De faim à fin
⚠️TRIGGER WARNING
Ce chapitre contient des passages sensibles : violences domestiques, maltraitance infantile, trauma psychologique, pensées suicidaires.
La lecture peut être difficile. Prenez soin de vous avant tout.
Si vous sentez que c'est trop, ne vous forcez pas. Écrivez-moi, je vous enverrai un résumé global pour que vous puissiez suivre l'histoire sans être trop exposé(e).
Si vous vivez des choses similaires, parlez-en à quelqu'un de confiance. Et si vous n'avez personne, sachez que je suis là aussi.
Avec tout mon cœur,
_______
FLASHBACK
POV : Akira Masashi
XX-XX-2012
Papa s'était encore disputé avec Maman......il criait très fort. J'avais mal au ventre parce que les cris de Papa me faisaient vraiment peur.
Je ne comprenais pas pourquoi il était aussi méchant avec Maman aujourd'hui, mais je savais que c'était grave car il disait des choses méchantes et des gros mots.
Mon ventre a fait encore plus mal quand Papa a hurlé :
— Je t'ai dit de prendre ta pilule, idiote ! Tu sais bien qu'on n'a pas les moyens. On se perd déjà avec Akira qui n'a que 4 ans et tu veux encore en rajouter ?
Papa a dit mon nom..... qu'est ce que j'ai fait ? Et c'était quoi, pilule ?
Ça devait pas être bon car quant Papa disait ce mot , Maman baissait la tête et pleurnichait, comme moi quand elle me grondait.
J'aimais pas voir Maman triste comme ça . Je voulais que Papa arrête de crier. Qu'il parte, pour que Maman soit de nouveau heureuse et qu'elle me chante une jolie chanson.
À l'école, la maîtresse avait dit que dans une famille, on devait s'aimer, même si on passe par des difficultés. Parce que l'amour, c'est ce qui reste quand tout va mal.
Mais là, j'ai l'impression que notre amour à nous s'est caché quelque part. Très loin de notre maison.
Je regardais Maman qui essayait de parler. Sa voix tremblait un peu . Elle parlait tout doucement, comme quand elle me borde le soir pour pas me réveiller.
— Je les ai prises, je te jure... mon cœur...
Je crois que Papa n'a pas aimé la réponse de Maman, parce que ses yeux sont devenus tout rouges, comme les méchants dans les films. Et il a poussé Maman très très fort.
Elle a cogné le mur. J'avais trop peur de Papa à ce moment là . Il était devenu un méchant.
Alors j'ai couru vers Maman, parce que j'étais son super-héros et je devais la protéger de Papa qui était le vilain.
— Si t'avais pris tes putains de pilules, on n'en serait pas là ! T'aimes me voir courir partout pour avoir des jetons ? C'est pour ça que t'as pris cette maudite grossesse, non ? Cinq mois... t'as fermé ta gueule jusqu'à tes cinq mois. T'peux même plus avorter maintenant, hein ?! Bordel, j'me casse.
Après avoir crié très fort, Papa a pris sa veste noire et est parti, sans même me dire au revoir...
Ces derniers temps, il se mettait souvent en colère.
Je voulais juste revoir Papa et Maman comme avant, quand ils se faisaient des câlins tout le temps, en me serrant aussi.
J'étais resté là, les bras autour de Maman.
Elle était restée par terre, contre le mur. Comme si elle n'avait plus de jambes pour se relever.
Elle pleurait, mais ne faisait pas de bruit, je sentais juste ses larmes couler sur mes cheveux.
J'ai moi aussi commencer a pleurer parce que j'aimais pas voir Maman et Papa comme ça.
Maman... Je crois que c'est parce qu'elle avait mal qu'elle pleurait. Papa l'a poussée très fort.
************
XX-XX-2015
J'étais assis par terre, à rien faire, et je regardais le mur tout sale. Il y avait des bouts qui tombaient.
La maison sentait toujours un mélange bizarre... comme de la poussière et de l'huile froide.
Les vitres étaient cassées sur les bords, et le sol faisait du bruit même quand on ne bougeait pas.
À côté de moi, elle dormait.
Cette toute petite boule d'amour qui m'aidait à tenir depuis que tout avait changé.
Ma petite sœur, qui n'a que trois ans.
Elle était apparue après tout le monde, mais je l'aimait plus que les dessins animés que je regardais avant. Même plus que les gâteaux.
Je crois que je l'aimais tellement que j'en avais mal au cœur quand elle pleurait.
Depuis le jour où Papa et Maman se sont disputés violemment, et que Papa a pris sa veste pour partir, on ne l'a plus jamais revu.
Ce jour-là... je comprenais pas tout.
Même maintenant, à mes sept ans, je suis pas sûr d'avoir compris pourquoi il criait.
Mais y avait un truc que je savais très fort dans ma tête : c'était la faute de Papa.
Parce que Maman... elle, c'était une reine.
Enfin... elle l'était avant.
Quand Suya est née, tout a changé.
Maman qui avant était gentille et douce, celle qui me chantait des chansons et m me caressait les cheveux avait changer
Elle n'était pas méchante... mais c'était plus la même Maman.
Je ne la détestais pas.
Mais j'aimais pas trop quand elle s'approchait de Suya, parce que souvent, quand elle le faisait... Suya pleurait.
Et moi, j'aimais pas voir ma petite sœur pleurer.
Je me perdais dans mes pensées quand la voix de Maman m'a ramené à elle :
— Sois sage avec ta sœur, je reviens vite.
Cette phrase, je l'avais tellement entendue pendant ces dernières années que j'avais fini par ne plus y croire. C'était devenu comme une phrase de dessin animé qu'on connaît par cœur... mais qui veut plus rien dire.
Maman, assise sur sa chaise, était très belle. Comme toujours, quand elle sortait.
Elle avait mis plein de couleurs sur ses joues et sur sa bouche.
Ses yeux bleu clair brillaient comme les pierres dans les bagues.
Elle avait attaché ses cheveux en un chignon haut, mais il y avait des mèches qui tombaient un peu, comme si elle avait couru.
Ses boucles d'oreilles brillaient aussi. Elles étaient fines, longues, et bougeaient à chaque fois qu'elle tournait la tête.
Et elle portait une robe noire collée à son corps, avec des lignes brillantes dessus, comme des éclairs.
On aurait dit une princesse.....Non, les princesses, elles portaient de belles robes qui tournaient quand elles dansaient, avec des fleurs ou des rubans, et elles souriaient tout le temps.
Pas comme Maman.
Quand elle a vu que je répondais pas, mais que je la regardais, elle a affiché un petit sourire bizarre et a dit:
— Tu sais, cette robe coûte tellement cher...même si je vous vendais toi et ta sœur, je pourrais pas me l'acheter.
Je n'ai rien dit. J'étais trop habitué à ses petites phrases méchantes. Je voulais pas pleurer devant elle. Je voulais pas l'énerver aujourd'hui.
J'ai pris mon courage, comme un grand, et j'ai changé de sujet. Fallait que je parle d'un truc plus important.
—Euhh Maman... Su' pleure depuis ce matin. Elle doit avoir faim. Elle a rien mangé dep...
Je n'ai même pas eu le temps de finir ma phrase que ma joue s'est mise à brûler d'un coup, comme si elle avait pris feu.
Mes yeux se sont fermés tout seuls, et quand je les ai rouverts, j'ai mis ma main sur ma joue doucement et j'ai croisé le regard de maman Maman qui s'était accroupie devant moi. Son visage était tout dur.
J'ai tout de suite compris.
Je savais ce qui allait venir...
Elle me regardait sans cligner des yeux. Ses mains, celles qui venaient de me gifler, tremblaient un peu. Et elle grinçait des dents quand elle a murmuré :
— C'est votre faute.
Sa voix était dure et froide
— C'est à cause de vous que ma vie est comme ça.
Je comprenais pas alors je l'ai regardée sans parler. Ma joue me brûlant encore.
— Ton père est parti parce que vous êtes là. Toi... et cette chose-là !
Elle a tourné la tête vers Suya, qui dormait.
Ma petite sœur avait la bouche un peu ouverte, et faisait un petit bruit mignon en respirant.
Mais d'un coup, Maman s'est levée.
Elle a marché vite vers elle. J'ai eu peur alors j'ai voulu l'arrêter:
— Maman, n...
Mais ma phrase s'est arrêtée dans ma bouche.
J'ai vu Maman attraper Suya par le bras comme une poupée qu'on secoue.
Le cri de ma petite sœur m'a déchiré le cœur.
— C'est ta faute ! Même pas capable de faire deux jours sans manger ? Tu crois que le monde t'appartient, sale gamine ?!
Et elle l'a poussée.
Suya a glissé sur le sol, et sa tête a tapé le coin du mur.
Pas assez fort pour s'évanouir... mais assez pour qu'elle se mette à hurler plus fort .
Je me suis jeté vers elle et je l'ai prise dans mes bras.
Elle pleurait fort. Les larmes coulaient partout et ses yeux étaient à moitié fermés.
— Chhhht... c'est pas grave, je suis là... je lui chuchotais.
Je voulais qu'elle sache que j'étais là pour elle .
Que rien ne pouvait lui arriver.
Même si, je tremblais comme une feuille.
J'avais tellement peur de Maman.
Quand j'ai croisé son visage à nouveau elle ne disait rien mais son regard parlais à sa place.
Quelques secondes après nous avoir regarder mal elle a soufflé un petit coup, comme quand on est fatigué, et a pris son sac accroché au mur, et ses talons rouges que j'avais cirés la veille.
— Je vous déteste.
Après ces mots, elle est sortie.
Et la porte a claqué.
Il restait plus que nous deux. Et franchement, ça m'allait très bien.
J'étais tellement terrifié par Maman que, rien qu'en sa présence, j'avais une grosse boule dans le ventre. Mais là, elle était partie... et en même temps qu'elle, ma peur avait disparu .
Je suis resté par terre, Suya contre moi, les larmes encore toutes chaudes.
Elle ne disait plus rien, elle était devenue silencieuse.
Mais... jusqu'à quand pourra t-elle sécher ses larmes après les coups de maman ? Jusqu'à quand devra t'elle supporter cette douleur ?
Je la berçais doucement en caressant ses cheveux noirs soyeux.
Je repensais à la fois où tout a commencé.
Quand Maman a frappé Suya pour la première fois. Elle n'avait que deux ans.
Je me souviens encore du regard qu'elle lui avait lancé.
Un regard...inhumain. Qui ne doit pas être destiné à un bébé.
Moi, elle ne me frappait pas tant que ça. Juste quand je parlais trop de Suya.
Sinon, elle m'ignorait.
Quand Suya a serré mes doigts avec ses petites mains, j'ai quitté mes pensées et j'ai regardé son petit visage... tout mignon.
Elle avait de tout petits cheveux noirs qui partaient un peu dans tous les sens. Ses yeux, eux, étaient grands, tout clairs, un peu comme l'eau quand elle brille.
Elle ressemblait à un petit chat triste.
Je lui ai souri et je l'ai prise dans mes bras. Ensuite je l'ai posée doucement sur le tas de draps que j'avais fait pour lui servir de lit.
Puis, je suis allé mettre de l'eau à bouillir. J'allais lui masser le dos. Peut-être que ça allait lui faire du bien.
**********
— Madame, s'il vous plaît... prenez soin d'elle encore aujourd'hui.
Je la suppliais depuis maintenant plus de trente minutes. J'avais mal aux jambes à force de rester debout, et encore plus aux bras, parce que je portais Suya tout ce temps.
Elle ne dormait pas. Elle me regardait juste, fatiguée. Moi aussi j'étais fatigué, mais j'avais pas le droit de lâcher.
Madame Inoue était assise sur une vieille chaise en plastique, devant la porte de la crèche. Elle buvait son thé froid, en me regardant comme si j'étais un moustique qui faisait trop de bruit.
J'avais beau parler doucement, supplier, faire les yeux tristes... rien ne marchait. Elle soufflait, levait les yeux au ciel, tapotait son pied comme si elle attendait juste que je parte.
— Ça fait des mois que tu me dis ça ! Pas d'argent, pas de crèche ! C'est pas mon problème, petit.
Sa voix était sèche, comme si elle avait oublié que Suya c'était un bébé.
Un vrai bébé qui pouvait pas rester seul à la maison.
Bien trop habitué à cette situation, j'avais déjà prévu sa réponse.
Sur le chemin pour venir ici, j'avais répété plein de fois ce que j'allais lui dire pour la convaincre.
— S'il vous plaît, Madame Inoue... Je vous jure, je vais faire vite. Laissez-moi juste aller à l'école. Je reviendrai la chercher. Je peux même rater les derniers cours si vous voulez. Je vous le promets.
J'étais obligé d'y aller, de toute façon.
Si Maman apprenait que j'avais séché... elle me frapperait. Mais pas seulement moi. Elle frapperait aussi Suya.
Et là, ce serait pire.
Je pouvais encaisser pour moi... mais pas pour elle.
Je fixais le sol, en espérant que Madame Inoue comprenne au moins un peu. Juste un tout petit peu.
Mais non. Sa réponse me donna envie de fondre en larmes
— T'es sérieux là, espèce de petit bâtard ?
T'as mis une fille enceinte ou quoi ? Tu joues au papa avec elle comme si c'était la tienne.
T'es pas orphelin pourtant. Qu'est-ce qu'elle fout, ta mère, depuis tout ce temps ?
Je n'ai rien répondu.
D'abord, parce que je ne savais pas quoi dire.
Et aussi parce que je voulais pas qu'elle parle mal de Maman.
Alors, je me suis simplement mis à genoux, avec Suya dans mes bras.
J'ai baissé la tête, pour supplier sans rien dire.
— Bordel... relève-toi ! Tu veux que les passants disent quoi de moi ? Cest toujours la même chose avec toi.
C'est là que j'ai capté qu'on était encore dehors.
J'étais tellement concentré sur mon discours de persuasion que j'avais même oublié où on était.
J'ai levé les yeux, comme pour voir si personne ne nous avait vus. Heureusement, il n'y avait encore personne !
Je voyais juste la route en face de moi, avec des trottoirs vides et des voitures qui roulaient à toute vitesse, sans jeter un regard sur nous.
On se tenait devant un petit bâtiment avec une grande enseigne : "Yume no Hikari".
Il était un peu vieux, avec des murs blancs et des dessins d'enfants sur la porte.
Y'avait un petit portail bleu qui grinçait quand on l'ouvrait.
C'était la crèche devant laquelle je me mettais à genoux chaque matin depuis maintenant plusieurs mois.
À la naissance de ma sœur, Maman était gentille....Du moins, pendant la première année.
Elle donnait de l'argent à la crèche pour surveiller ma sœur , puis elle sortait chercher comment acheter du lait, des couches, des habits pour Suya... et même un peu de nourriture pour nous.
Elle galérait beaucoup, mais elle essayait je le voyais . J'étais content quand elle rentrait le soir , même fatiguée, parce qu'elle nous souriait encore à ce moment là .
Mais quand Suya a eu un an et trois mois, tout a changé.
Maman ne donnait plus rien. Plus d'argent pour la crèche, plus de lait, plus de couches.
Elle se plaignait tout le temps des dépenses. Elle disait que tout était de notre faute, qu'on était des boulets, qu'on l'empêchait de vivre.
Elle partait le matin et ne revenait plus le soir. Parfois même, elle disparaissait deux ou trois jours.
Et quand elle revenait... elle hurlait, cassait des trucs, et nous regardait comme si on était des monstres.
Comme si on l'avait trahie, alors que nous, on avait juste... on essayait juste de survivre dans la faim.
A ses deux ans, les coups ont commencé à pleuvoir pour n'importe quoi.
Si je faisais du bruit, elle me frappait.
Si Suya pleurait trop longtemps, elle la frappait.
Si le repas n'était pas prêt — alors que j'avais rien à cuisiner — elle me criait dessus, puis elle me tapait.
Quand je séchais l'école pour m'occuper de Suya, elle me frappait aussi.
Mais ce qui me faisait le plus mal, c'était pas les coups sur moi.
C'était ceux sur elle_ ma petite sœur.
Suya ne disait rien, elle ne faisait que hurler
Au début, c'était normal : elle ne savait pas parler.
Mais maintenant qu'elle a trois ans... elle ne dit toujours rien.
Je ne pouvais rien faire, à part la protéger quand j'y arrivais, la cacher derrière moi, ou lui murmurer des trucs doux après.
Mais je savais que ça suffisait pas.
— Sois de retour avant 11h30. Y'a pas de bouffe pour elle à midi.
Je finissais les cours aujourd'hui à 14h30, mais j'étais heureux.
Heureux, parce que je pourrais quand même suivre quelques cours, le cœur un peu plus léger, en sachant que Suya serait en sécurité.
Je pourrais même lui prendre un petit truc à manger à la cantine.
Les yeux embués de larmes, je me suis incliné, comme on m'avait appris pour montrer le respect, et j'ai dit doucement :
— Merci, Madame. Je serai là pile à l'heure.
Je lui ai tendu Suya, qui s'était endormie dans mes bras.
Sa tête reposait contre mon épaule, ses petits cheveux noirs un peu collés par la chaleur. Sa bouche entrouverte laissait sortir une respiration calme, presque silencieuse. On aurait dit un tout petit oiseau fatigué.
Puis, j'ai couru vers l'école.
XX-XX-2018
Les années sont passées. Certaines choses ont changé, et d'autres non.
Elles sont passées en râpant les murs de notre foyer, en creusant un peu plus chaque fissure, celles qui ont entendu nos pleurs et nos supplications.
Elles sont passées, refermant certaines blessures physiques et mentales... mais en ouvrant d'autres, plus profondes, plus silencieuses et plus cruelles encore.
Mais au milieu de tout ça... mon amour pour elle, lui, n'a pas changé.
Au contraire, il est devenu plus fort, comme un fil invisible qui grandit chaque jour, même quand tout s'effondre autour.
Dans cette maison dont la façade était plus abîmée qu'avant, les coins plus écaillés, des souvenirs douloureux moisissaient dans les recoins.
Ma seule force, c'était elle.
Quand elle riait — comme une goutte de lumière tombée par erreur dans ce décor gris — elle me ravivait.
C'était comme si, pendant une seconde, tout ça comptait un peu moins.
L'humidité des murs, les fissures, le froid, les silences... s'éloignaient juste assez pour me laisser respirer.
Ma sœur. Ma Suya. Ma petite lumière.
J'ai maintenant dix ans, et ma sœur en a six et demi.
Trois années de galère sont passées. Trois années où j'ai grandi trop vite, malgré moi.
Au début, maman venait presque tous les jours. Au moins, elle passait... j'imagine qu'elle venait nous voir.
Mais plus les mois passaient, plus ses absences se faisaient longues. Et paradoxalement... ça me rassurait. Car les jours sans elle étaient souvent les plus doux.
Mais même après tout ce temps, malgré les changements sur nos corps, nos voix, nos visages... maman, elle, restait la même.
Les coups, eux, n'avaient jamais cessé.
Elle nous frappait pour tout, et pour rien les rares fois où elle rentrait .
Quand Suya avait enfilé à l'envers l'un des seuls vêtements qu'elle lui avait offerts — un de ceux censés cacher sa nudité dégoûtante, comme elle l'avait dit — elle l'avait battue.
Quand j'avais voulu m'interposer, elle m'avait frappé aussi. Toujours des coups injustes et violents
C'était devenu la routine quand elle rentrait... mais un soir, quelque chose a changé.
Un soir, un événement s'est produit. Une scène que je n'oublierai jamais. C'est ce moment-là qui m'a fait comprendre que si je ne changeais rien, jamais Suya ne connaîtrait le bonheur.
Ce soir-là, une nuit comme les autres
Maman était rentrée plus joyeuse que d'ordinaire. Elle avait même apporté un petit plat bon marché. Rien d'extraordinaire, mais... on était surpris.
Suya et moi, on avait cru qu'elle avait changé à cause de ce petit geste..... Que peut-être... on allait retrouver notre vraie maman. Celle qui nous berçait pour nous endormir.
Mais un pot brisé ne se répare pas.
Après être rentrer elle nous avait tendu la nourriture avec un sourire :
— Mangez, je vais prendre ma douche.
Suya avait esquissé un petit sourire. C'était si rare. Et moi, je me sentais heureux simplement parce qu'elle l'était.
On a donc commencé à manger lentement . Ce n'était pas un plat luxueux, mais le fait qu'il vienne de maman le rendait spécial. Tellement spécial... qu'on a voulu le savourer en prenant notre temps .
Et c'était notre erreur.
Quand maman est sortie de la douche, en serviette, les cheveux encore trempés, elle nous a regardés. Ce regard... celui qu'elle avait toujours juste avant de dire quelque chose de cruel.
Elle s'est approchée de nous avec un drôle de sourire.
Ignorant son regard, j'ai cru qu'elle était heureuse . J'ai voulu y croire. Mais dès qu'elle a posé sa main sur la tête de Suya... j'ai su. J'ai compris, rien qu'à la tension dans ses doigts que ce n'était pas le cas.
Connaissant cette situation j'ai voulu parler mais je n'ai pas eu le temps d'ouvrir la bouche qu'elle a murmuré d'une voix amère près des oreilles de Suya :
— Espèce d'idiote... Tu aimes ça, hein ? C'est délicieux n'est ce pas ? Moi aussi, j'aimais ça... quand je le partageais avec ton père.
Et là, sans prévenir, sa main s'est abattue sur la joue de Suya. Un claquement sec, plus violent que d'habitude .
Ce jour là, elle l'a battue comme jamais.
J'ai essayé de m'interposer. Mais qu'est-ce qu'un gamin de dix ans peut faire contre une adulte ?
Je tirais sur elle, j'agrippais sa taille, mais ses deux bras devenaient des armes, et ma sœur, leur cible.
Elle lui a infligé plusieurs coups et c'est sous cette douleur, dans cette brutalité, que j'ai entendu la voix de ma sœur dire un mot complet pour la première fois
Ma sœur de 6 ans qui n'avait jamais parler a dit son tout premier mot. Et ce n'était pas « papa », ni « maman ». Ni même mon nom
Elle a dit, entre deux sanglots :
— Pardon, maman. J'ai mal
Mes bras se sont desserrés du ventre de maman à l'entente de sa supplication . Mon cœur s'est brisé.
Suya avait enfin parlé.. À six ans.
Mais à quel prix ?
Est-ce que je suis égoïste de penser que j'aurais préféré qu'elle reste muette, si ça avait pu lui éviter ça ?
Le premier mot de Suya m'a arraché le cœur. Et ce jour là j'ai décidé de ne plus laisser ma sœur souffrir.
Je suis donc devenu, le frère, le père, la mère et le bouclier de ma soeur.
— Aki, pourquoi tu ne m'écoutes pas ?
La douce voix de celle qui me fait tenir dans ce monde cruel me ramena au présent.
Je croisai son regard, ce visage si familier, mais qui avait bien changé avec les années. Pourtant, à mes yeux, elle restait toujours cette petite fille de deux ans que je portais dans mes bras, les soirs de peur et les matins d'angoisse.
Nous étions assis sur le même banc du parc, celui de notre quartier, comme tous les jours depuis maintenant plus d'un an.
À cette heure-ci, Suya venait de sortir de l'école et moi du travail.
Un enfant de dix ans qui travaille pour nourrir et scolariser sa petite sœur... C'est le genre de choses qu'on voit dans les films. Mais malheureusement , la réalité me l'a imposé.
Quand maman a commencé à disparaître de plus en plus, j'ai compris qu'il fallait faire quelque chose. J'avais huit ans à ce moment là. J'ai décidé de chercher du travail pour pouvoir subvenir à nos besoins . Ce n'était pas simple, évidemment.
Au début, je faisais ce que je pouvais. Je portais les sacs des voisins, j'aidais à balayer devant les boutiques contre quelques pièces.
Puis un jour, Monsieur Otto, un vieux du quartier qui connaissait notre situation, m'a proposé de devenir livreur de journaux. C'est lui qui m'a donné ma première vraie chance.
Quand il m'a tendu la sacoche pour la première fois, il a dit :
— T'es jeune, t'as de l'énergie. J'suis sûr que tu livreras mieux que les grands. Mais fais attention, hein. Je veux pas que la police vienne me chercher.
Certains diront qu'il a fait travailler un enfant. Moi, je dirai qu'il m'a tendu la main quand plus personne ne le faisait. Et pour ça, je lui suis reconnaissant.
Mes journées sont devenus réglées comme une horloge. Le matin, j'ai cours. Et dès la cloche, je pars au boulot. Suya, qui est maintenant en CP, mange à la cantine, puis vient m'attendre ici, au parc.
C'est devenu notre petit rituel. Je préfère qu'elle m'attende là, plutôt que seule à la maison. J'ai toujours peur que maman revienne d'un coup et tombe sur elle...
Suya commençait à s'impatienter. Son regard fixait le mien avec douceur. Un sourire en coin flottait sur ses lèvres. Je décidai enfin de lui répondre, en lui pinçant les joues doucement :
— Bien sûr que je t'écoute ! Si je t'écoute pas, qui j'écouterai ?
Elle a ri, ce petit rire tout doux, ce sourire qui me fait fondre. Elle est belle... Tellement belle. Et plus le temps passe, plus elle devient sublime.
Ses cheveux ont foncé avec les années, ils sont plus soyeux, presque comme du coton. Quelques mèches tombaient toujours dans ses yeux.
Maman les coupaient dès qu'ils devenaient un peu longs. Elle disait que Suya lui ressemblait trop quand elle les laissaient pousser. Et ça, visiblement, elle le supportait pas.
— Il commence à faire froid... Tu veux qu'on rentre ? lui ai-je demandé.
Elle a hoché la tête immédiatement . On s'est levés ensemble. J'ai attrapé son petit cartable rose, comme d'habitude, et je l'ai calé sur mon épaule libre. Celle qui ne portait pas déjà le mien.
On a traversé le parc à pas lents, comme toujours.
Le sol était tapissé de feuilles mortes, un mélange de bruns et de jaunes que le vent faisait voler devant nos pieds. Les allées étaient fendues par des lignes de gravier mal posées, et les bancs en bois grinçaient quand on s'y asseyait trop fort.
À cette heure-là, il n'y avait presque plus personne, juste le bruit lointain des voitures, et parfois, le cri d'un oiseau qui rentrait chez lui.
Les lampadaires s'allumaient déjà, leur lumière orangée dessinant des ombres longues sur les sentiers.
C'était notre petit monde, un peu bancal, mais à nous.
Suya, accrochée à mon bras, regardait droit devant. Puis, sans prévenir, elle a lancé :
— Tu sais, Aki, aujourd'hui la maîtresse a dit que j'étais lumineuse.
Elle a rigolé en disant ça, mais ses joues sont devenues toutes rouges.
Elle était tellement timide. Ça m'a fait sourire.
— Elle n'a pas tort. C'est vrai que t'es lumineuse, Su'.
Elle a baissé les yeux, gênée, et a serré doucement ma manche.
— Si je suis la lumière... alors toi, t'es mon ciel. Parce que sans toi, j'existerais pas vraiment.
J'ai eu un petit rire nerveux et je lui ai ébouriffé les cheveux. Et j'ai rien dit.
Parce que quand elle me sort des trucs comme ça, j'ai juste envie de pleurer.
Mais je peux pas. Je suis son bouclier.
Et un bouclier, ça pleure pas.
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On s'approchait de la maison, longeant les trottoirs fissurés de notre quartier. Les murs écaillés et les portails rouillés. Certains immeubles tenaient encore debout par miracle.
Des enfants de mon âge jouaient encore dans les ruelles, leurs cris résonnaient dans le lointain. Une odeur de pain grillé et de plastique brûlé flottait dans l'air. C'était un quartier modeste, mal aimé du monde, mais c'était chez nous.
Suya marchait à côté de moi, silencieuse.
Elle balançait doucement son bras, comme si elle dansait avec le vent.
D'ordinaire elle ne parlait pas beaucoup, peut-être à cause de tout ce qu'on avait vécu. Mais là, y'avait quelque chose dans son silence... quelque chose d'étrangement lourd.
J'allais lui demander si tout allait bien, mais elle m'a devancé :
— Dit Aki'... quand on meurt... on oublie tout, non ?
J'ai froncé les sourcils.
Je savais pas si c'était juste une question d'enfant, ou si c'était plus profond que ça. Alors j'ai répondu simplement
— Hein ? Oui... enfin j'crois. Tu sais, j'ai pas encore visité la mort.
J'ai dit ça avec un ton taquin, histoire d'alléger l'ambiance.
Mais à l'intérieur, j'étais pas tranquille.
Un klaxon strident a retenti derrière nous. Un camion allait passer. Mon regard a plongé aussitôt vers Suya pour l'emmener loin de la route
J'ai voulu lui prendre la mais mais avant même que j'aie compris ce qui se passait, elle avait quitté le trottoir.
Ses petits pieds avaient bondi vers la route.
— SUYA !!
J'ai hurlé. Mon cœur s'est arrêté.
Je l'ai vue courir... et je me suis aussitôt élancé pour la rattraper
Le bruit assourdissant du camion se rapprochait,
Je ne pensais plus à rien. Tout ce que je voyais, c'était elle. Et tout ce que je voulais, c'était l'attraper.
Par miracle — ou je ne sais par quel hasard — j'y suis arrivé à temps. Une seconde de plus... et elle n'aurait peut-être pas sur..........
Le camion nous dépassa en rugissant, soulevant un vent lourd et chaud dans son sillage. Mes oreilles sifflaient, mais ce n'était pas à cause du bruit. C'était mon cœur.
Il cognait, cognait si fort que j'avais l'impression qu'il allait exploser. Comme un marteau fou, il tapait contre ma poitrine, contre mes os, contre ma gorge. J'étais étourdi, tremblant. Je ne savais même plus si je respirais. Je ne savais même plus si j'étais vivant... ou si j'avais tout raté.
Mais ses bras étaient là, autour de moi. Et sa petite voix brisée.
— C'est faux, Aki'.
J'ai relevé la tête, lentement, comme si j'étais sous l'eau. Elle avait le visage inondé larmes.
— C'est faux... La maîtresse, elle a jamais dit que j'étais lumineuse. Elle a dit que j'étais méchante. Elle dit que c'est pour ça que j'ai souvent des bandages... parce que je ne facilite pas la vie à maman. Alors elle me frappe.
Chaque mot me déchirait de l'intérieur. J'aurais préféré qu'on me plante un couteau dans le ventre, ça aurait fait moins mal. Je voulais crier, hurler, fuir ce moment mais j'étais coincé. Cloué dans ses yeux.
J'étais là, incapable de dire quoi que ce soit quand elle a continuer:
— les élèves de ma classe ne me parlent pas... Ils me bousculent tout les jours. Et Nouya me tire toujours les cheveux super fort. Et Sébastien, il dit que moi et mon frère, on n'a pas de parents. Je veux plus aller à l'école Aki', ni à la maison. J'ai peur, grand frère.
À ces mots, elle m'a regardé droit dans les yeux. Et j'ai vu tout. Toute sa douleur, toute sin innocence, toute sa honte et toute sa fatigue.
C'était juste une enfant qui demandait qu'on la laisse tranquille.
Moi, un bouclier ? Foutaises. J'étais même pas foutu de la protéger de gamins de son âge. Même pas foutu de voir ce qu'elle cachait derrière ses sourires timides.
— Aki', s'il te plaît... laisse-moi partir. Je veux oublier...
Cette phrase a tout effacé. Comme un raz-de-marée qui emporte les murs, les souvenirs, les forces. Je ne savais plus quoi faire. Je ne savais plus quoi dire. Et pour la première fois depuis des années, j'ai senti quelque chose couler sur mes joues. C'était chaud.
À cet instant précis, j'étais plus un bouclier. J'étais plus un grand frère. J'étais même pas un héros, ni un exemple, ni un ciel. J'étais juste... un enfant de dix ans, au bord d'une route, qui n'en pouvait plus de voir sa sœur souffrir.
Alors j'ai laissé tomber nos cartables, dans un bruit sourd contre le trottoir.
J'ai serré Suya fort dans mes bras. Elle sanglotait contre ma poitrine. Elle tremblait comme une feuille dans le vent. Mais je n'étais pas mieux
On a pleuré longtemps.
Deux enfants, accrochés l'un à l'autre, comme si on allait couler si on se lâchait. Deux cœurs qui saignaient en silence, deux âmes trop petites pour tout ce qu'on leur avait fait porter.
Je lui murmurais, tout doucement, comme une prière :
— Je suis là pour toi, Su'. Toujours là. T'es pas bizarre. T'es pas méchante. T'es pas seule. Même si le monde il comprend rien... même si les gens ils sont aveugles, même si tout est moche autour... toi, t'es pas moche. T'es pas de trop. Tu mérites de vivre. Tu mérites d'être aimée, Suya.
Je lui ai caressé les cheveux, lentement. Et je lui ai soufflé dans l'oreille :
— Si toi t'es la lumière... alors moi je serai l'ombre qui te cache du mal. Le toit qui t'abrite. L'épaule où tu pourras toujours te poser. Jusqu'à ce que tu n'aies plus jamais envie de partir.
Elle a juste hoché la tête contre moi.
Et on est restés là à s'enlacer. Jusqu'à ce que le vent tombe, que le soleil baisse, que le monde se taise un peu.
Et que notre souffle redevienne calme.
_______
Après ce petit moment seuls à seuls, face à notre douleur, on est rentrés à la maison dans un silence qui pesait lourd. Il n'y avait que les petits reniflements étouffés de ma sœur , qui brisaient le calme.
Arrivés devant la porte de la maison , j'ai tourné la poignée doucement, plus par réflexe que par prudence et j'ai jeter un regard à l'intérieur.
— Elle est pas là, j'ai murmuré.
Suya n'a rien dit. Mais elle a soufflé comme si elle retenait son souffle depuis des heures, et qu'elle pouvait enfin respirer.
Avec l'argent gagné aujourd'hui en travaillant, j'avais acheté un peu de nourriture : du riz, un petit morceau de poisson, et même un sachet de jus que j'avais renversé soigneusement dans mon cartable .
Alors j'ai tout déballé et on a mangé en silence. Juste les bruits des cuillères qui touchaient le plastique.
Quand a Suya, elle reprenait un peu de couleur, et ça me rassurait.
Après avoir fini, je lui ai dit d'aller se laver. Elle s'est exécutée sans dire un mot.
Pendant ce temps, j'ai rangé. Ramassé les miettes, plié les habits posés n'importe comment, frotté le sol vite fait. Il fallait que tout soit propre. Toujours propre. Sinon...
Suya est sortie de la salle de bain en pyjama. Enfin, en ce qu'on appelait pyjama. Un vieux t-shirt délavé qui lui tombait presque jusqu'aux genoux, troué au col, avec un short trop grand qu'elle devait nouer avec une ficelle. Ses cheveux gouttaient encore, plaqués sur son front, et elle frissonnait légèrement .
Elle s'est glissée dans notre matelas tout fin, celui qu'on partageait depuis des années maintenant
Je me suis assis à côté d'elle.
— Tu veux une histoire ?
Elle a hoché la tête. Elle avait encore les yeux rouges, mais elle essayait de sourire. Alors j'ai inventé une histoire bizarre, un truc qui n'avait ni queue ni tête. Un conte d'un chat qui rêvait de voler jusqu'à la lune pour prouver à son frère qu'il était courageux. J'sais même pas si c'était drôle, mais elle a souri. Et c'était tout ce que je voulais.
Puis, sans que je m'en rende compte, ses paupières se sont fermées.
Je suis resté là, à la regarder dormir. Comme si mes yeux pouvaient la protéger.
Cette nuit-là, il n'y a pas eu de cris ni de claques. Pas de voix qui hurlent ni de portes qui grincent. Juste notre souffle, calme, et le silence.
**********
Bip bip bip.
Le bruit strident de la sonnerie m'a ramené dans cette boucle infernale que je vivais chaque jour.
C'était la fin des cours.
J'ai refermé mon cahier à toute vitesse, j'ai balancé mes affaires n'importe comment dans mon sac, et je suis parti sans un mot. C'est pas comme si j'avais des gens plus importants qu'elle à saluer, de toute façon.
Il fallait que je me dépêche. Alors, tout en priant intérieurement, je me suis mis à courir.
Depuis le jour où Suya avait tenté de se jeter sous les roues d'un camion, beaucoup de choses s'étaient passées.
Je vivais désormais avec le cœur suspendu, les yeux plantés sur l'horloge, le corps présent, mais l'âme ailleurs.
Je pensais qu'après ce jour-là, je n'aurais plus jamais à vivre une telle douleur. Mais non... elle a recommencé.
Elle trouvait toujours des moyens pour fuir cette vie. Parfois en s'asseyant au bord d'un pont, d'autres fois en marchant seule au milieu de la route, comme si elle ne voyait pas les voitures derrière elle.
Déjà avant, elle ne parlait presque pas. Mais maintenant, elle était devenue l'ombre d'elle-même.
Elle avait toujours ce regard vide quand je la retrouvais sur le point de s'ôter la vie.
J'avais beau lui parler, la rassurer, lui dire que j'étais là... Elle essayait toujours de me laisser seul dans cette vie.
Je sais que je suis égoïste, mais est-ce trop demandé d'avoir une petite lumière dans tout ce noir ?
Je pensais que non. Alors dès que la cloche sonnait, je courais.
Je courais pour rattraper la vie qu'elle avait failli quitter. Pour ne pas perdre cette lumière.
Mes pieds avalaient les pavés, les graviers, les flaques. Mes jambes me brûlaient, mais je m'en foutais.
Il fallait juste qu'elle soit là. Qu'elle soit encore à notre lieu de rendez-vous.
— Eh, Akira ! Tu vas encore faire le chef pour ta femme ?!
— Il doit rentrer plier les draps, il a un bébé à la maison !
Les rires moqueurs de mes pseudos amis résonnaient derrière moi, mais je ne me retournais jamais.
Je les comprenais. Ils croyaient être drôles. C'est comme ça qu'un enfant de dix ans est censé voir les choses...
J'étais juste différent. Pas né dans la bonne famille. Et je savais que si je traînais... elle pouvait ne plus être là.
Alors, j'ai laissé leurs moqueries derrière moi, et j'ai couru jusqu'au parc. Le cœur battant et les poumons en feu.
⸻
Ma bouche a formé un sourire toute seule quand je l'ai vue.
Assise sur la balançoire du fond, la tête penchée en avant, les pieds qui frôlaient à peine le sable.
Elle portait toujours ce même pull large, qui pendait sur elle comme une cape molle. Et ce même regard perdu dans les arbres.
Elle était là, et c'était l'essentiel. Comme à chaque fois, j'ai pu respirer à nouveau.
J'ai oublié tout le stress que j'avais encaissé dans la journée.
Je me suis approché doucement, comme si un geste trop brusque pouvait la faire s'envoler.
Et j'ai dit d'une voix dans laquelle j'ai essayé de cacher ma fatigue :
— Suya... t'es là...
Elle a levé la tête, et son visage s'est éclairé d'un petit sourire.
— Aki'...
Elle a glissé doucement de la balançoire, s'est approchée à petits pas, et s'est blottie contre moi.
Ses bras autour de ma taille, sa tête contre mon ventre.
Je l'ai entourée de mes bras, comme un abri.
On est restés là quelques secondes, tous les deux.
Dans un silence doux et fatigué. Puis elle s'est retournée et est allée s'asseoir de nouveau sur la balançoire, pendant que je m'installais sur l'autre, juste à côté d'elle.
Je lui ai tendu le petit chocolat que j'avais récupéré à la cantine.
— Merci.
C'était rien, mais comme elle était habituée à peu, elle disait merci pour tout et pour rien.
Je lui ai souri, pour lui dire que c'était rien.
— Je t'ai dit qu'on allait à l'hôpital aujourd'hui, non ? T'es prête ?
Elle a arrêté net de déballer le chocolat en m'entendant.
Son regard vide est revenu, et elle a dit :
— Je t'ai dit que je ne suis pas malade.
Je savais qu'elle allait dire ça. Alors je m'étais préparé.
— Je sais que tu es en parfaite santé. Je veux juste me rassurer. Me dire que tu vas bien. D'accord ? Tu peux faire ça pour moi ?
En vrai, Suya n'avait aucune maladie physique. Pas de maux de tête, ni de douleurs au ventre, rien.
Mais vouloir mourir tout le temps, c'est pas normal. Pour moi, c'était une maladie.
Alors, pour trouver l'argent qu'il fallait pour les soins, j'avais pris un deuxième travail .
En plus de livrer les journaux pour Monsieur Otto, j'avais trouvé autre chose, un petit travail de plongeur dans un restaurant.
Je regardais le visage de Suya pour voir si mon excuse allait marcher ou pas... mais au lieu de ça, je l'ai vue détourner les yeux.
Comme si mes mots lui faisaient honte. Mais malgré tout elle a répondu simplement :
— D'accord...
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