Le sheriff de Guthrie

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 Rob O’Donnell, sheriff attitré de la ville de Guthrie, était venu poser les bottes sur son bureau dès les premières lueurs de l’aube. Il laissait toujours ses captifs croupir la nuit entre les quatre-cent planches et dix barreaux de leur cellule ; excellent moyen, comme il l’avait découvert au fil de la profession, d’affaiblir leur moral et de faire le tri entre les bavards et les coriaces. Avant d’aller interroger sa prisonnière du moment, il s’accorda encore un bref instant pour examiner l’inventaire qu’il lui avait confisqué la veille : une Winchester, un revolver LeMat trouvé dans sa chemise, un petit couteau de poche, une flasque de bourbon et une fiole en argile d’un autre liquide qu’il n’avait pas su identifier… Pourquoi cette vagabonde était venue semer la zizanie dans sa ville ? Lorsqu’il se redressa, O’Donnell comptait bien aller le découvrir.

 En vingt ans de carrière, il n’avait encore jamais surpris le spectacle qui l’attendait ce jour-là en entrant dans la geôle de Matilda Louise Zither : cuisses écartées et visage ruisselant de sueur, balancée vers l’arrière avec une expression de sérénité, la jouvencelle promenait la main sous la boucle de sa ceinture défaite…

— Qu’est-ce que tu fais, nom de dieu ?! s’emporta le sheriff.

 Elle lui rendit un cillement fiévreux de ses yeux verts, sans se presser le moins du monde de remettre de l’ordre dans sa tenue.

— Les effets de mes visions se sont taris dans la nuit, hasarda-t-elle d’une voix pantelante. Il faut de l’imagination, pour s’occuper ici. Une touche féminine ne ferait pas de mal.

 Puis elle s’approcha sur les genoux – et sans resserrer sa ceinture autour de ses hanches – des barreaux de la cellule :

— Vous n’avez pas d’épouse, sheriff ?

— Ça suffit, trancha O’Donnell. J’ai des questions à te poser, alors fais preuve d’un peu de décence.

 La prisonnière esquissa une moue boudeuse. Avait-elle toute sa tête ? Ou bien n’avait-elle donc pas la moindre conscience de sa situation ?

— D’où viens-tu ?

— Californie, baby.

 L’officier dévisagea sa captive avec impatience. Il avait reçu ici des chefs de gang, des buveurs invétérés, des bandits de grand chemin… Il connaissait les tours et les répliques de ces criminels par cœur. Comment cette femme insignifiante osait-elle se moquer de lui, lui qui avait bravé les contrées les plus sombres de l’humanité ?

— C’est un jeu, pour toi ? Tu te crois maline ?

— Ça fait partie des questions de l’enquête, ou on commence à apprendre à se connaître ?

 O’Donnell serra des dents, puis pencha son visage tanné par le soleil afin de se mettre au niveau de sa captive :

— Continue avec cette attitude, et tu ne seras pas prête de revoir la lumière du soleil avant que les cherokees n’aient envahi ce foutu pays.

 L’intéressée sourit de ses lèvres roses, puis se retint aux barreaux de sa cage, faisant ainsi pointer son nez vers la liberté.

— Mon chéri… répliqua-t-elle. Sheriff ? Chéri ? Bref. C’est la troisième fois cette année qu’on me colle derrière ces petits bâtons. Je vais sortir, d’une manière ou d’une autre, ne t’en fais pas tant pour moi.

 Se redressant et reculant d’un pas, O’Donnell jaugea la détenue d’une expression dégoûtée. Malgré ce qu’elle lui inspirait, il n’entra pas dans le jeu de ses provocations : sous ses airs inconséquents, cette rousse désaxée avait quand-même tué le célèbre Duncan Leblanc (du moins c'était ce que prétendaient les témoins) à la vue de tous, une journée auparavant. Que ça lui plaise ou non, la victime et les éclaboussures de son visage pouvaient attester de sa dangerosité.

— Et comment t’es-tu échappée, les deux fois précédentes ? s’enquit-il sur un ton suffisant.

 D’un bond, Matilda se remit sur ses deux pieds et commença de faire les cent pas dans son enclos.

— Je ne voudrais pas gâcher la surprise.

— Serait-ce ton mari qui vole à ton secours ?

 O’Donnell n’avait pas manqué de remarquer la bague cuivrée autour de l’annulaire de sa meurtrière. Il avait dû viser juste, car cette dernière s’arrêta net, face au petit carré blanchâtre et suffocant qui lui servait de fenêtre.

— À moins que ce ne soit qu’une combine pour t’éviter l’attention des hommes.

 Alors qu’il croyait enfin voir sa coquille se fendiller, Matilda se retourna vers lui en jetant un bras théâtral sur son front, afin de mimer une demoiselle en état de choc :

— Oh ! s’écria-t-elle d’une voix toute affectée. Mon mari imaginaire ! Qu’il me manque ! Vole à mon secours et prends-moi vite !

 Et sa main outrageante regagna la boucle de sa ceinture, glissa jusqu’à son entrecuisse.

— Je reviendrai lorsque tu auras pris un peu de plomb dans le crâne, maugréa le sheriff en faisant demi-tour.

— C’est ça, du vent ! Laisse-moi réfléchir à mon évasion !

 De ses vingt ans de carrière, O’Donnell devait se rendre à l’évidence : cette prisonnière était une folle ou une coriace, voire un peu des deux.

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