La petite Anne

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 Anne, surnommée « la petite Anne » par les habitués et les autres filles du West Royale, n’avait jamais fait quoi que ce soit de répréhensible. Mise à part la prostitution, peut-être ; selon les mœurs des juges, elle était une sainte à Guthrie. Cette innocence expliquait l’appréhension qu’elle avait ressentie lorsque Suzanne lui avait expliqué le plan, ce matin-là : la vision d’un homme sans tête – un homme qui s’était presque jeté sur elle à peine quelques instants avant de rencontrer son destin – lui avait déjà donné sa dose de frissons pour la semaine.

— Tu es prête ? lui demanda Suzanne en la saisissant par les épaules.

 La blonde sulfureuse était son aînée dans la profession, et Anne lui enviait parfois ses formes rebondies et son magnétisme naturel avec les clients. Elle se le reprochait toujours dans la foulée, cependant, car la jalousie demeurait un péché capital… De toute façon, à cet instant, la jeune femme ne pensait pas au corps de son amie.

— N’oublie pas, lui rappela cette dernière. Jessie compte sur nous.

 Jessie. Jessie Thelma Supine. Anne n’avait jamais connu de nom plus doux aux oreilles, plus agréable aux sens, plus réconfortant que celui-ci. Sans l’âme charitable qui le portait, elle aurait connu toutes les souffrances que l’Ouest sauvage réservait d’habitude aux jeunes orphelines ayant passé la puberté. Capturée par un gang, égorgée par un sadique, scalpée par les indiens… Ses perspectives d’avenir se comptaient sur les racines des pissenlits, avant qu’elle n’échoue au West Royale, déshydratée, les vêtements boueux, les yeux pleins de suppliques. Existait-il depuis lors un danger que Jessie n’aurait bravé pour elle ? Pour chacune de ses protégées ?

 Et pourtant…

— Allez, vas-y ! la poussa enfin Suzanne.

 Anne déglutit avec peine en approchant du poste du sheriff O’Donnell, ses doigts habiles s'affairant sans qu'elle n'y prête attention à nouer et dénouer les lanières de sa tunique. Que lui arriverait-il si l’officier décidait de la mettre derrière les barreaux ? Les filles avaient décidé de l’envoyer, elle, car elle serait la plus à même de berner sa méfiance… Comment réagirait-il en découvrant la supercherie ? Irait-elle en prison ? Ou pire, en enfer ? Maintenant qu’elle avait goûté à une vie stable, qu’elle avait pris le gouvernail de son navire et gagnait un salaire pour elle-même, était-elle vraiment capable de renoncer à un tel confort providentiel ?

 Elle n’avait pas marché assez lentement, car le bureau du sheriff projetait déjà son ombre sur son visage.

 Il était encore temps de partir en courant.

— Monsieur Rob ! appela-t-elle alors, d’une voix qui ne feignait pas son désespoir.

 L’homme de loi traîna pour rappliquer :

— Petite Anne ? s’étonna-t-il en émergeant dans la lumière du jour. Qu’est-ce qui t’arrive ?

 La jeune femme se jeta aussitôt dans ses bras, sanglotante comme une enfant abandonnée par son dieu. L’instinct paterneliste du sheriff prit le dessus sur son insigne, car il resserra son étreinte afin de consoler la malheureuse.

— C’est au West Royale, renifla-t-elle. Les filles préparent quelque chose de mal !

— De quoi parles-tu ?

— Allez voir par vous-mêmes ! Je m’en veux déjà assez de les trahir !

— Bon sang, que se passe-t-il encore là-bas ?

 Mais Anne partit d’une nouvelle rafale de larmes qui dissuada le sheriff de s’attarder en questions – et de lui servir de mouchoir par la même occasion. Il s’élança au trot des hommes pressés par l’hystérie des femmes, gardant son chapeau vissé sur sa tête d’une main, son colt à portée de l’autre…

— Tu aurais dû faire du théâtre, remarqua Jessie en surgissant à l’angle du poste.

 La jeune femme ne jouait pas tellement la comédie, toutefois, elle tendit à bout de bras le trousseau de clés rouillées qu’elle avait chapardé pour sa bienfaitrice.

— Tu es excellente, la remercia cette dernière en déposant un baiser sur sa joue. Désolée de t’avoir mise dans la confidence, toi qui es si timide…

— Ça ne fait rien. Si je dois choisir entre la loi, la foi et toi, tu gagneras toujours.

 Jessie lui offrit l’un de ses sourires débordant de cœur dont elle avait le monopole :

— Je me demande la tête qu’il fera, lorsqu’il sera reçu à la fête surprise des filles.

 Puis elle se dirigea dans le bâtiment, vers la cellule abandonnée, sous le regard plein d’étoiles de sa protégée. La petite Anne n’avait jamais fait quoi que ce soit de répréhensible, en effet. Et son habileté au vol à la tire ne représentait par conséquent rien d’autre qu’une preuve pure et vertueuse d’un amour innocent…

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