverte derrière Ryu,
et que quelque chose,doucement , en sortait.
Du sang coula du nez de la fille qui se trouvait juste devant la file—une fille aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Elle était la suivante
Ryu, immobile, se cambra.
Ses bras se tendirent et son corps irradiait une lumière violette sombre s’était tissée en spirales autour de lui dense et oppressante.
Le docteur Eiben fit un pas en arrière.
C’était la première fois que je le voyais bouger depuis le début des processus.
— Son Calyx est en surcharge, dit Mlle Hoshikawa, une note d’urgence dans la voix. On doit couper. Tout de suite !
Mais c’était trop tard.
Une pulsation. Et le Rei de Ryu explosa. Une vague puissante.
À cet instant, respirer était devenu tellement difficile que cela en devenait douloureux.
Je commençais même à en prendre plaisir,
mais quand mon regard croisa celui de Ryu pendant une seconde, je me figeai net.
Ses yeux… avaient une absence totale.
Mon ami de quelques heures n’était plus là.
C’était comme si Ryu avait quitté son corps,
et que quelque chose d’autre avait pris sa place.
Quelques secondes après ce détachement, il s’évanouit sans que je m’y attende.
Corps inerte et inconscient. Presque paisible.
La lumière violette s’évapora dans un dernier frisson.
L’air redevenait vivable.
Une panoplie de bruits de toux s’éleva.
Certains se grattaient la gorge, d’autres se levaient péniblement…
Mais tous avaient le même regard pétrifié.
Même moi, qui d’habitude adore ce genre de choses… j’étais mal.
Je me demandais ce qui se passait avec Ryu.
Après tout ça, un long silence suivit.
Puis les gardes s’approchèrent et le portèrent — précautionneusement, comme s’ils craignaient qu’il se relève.
— Transférez-le directement dans la zone des Séraphins.
Zone des Séraphins ? C’est censé vouloir dire quoi, ça ?
Bah, peu importe. On finira bien par comprendre un jour.
Mlle Hoshikawa… ne m’avait jamais semblé aussi humaine depuis son entrée qu’à ce moment-là.
Quand je la vis, elle avait blêmi. Elle regardait Ryu comme un scientifique face à un virus qu’il aurait lui-même libéré… sans en saisir l’ampleur.
Même les gardes, d’habitude si mécaniques, paraissaient hésitants.
Comme s’ils redoutaient que son corps, même inconscient, puisse encore exploser.
La pièce empestait la peur et l’angoisse.
Le sol était marqué d’auras invisibles, mais que chacun de nous semblait encore ressentir dans ses tripes.
Lorsque les gardes emmenèrent Ryu hors de la salle, un silence lourd tomba aussitôt
Personne ne parla pendant un moment. Juste des souffles courts et des gorges nouées.
Mlle Hoshikawa qui avait repris ses esprits tapait sur sa tablette avec plus de force qu’avant. Le docteur Eiben, lui, regardait la porte par laquelle Kael avait disparu. Mais je suis presque sûr… qu’il ne regardait pas vraiment cette porte. Il regardait au travers.
D’un léger raclement de gorge, Monsieur Yuuto rompit le silence avant de dire :
— Nous allons reporter les derniers passages. Pour des raisons évidentes.
Ouais, sans blague. Après ça, plus personne n’aurait voulu y aller — et même s’ils l’avaient fait, le processus aurait échoué à cause de la panique.
— Rendez-vous immédiatement au réfectoire afin de vous restaurer, puis regagnez vos chambres respectives. Une lettre vous y attend ; veillez à en prendre connaissance et à agir en conséquence.
Un hochement de la tête fut notre seule réponse puis nous somme sortis.
Devant moi, la blonde aux yeux bleus glacés — celle qui tremblait comme une feuille tout à l’heure … — ne tremblait plus. Elle avait les bras croisés, et son regard était vide et lointain.
À bien la regarder, c’est le cliché de la fille parfaite : mignonne, blonde aux yeux bleus. Pourtant, elle dégageait une force certaine, puisqu’elle n’avait versé aucune larme lors des processus .
Et je respecte les femmes pour leur force.
Moi, j’étais calme, comme à mon habitude. Pas rassuré, mais optimiste pour la suite.
Quand je longeais les couloirs pour me rendre à la salle de restauration, je repensais à ce que j’avais vu. Le processus de Ryu n’avait rien de normal. Ce n’était pas comme celui des autres — c’était autre chose, une anomalie, un dérapage incontrôlé. Pourquoi, grâce à son seul Rei, l’air était-il devenu si lourd, si irrespirable ? On aurait dit que la salle entière suffoquait. Et ses yeux… Putain, ses yeux. Je ne les oublierai jamais. Il y avait quelque chose de monstrueux, de trop humain et pas assez à la fois. Un gouffre. Un avertissement.
*********
— Il est trop beau, par contre, dit la voix aigu d’une fille à la table d’à côté.
Je n’eus pas besoin de tourner la tête pour savoir de qui elle parlait.
Ryu Kazama.
Évidemment que c’était lui.
Il était super beau, et ce n’était pas juste une question de traits — même si, objectivement, il avait de quoi faire tomber la moitié des filles de l’académie. Il avait cette allure calme et distante qui attirait les regards comme un aimant.
— Oui, mais pourquoi le sien était-il si différent ? demanda un garçon aux cheveux roux, assis à la droite de la fille qui venait tout juste de finir de parler. Les sourcils froncés, il semblait encore secoué, visiblement chamboulé par ce qu’il venait de voir.
Par « le sien », il faisait bien sûr référence au processus d’éveil — ce moment étrange et brutal qui semblait avoir pris une tournure bien différente pour Ryu
Nous étions maintenant au réfectoire.
Arrivés chacun notre tour, nous avions pris nos plateaux en silence, guidés par l’odeur du repas et la mécanique presque inconsciente de la faim.
Puis, sans mot dire, nous nous étions répartis dans la grande salle. Certains s’étaient regroupés par affinité ou par nécessité, formant des petits noyaux autour de tables complètes.
D’autres — comme moi — avaient préféré s’installer seuls, à l’écart, un peu à l’image de ce que chacun devenait ici : un fragment.
La table à côté de la mienne comptait sept personnes, toutes visiblement plus à l’aise que moi pour discuter après ce qu’on venait de vivre.
Elles formaient le groupe le plus bruyant de la pièce, échangeant avec animation sur l’événement marquant du jour — comme si on n’avait pas tous vu et vécu la même chose.
— J’ai eu la peur de ma vie, putain… rétorqua une voix toute mignonne, bien trop douce pour le juron qu’elle venait de lâcher.
Je relevai les yeux de mon plat, juste un instant, intrigué par cette voix. C’était la première fois qu’elle parlait, et je me surpris à penser que cette voix lui allait bien. Qu’elle lui ressemblait, en quelque sorte.
Depuis que je l’avais aperçue dans la salle d’entraînement , elle ne cessait d’apparaître dans mon champ de vision. Peut-être parce qu’elle était marquante.
Elle avait ce type de beauté claire, sans effort, qui se remarquait sans chercher à l’être. Un regard perçant et une attitude assurée.
Je détournai les yeux.
Pas étonnant que je la voie partout, pensai-je en silence.
Mon regard se posa alors sur mon plateau.
Un léger nuage de vapeur s’en échappait encore. Le repas qu’on nous avait servi était un déjeuner consistant, chaud et réconfortant.
Devant moi, un bol de soupe miso aux champignons noirs et au tofu, encore brûlante, dégageait une odeur salée et boisée. À côté, une assiette de donburi au poulet teriyaki : un lit de riz blanc parfaitement cuit sur lequel étaient disposés des morceaux de poulet caramélisé, nappés d’une sauce sombre et brillante, parsemés de graines de sésame et de quelques filaments d’algue.
Une touche de vert, des oignons nouveaux finement hachés, venait rehausser le tout.
Une petite portion de tsukemono, des légumes marinés croquants, accompagnait le plat, ajoutant une note acidulée au mélange.
Grâce à l’expérience que j’avais acquise avant mon enlèvement ici, j’étais capable de décrire ce plat en détail, comme si je l’avais moi-même cuisiné — au moins, cette vie de merde m’aura servi à quelque chose.
Je pris une première bouchée, et le goût me frappa instantanément.
C’était vraiment bon. Bien au-delà de ce que j’aurais imaginé pour un lieu aussi strict, aussi… inhumain.
La viande était tendre, savoureuse, parfaitement assaisonnée. Le riz avait absorbé le jus sucré-salé du poulet, et chaque grain semblait fondre en bouche.
Hier, je pensais que ce premier repas n’avait été bon que pour nous amadouer. Une sorte de mise en scène, une illusion bien huilée pour nous faire croire que cet endroit n’était pas si terrible.
Je m’étais trompé, apparemment.
Ce repas était aussi délicieux que le précédent. Et, quelque part, ça me troublait.
Si on mangeait comme ça tous les jours ici… alors peut-être que c’était déjà mieux que ce que j’avais laissé dehors.
Dans tous les cas, je n’avais plus rien dehors.
La pensée s’imposa à moi, sans émotion. Simple et sèche
À côté de moi, les conversations se poursuivaient, les voix s’élevaient, parfois des rires nerveux éclataient, comme une façon de décharger la tension encore accrochée à nos nerfs.
Moi, je restais là, seul, prenant une bouchée après l’autre, comme si je cherchais à m’ancrer dans quelque chose de réel. Quelque chose de tangible.
Je me demandais où était Ryu.
Avait-il seulement repris conscience ?
Était-il arrivé à l’infirmerie ? Était-il encore là, quelque part, allongé entre deux machines, branché comme un cobaye ?
Je n’en savais rien.
Et ça m’agaçait plus que je ne voulais l’admettre.
En seulement deux conversations, ce type avait réussi à accrocher quelque chose en moi.
Et maintenant qu’il n’était plus là, j’avais même perdu un peu l’appétit.
J’avais pas remarqué tout de suite… mais ces années qu’on allait passer ici… je devais coûte que coûte rester à ses côtés.
C’était même plus une décision, c’était comme une évidence.
Mon cœur me disait que c’était lui qui me ferait ressentir ce que mon corps demande
Le plateau devant moi était encore chaud et plein, pourtant j’avais la bouche sèche.
Mais je mangeais.
Parce que la vie apprend à se nourrir quand il y a de quoi manger.
Même quand le cœur est vide, l’instinct, lui, finit toujours par se mettre à table.
J’esquissai un sourire discret. Un peu triste peut-être quand souvenais de sa tête choquée pendant mon passage…
Cette expression figée, les yeux ronds, comme s’il venait de voir un fantôme ou une bête mythique.
Rien que ça, ça me suffisait pour vouloir le revoir. Ses expressions me rappelait tellement Sayuri
Des chuchotements insistants, comme des gouttes d’eau tombant sans fin sur le même point, me tirèrent lentement de mes pensées.
Je sentais des regards — trop lourds, trop nombreux — posés sur moi, me ramenant brutalement à la réalité.
Je ne relevai pas la tête tout de suite, mais je le sentais.
La table d’à côté avait cessé de parler aussi librement qu’avant.
Les rires s’étaient calmés. Le ton était plus bas, plus contenu.
Je fis mine de continuer à manger, mais mes oreilles, elles, écoutaient.
— C’est moi ou… ? murmura l’un d’eux.
Je n’entendis pas la fin. Peut-être qu’il avait baissé le son, volontairement.
Ou peut-être que c’était moi… peut-être que mon esprit avait décroché, encore prisonnier de mes pensées, incapable de suivre jusqu’au bout.
— Il souriait tout à l’heure aussi, pendant son éveil, répondit une voix féminine . Il avait l’air… heureux, si je peux dire.
— Sérieux ? T’es sûre ? Il avait pas juste peur ? Ou un genre de tic nerveux ? J’avais trop mal pour m’occuper de lui, j’ai rien vu, lança un garçon au timbre grave, presque blasé.
— Non non, c’était pas de la peur, crois-moi. J’étais juste derrière Mel’… demande-lui si tu veux.
Un bref silence de quelques secondes s’installa, suspendu, comme si chacun cherchait ses mots ou pesait ceux des autres. Puis une voix plus douce s’éleva, hésitante.
— Ohh… tout comme Naoki, j’ai rien vu, désolée, j’étais trop stressée, souffla la blonde, que je reconnus à son timbre vocale .
Elle s’appelait donc Mel’.
C’était bien de moi qu’ils parlaient, je le savais. Mais je ne bougeai pas.
Je les entendais distinctement, chaque mot me parvenait sans effort, pourtant je ne disais rien.
Pas même un regard, ou un geste pour leur faire croire que j’avais entendu.
Je restai là, simplement, le dos légèrement penché au-dessus de mon plateau, l’air de rien, les yeux rivés sur ce qu’il me restait à terminer.
Le bol de soupe tiédissait, et une goutte de sauce avait coulé sur le bord de mon assiette.
Je repris une bouchée, doucement.
C’est vrai, ce qu’ils disaient, après tout. Je ne peux pas nier.
C’est mon essence, cette douleur.
Alors qu’ils parlent… je ne nierai jamais.
Je mangeai ce qu’il me restait, toujours muet.
Mais dans un coin de ma tête, une pensée se glissa, calme et claire, impossible à ignorer :
Je ne suis pas comme eux.
Et ça ne me dérange pas du tout.
POV DE KAEL
Tout était noir.
Un noir profond et étouffant,. Il n’y avait ni forme, ni sensation, ni pensée claire. Seulement un vide sans fin.
J’essayais d’ouvrir les yeux, mais mes paupières restaient closes, comme scellées par du plomb.
Mon corps m’échappait. Je ne sentais ni mes bras, ni mes jambes. J’étais suspendu, immobile, comme englouti sous plusieurs mètres d’eau tiède.
Un grondement sourd résonnait dans mon crâne mais je n’entendais rien d’autre. Pas de voix, pas , juste ce bruit grave et persistant. Comme une mémoire qui refuse de mourir.
Où suis-je ?, demandai-je — sans que le son ne parvienne à franchir mes lèvres.
— Il se réveille ! Donne-moi de l’eau, Reina.
— D’accord !
J’entendais des voix au loin, comme des échos échappés d’un rêve.
J’avais cru reconnaître l’une d’elles, mais impossible de mettre un nom dessus. Elles se mêlaient au bourdonnement dans ma tête.
Dans un dernier effort, je réussis à ouvrir une paupière… puis l’autre.
Ce que je vis en premier, c’était un plafond blanc. Froid, impersonnel.
La lumière de la pièce m’aveugla presque. Mes yeux se plissèrent, mais je les gardais ouverts.
Il fallait que je comprenne où j’étais, et ce qui m’était arrivé.
Je remarquai que j’étais allongé sur un lit, relié à des câbles dont j’ignorais la fonction.
Des capteurs clignotaient lentement, rythmés par ce qui semblait être mon propre battement de cœur.
Un écran diffusait des données à proximité, silencieusement.
Une infirmerie… ou un hôpital, peut-être.
Je mis du temps à comprendre ce que je regardais. Mon esprit redémarrait lentement, comme une machine relancée après un arrêt brutal.
— Tiens, bois un peu d’eau.
Je tournai la tête vers la droite, en grimaçant sous la douleur.
À côté de moi, une femme âgée était assise. Les mains croisées sur une canne sculptée d’inscriptions anciennes.
Ses yeux gris pâle, presque transparents, conservaient un regard étonnamment vif.
— Tu n’as pas dormi très longtemps, mais ta gorge doit être sèche.
J’essayai de lui répondre, mais aucun mot ne sortit.
Ma gorge était rêche et brûlante. Aussi sèche qu’un désert.
La vieille dame leva la main d’un petit geste, et une silhouette familière s’approcha d’elle.
Mlle Hoshikawa.
Elle ne portait plus sa blouse. Juste une jupe simple et un t-shirt blanc.
Elle semblait… différente de ce matin.
Elle s’approcha du lit, puis m’aida à me redresser doucement.
À ce moment-là, une douleur fulgurante me transperça le bas du dos. Je serrai les dents, sans un cri, et ouvris simplement la bouche pour boire l’eau qu’elle me tendait.
L’eau était fraîche.
Mes sens revinrent peu à peu, un par un.
La pièce devint plus nette et les sons, plus clairs.
Mlle Hoshikawa s’était reculée, bras tendus, le regard visiblement inquiet.
Je peinais à croire qu’il s’agissait bien de la même personne.
Son autorité naturelle semblait avoir disparu, comme balayée par un coup de vent .
— Tu es à l’infirmerie de l’aile des Séraphins, dit-elle calmement en me regardant
Séraphins. Qu’est-ce que c’était encore, ça ? Toujours un nouveau nom, un nouveau mystère. Cet endroit en regorgeait décidément beaucoup.
— Qu’est-ce qui… s’est passé ?
Ma voix était faible et éraillée . Je ne la reconnaissais pas moi-même.
— Ton Calyx a subi une surcharge pendant le processus. Ton rei a explosé.
Elle marqua une pause, comme si elle hésitait à dire la suite.
— Tu as provoqué une onde de choc qui a impacté le plupart des élèves dans la salle. Puis tu t’es évanoui.
Je restai calme, comme si ces mots ne me concernaient pas.
Le seul mot qui sortit de ma bouche fut :
— Ah…
Une intonation vide, sans couleur ni poids. Un son lâché par réflexe, comme s’il avait glissé malgré moi. Mais c’était tout ce que j’étais capable de prononcer à ce moment là
La vieille femme tapota le sol de sa canne. Un petit bruit sec résonna. Et Je tournai la tête vers elle.
Elle me regardait avec bienveillance, un sourire doux au coin des lèvres.
Mon esprit, prenant conscience de ce que Mlle Hoshikawa venait de m’annoncer, je n’arrivais pas à lui rendre ce sourire.
— Ne t’inquiète pas. Tu vas bien. Et les autres aussi, dit la dame âgée .
Sa voix était grave et lente, chargée d’années et d’expériences.
— Qui êtes-vous ? demandai-je en la fixant.
— On m’appelle Amae Senzuki. Je suis la sanctive de cette aile.
Un silence s’installa.
Je ne comprenais pas exactement ce que cela signifiait, mais son regard ne mentait pas.
Je sentais que je pouvais lui faire confiance, sans même la connaître.
Peut-être à cause de sa peau fanée, marquée par les années… ou de cette aura tranquille qu’ont ceux qui ont trop vu pour encore mentir.
— Je t’ai ausculté tout à l’heure. Tu n’as rien de grave. Je vais traiter les zones douloureuses, et tu pourras repartir ensuite.
Son sourire étira doucement les rides de son visage, sans chercher à dissimuler son âge.
Je tentai de bouger un peu, juste pour mieux me placer, mais une douleur vive remonta le long de ma colonne.
— Ne bouge pas, ordonna Mademoiselle Hoshikawa.
Puis, après un bref silence, elle reprit :
— Madame Senzuki doit utiliser son Storm pour te stabiliser.
Je retombai contre le matelas, haletant.
Un goût métallique me monta à la bouche. Mon cœur battait vite.
Qu’est-ce qui s’était passé pendant le processus ?
Je ne me souvenais de rien.
Mais une chose était sûre : une douleur pareille, ça ne s’oublie pas.
Fouillant dans ma mémoire pour tenter de me souvenir, une image me revint : un sourire compatissant, lorsque je marchais vers le docteur.
Celui d’Akira.
J’espère qu’il va bien, lui… Son processus avait été quelque peu étrange, mais au moins, je l’avais vu s’asseoir avec les autres, sans encombre. Et quelque part, ça m’avait rassurée.
Les pas mesurés de Madame Senzuki vinrent interrompre le fil de mes pensées.
Elle se leva doucement, sa canne émettant un petit « tac »à chaque appui.
Elle se tenait maintenant debout près de moi et parla d’une voix calme :
—Ce que tu viens de traverser a dû être très douloureux, mon garçon.. Mais mon Storm à moi… te fera du bien.
Après ces quelques mots rassurants, elle m’aida à me tourner lentement sur le côté pour exposer une partie de mon dos. Sa main s’éleva, paume ouverte, sans même me toucher. Une lumière rose en jaillit, douce et apaisante.
Je ne ressentais aucune douleur. Juste une légère gêne, un malaise diffus, comme un corps encore engourdi. Mais rien d’alarmant.
Quelques minutes plus tard, elle m’aida encore un fois à me redresser. Je m’assis sur le bord du lit, étonné. Plus aucune douleur.
C’était comme dans le hall, le premier jour : toute la douleur avait disparu d’un coup.
— Ça va mieux ? demanda Mademoiselle Hoshikawa.
— Oui… Je crois que je ne me suis jamais senti aussi bien depuis mon arrivée, répondis-je en tâtonnant mon dos.
Madame Senzuki me tendit une écharpe gris clair, légère comme une brise d’été. C’était sans doute pour couvrir mon dos à moitié nu, une protection simple mais nécessaire.
Je la passai sur mes épaules, sans un mot.
Un soldat entra quelques secondes plus tard. Entièrement vêtu de blancs , mains croisées dans le dos. Il m’adressa un bref hochement de tête.
— J’ai fait appeler un garde. Il t’escortera jusqu’à ton aile, dit Mlle Hoshikawa.
Un garde comme les autres… sauf que son uniforme était d’un blanc profond, sans aucun insigne ni marquage. Juste cette différence — la couleur de son uniforme — suffisait à le distinguer dans cet endroit où tout semblait uniforme et sans nuance.
— Suis-moi, dit-il simplement.
Je ne répondis pas. Ma gorge était encore un peu nouée, mais au moins, je me sentais bien.
Je jetai un dernier coup d’œil à l’infirmerie avant de passer le seuil.
La lumière y était pâle, filtrée par des vitres mates. Les murs clairs, les rideaux tirés, les moniteurs silencieux… tout était d’un calme presque artificiel.
Chaque lit parfaitement aligné, chaque brancard rangé au millimètre.
Ça ressemblait plus à une salle de cryogénie qu’à un centre de soins.
Et pourtant… c’était ici qu’on m’avait sauvé.
Après cette brève introspection, je franchis la porte. Un couloir vide s’étirait devant moi, silencieux et sans âme. Nous le longeâmes sans échanger un mot. Quelques pas de plus nous menèrent hors du bâtiment, qui ressemblait étrangement à celui que nous avions visité le premier jour — à ceci près que ses couleurs, plus ternes, lui donnaient un air plus froid, presque oublié.
Je voyais enfin l’extérieur de cet endroit
Des allées parfaitement tracées s’étendaient entre les bâtiments, bordées de haies symétriques, d’arbres taillés à la perfection, de dalles blanches impeccables.
À chaque carrefour, une fontaine sculptée différemment. Des silhouettes ailées, mains tendues vers le ciel.
Je me retournai, curieux, pour observer le bâtiment que je venais de quitter.
SÉRAPHINS.
Le mot était gravé en lettres argentées sur une plaque de pierre noire.
Le bâtiment mêlait modernité et solennité
Je repris la marche, suivant le garde silencieux, automatique dans ses gestes.
Au loin, deux autres bâtiments apparurent.
Le premier, à gauche, lumineux, majestueux.
Les vitraux y dessinaient des motifs géométriques aux reflets dorés.
Gravé en lettres d’or au sommet : CHÉRUBINS.
L’autre, au sud, plus austère, plus sobre.
Des bas-reliefs ornaient ses murs comme des glyphes anciens. Et au-dessus de ses lourdes portes : DOMINIONS.
Entre les trois bâtiments, au centre du triangle, se dressait une structure plus modeste.
Béton poli, murs vitrés, lignes nettes, sans fioritures.
ADMINISTRATION, indiquait la plaque de cuivre au-dessus de l’entrée.
Je suivis le garde jusqu’aux grandes portes du bâtiment où était inscrit :Dominions. Il s’arrêta net, regarda l’entrée, puis déclara :
— Ils sont tous au réfectoire.
Et il repartit sans un mot de plus.
Je restai seul, face à ce bâtiment qui était devenu ma nouvelle demeure.
Une chose était sûre c’est que j’étais heureux d’avoir pu visiter cette école.
Elle était immense et magnifique. Bien trop imposante pour se trouver à Tokyo.
J’avais arpenté cette ville en long, en large, en travers… et jamais je n’étais tombé sur un endroit pareil. Pas même une ruine, un terrain vague, ou un chantier en cours. Rien.
Alors une question s’imposa, simple mais lourde de sens :
Où sommes-nous vraiment ?
Parce qu’un tel endroit, on ne peut pas simplement le rater.
Sortant lentement de ma bulle, je poussai la porte.
L’intérieur tranchait avec la chaleur extérieure.
Couloirs larges, murs d’un blanc pur, presque lumineux. Sols réfléchissants, plafonds hauts. Tout cela m’ennuyait. Ça manquait d’âme.
Je suivis les indications jusqu’au réfectoire, l’esprit vide.
Quand j’ouvris les portes, le léger grincement suffit à déclencher une réaction immédiate : tous les regards se tournèrent vers moi.
Mais je n’y prêtai pas attention. Je continuai simplement d’avancer, comme si leurs yeux n’existaient pas.
Je me dirigeai vers le self, récupérai un plateau chargé, puis promenai un regard à travers la salle, en quête du seul visage familier.
Certaines tables étaient pleines, d’autres à moitié vides. Muet, je ne m’y attardai pas, poursuivant mes recherches.
Un petit sourire se dessina sur mes lèvres lorsque je le vis.
Assis en tailleur sur le banc, l’air détendu, il me faisait un petit signe de la main.
Je m’approchai lentement de lui, comme si rien d’autre ne comptait vraiment, à part ces retrouvailles avec le seul que je pouvais appeler ami.
Les chuchotements autour de moi n’étaient qu’un vague fond sonore, comme le bourdonnement d’un monde auquel je n’appartenais pas tout à fait.
— Hey ! Te voilà enfin. Ça va, mon gars ?
Je pris place à sa table, un sourire discret aux lèvres.
— Oui… Ça va. Merci.
Il m’observa un moment, comme pour évaluer la sincérité dans mes mots. Puis, baissant un peu la voix — un peu trop discrètement pour que ce soit innocent — il se pencha légèrement, l’air concerné.
— T’es sûr que ça va, hein ? Et… qu’est-ce qui s’est passé pendant ton processus ?
Je pris une bouchée sans répondre tout de suite. Le riz était tiède, collant, sans goût dans ma bouche, mais je mâchai lentement, juste pour gagner du temps. Mes yeux restèrent rivés à mon assiette. J’aurais voulu que la nourriture m’absorbe, qu’elle me cache, qu’elle étouffe la question.
— Je ne sais pas… — ma voix sortit plus basse que prévu. — J’ai juste… de petits flashs du moment. Puis, plus rien. Trou noir.
Je n’avais aucune envie de fouiller cette zone encore floue dans ma mémoire. C’était comme plonger les mains dans de l’eau noire, glaciale, sans fond.
— Sérieux ? Tu te souviens pas de l’onde de choc ? Mec… t’as fait flipper tout le monde.
Je haussai les épaules, l’air las. Je ne savais même pas si j’avais envie de m’en excuser ou de m’en foutre.
— Non. Et… désolé pour ça.
Il éclata d’un rire sec, , presque nerveux. (Allonge)
— Mec, t’inquiète. J’suis pas du tout contre cette petite douleur que tu nous as fait ressentir, alors ne t’excuse pas .
Je levai les yeux vers lui, intrigué. Il avait dit ça avec un ton tellement naturel que je ne savais pas s’il plaisantait ou s’il était sérieux.
— Ah ouais ? Parfait alors, répliquai-je en esquissant un sourire tiède.
Il planta ses baguettes dans son assiette presque vide, puis se redressa légèrement, me fixant d’un seul œil plissé. Il avait l’air faussement détendu, comme s’il portait un masque bien cousu.
Après quelques secondes ou son rire sestompa lentement il émit un soupir et dit sans me regarder
— Tu me trouves bizarre ? demanda-t-il d’une voix calme, mais avec un petit tremblement presque imperceptible. Il continua : Enfin je dis ça parce que je sais que… comme les autres, tu me vois comme un fou.
Je le fixai deux secondes. Mes baguettes suspendues à mi-chemin entre l’assiette et ma bouche. La mâchoire légèrement ouverte.
Je ne savais pas quoi dire.
Je ne savais même pas ce qu’il attendait comme réponse.
Je voyais juste ce regard, un peu éteint, chargé, comme s’il portait l’habitude des silences malaisants et des yeux fuyants.
Je l’ai vu. Nous l’avions tous vu prendre un certain plaisir durant son éveil.
Mais… ai-je seulement le droit de lui demander des explications ?
Peut-être que c’était sa manière à lui de respirer ou de survivre.
Je ne voulais pas l’enfermer dans un jugement sans le connaître alors je décidai de ne rien demander pour l’instant
Je me redressai lentement, puis posai doucement mes baguettes.
— T’inquiète, murmurai-je. Je suis là pour toi. T’as pas besoin de t’expliquer, si t’en as pas envie
Je me levai un peu, me penchai vers lui, et posai une main sur son épaule. Un geste simple, mais dans lequel je mis toute l’absence de jugement que je pouvais.
— Quand tu te sentiras prêt, je serai là, Akira.
Il eut un léger mouvement de recul, comme s’il ne s’attendait pas à ça. Puis il sembla réfléchir une seconde. Son regard changea, se fit plus lointain, comme s’il voyait à travers moi, ou peut-être derrière moi, vers quelqu’un d’autre.
Il souffla presque dans un murmure :
— Tu lui ressembles tellement…
Il n’avait pas précisé de qui il parlait, mais je n’avais pas besoin de lui demander. Je sentais que ce n’était pas une comparaison légère
Il avait un ton… mélangé entre le manque, la blessure, et un peu de tendresse amère. Comme quelqu’un qui se rend compte d’une ressemblance qu’il aurait préféré ignorer.
Je me rassis sans rien dire. Mon cœur battait plus vite, mais je restai calme.
Ce garçon, que je connaissais à peine — à peine depuis hier — que j’avais vu seulement quelques fois, mais jamais avec un visage triste, se tenait là, devant moi, avec une expression que je n’avais encore jamais vue chez lui.
Il releva les yeux vers moi, comme s’il m’offrait une dernière vérité.
— Tu sais… j’ai pas toujours été comme ça. Trouver du plaisir dans la douleur… c’est pas ce que j’étais, au début.
Sa voix tremblait légèrement, mais il restait digne. Et à ce moment précis, je ne voyais plus Akira l’ami calme. Je voyais dans ses yeux, un garçon en train de survivre à ses cicatrices, à sa façon.
Je voulais lui dire quelque chose, n’importe quoi mais
Je voulais lui dire quelque chose, n’importe quoi… mais les mots restaient coincés, là, au bord de ma gorge. Comme s’ils savaient, eux aussi, que ce n’était pas le moment pour des banalités.
Alors je me tus. Et je l’écoutai.
— Tout est parti de sa grossesse », souffla-t-il, l’air sombre et marqué par le passé.
FLASHBACK
POV: Akira Masashi
XX-XX-2012
Papa a encore disputé maman………
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