Évasion

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 Le feu et le charbon. Une étincelle de cheveux roux, un jais de mèches brunes. Deux adolescentes qui couraient dans l’orge des champs.

 Jessie entendait encore les rires de cette chère amie, emportée quelque part avec son enfance au gré du roulis d’une charrette amère, un jour d’octobre qui lui avait valu la cicatrice sur son omoplate. Elle les entendait comme s’ils s’étaient évanouis la veille. Pourtant, alors qu’elle faisait aujourd’hui tourner les vieilles clés entre ses doigts, le doute l’assaillait : et si la femme qui se trouvait dans la cellule derrière cette porte n’était plus la Matilda Louise Zither qu’elle avait connue ? Et si l’eau avait vraiment coulé sous les ponts ? Ou pire… Et si elle se souvenait ? Fallait-il remuer cette pierre de leur passé ? L’espiègle gamine aux yeux verts la détesterait-elle à présent ? N’éprouverait-elle guère plus que de l’indifférence à son égard ?

 Jessie écarta la porte et ses tourments d’une main, prit son courage de l’autre, puis pénétra enfin dans la prison de Guthrie.

— On m’envoie une prostituée ? s’indigna la détenue lorsqu’elle l’aperçut entre ses barreaux. S’ils comptent m’exécuter, dis-leur que je préfèrerais un ultime repas ! Un repas, d’accord ? Je suis flattée, mais passe le mot.

 Sans lui répondre, l’intéressée s’approcha jusqu’à la lisière de la cellule, là où de fines aiguilles de lumière perçaient le carré de la fenêtre pour venir se planter à ses pieds. Ses grands yeux sombres s’inondèrent aussitôt de larmes refoulées, de diamants polis par tant d’années passées loin de l’éclat du jour : oui, cette femme était bien Matilda. Une Matilda différente, peut-être, et néanmoins toujours celle qui lui était si chère.

— Mat… murmura-t-elle. Tu ne me reconnais pas ?

— Une chasseuse de primes venue me régler mon compte ? Si c’est le cas, désolée de ne pas te remettre, ma vieille. Je sais comme ça peut être frustrant.

 L’adolescente d’autrefois se tenait là, dans la cellule, dos aux rais du ciel, ses mèches rousses crépitant sur ses épaules, son regard émeraude exprimant toujours la même malice et la même témérité aveugle, les courbes de son corps devenues celle d’une adulte, hanches fermes, sourcils levés d’un air circonspect… Et le temps, juste pour un battement de son cœur, semblait s’être éclipsé.

— C’est moi. C’est Jessie. Jessie Thelma Supine.

 Si la révélation produisit le moindre choc – aussi infime soit-il – dans l’esprit de Matilda, cela passa comme une ombre sur son visage. Sans se formaliser, la tueuse arqua ses lèvres roses en un sourire émerveillé, puis tendit les bras autour d’elle :

— Jessie ! s’exclama-t-elle. Comme c’est bon de te revoir !

 Les traits de la prostituée se crispèrent. Elle connaissait trop bien cette inconnue qui lui faisait face. Assez pour distinguer l’honnêteté dans sa voix. Son amie la voyait-elle seulement ?

— Tu… Tu ne sais pas qui je suis ?

— Mais si ! Mais si, bien-sûr. Toujours cette cicatrice sur l’omoplate ?

 Un éclair de soulagement zébra son expression soucieuse : Matilda se souvenait ! Jessie avait tellement de questions sur le bord des lèvres, d’étreintes sur le bord du cœur, de larmes sur le bord des yeux… La détenue vint s’appuyer aux barreaux de sa cellule, rapprochant son visage de celui de son amie, minaudant comme une chatte qui se frotterait à sa jambe…

— J’ai bien envie de rattraper le temps perdu, tu sais. Mais je suis en quelque sorte enfermée ici… Et… Oh ! Tiens, tu as les clés avec toi.

 Elle lui adressa un clin d’œil complice, tandis que la poitrine de Jessie se resserrait sans un bruit. Matilda n’était pas sincère. Elle se rappelait de son amie à tâches de rousseur, certes, et pourtant ses mots n’exprimaient ni chaleur, ni émotion ; ils étaient prononcés pour lui plaire, pour l’amadouer afin qu’elle la libère. Matilda ne pensait qu’à s’échapper d’ici.

 La prostituée soupira. Après tout, dans quel but était-elle allée jusque-là, si ce n’était délivrer cette camarade chère à son âme ? Elle fit tourner la clé dans la serrure.

 Matilda se rua aussitôt vers la liberté, saisit sa bienfaitrice d’une main et l’emporta dans son élan.

— Bravo, Jess’ !

 Elle fit halte par l’office du sheriff, récupéra ses affaires étalées sur le bureau, puis se gorgea enfin d’air libre en conduisant sa brune avec elle sous le soleil. Sa silhouette, lorsqu’elle s’étira, dessina un arc de cercle voluptueux. Jessie ne put retenir un sourire ému d’apparaître sur son visage, tandis qu’elle l’observait en défroissant sa robe de courtisane.

— Il faut qu’on trouve un cheval en vitesse, songea la rouquine à voix haute.

Qu’on ?

 Matilda se tourna vers son amie, ses dents blanches en clair de lune :

— Bien-sûr. Tu viens avec moi.

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