Nashoba

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 Nashoba, le « loup marchant », rentrait d’une autre chasse infructueuse lorsqu’il aperçut le feu au village. Éclats roux et menaçants qui dansaient dans les hautes herbes, perchés sur un corps gracile, à la peau claire et aux yeux verts capables de voler un cœur comme aucune tribu n’aurait jamais su le faire… Oui, le guerrier connaissait trop bien ce feu-là. Il jeta les quelques moufettes et opossums attrapés dans la journée à son compagnon, Hattak, et dévia sa marche vers le tipi où se dirigeait son épouse égarée. La chemise à carreaux qu’elle portait, manches retroussées et striées de déchirures, flottait sur son ventre, pareille au jour de son départ – ou du moins, de son dernier départ, car Matilda revenait sans cesse à la manière d’un coyote affamé. Elle tirait à son côté un étalon agile et robuste, couvert de ces selles et de ces sangles que les Blancs affectionnaient tant. Et derrière elle, une autre femme les suivait d’un pas réservé, des cheveux bruns en torsade sur ses épaules dénudées, habillée de jupons froissés et d’un corset ridicule dans ce recoin de l’Oklahoma. Nashoba soupira, peu enjoué de retrouver sa moitié ainsi que le double de tracas qu’elle lui apportait à chaque venue.

— Voilà la pâle qui rapplique, se plaignit Talulah – la doyenne – alors qu'il passait devant elle.

 Il ne répondit guère, aiguisant son regard expert pour distinguer le vieux Minco qui s’empressait au loin de revenir de sa cueillette, agitant à bout de bras un fusil qui n’était pas le sien. Personne n’appréciait Matilda au village, car chacune de ses apparitions provoquait l’embarras ou l’agitation des membres de la tribu. Nashoba ne pouvait guère les faire changer d’avis.

— Emmène-le boire un coup, entendit-il la coupable ordonner à un gamin, tandis qu’elle se dirigeait vers le tipi du chaman.

 Et elle lui jeta la bride de son cheval, comme si elle s’adressait à un simple garçon d’écurie. Le pauvre enfant ne lui rendit qu’un visage indifférent en l'observant poursuivre sa route, mais il ouvrit des yeux ronds lorsque la brune en tenue de courtisane, ses formes plus rondes et lisses que n'importe quelle femme de la tribu, apparut à son tour devant lui.

— Tu n’es pas la bienvenue ici, Matilda ! lança enfin le sorcier depuis la motte de terre où il s’asseyait pour fumer la pipe. Si les hommes ne se jettent pas sur toi à l’entrée, c’est seulement parce qu’ils ne veulent pas s’attirer les foudres de Nashoba.

 Le vénérable laissait ses longs cheveux poivre et sel venter sur ses épaules, traits marqués davantage par le savoir murmuré entre les feuilles et la terre que par le poids des saisons. Il semblait telle une écorce d’un ancien temps, mue au gré d’un flux cosmique dont le commun des mortels ne pouvait saisir que de vagues et fugaces soupçons.

— Bla-bla-bla… Je ne comprends pas la langue des hommes rouges, répliqua la renarde en se plantant devant lui avec cette attitude typique des Blancs lorsqu’ils attendaient que le monde entier les écoute.

 Elle fit rouler quelques pièces de monnaie entre ses doigts, sous le nez de l’ancien :

— Voilà un langage sur lequel nous pouvons tomber d’accord, non ? Vends-moi un peu de peyotl pour la fin de mon voyage.

— Honte sur toi ! lui cria une autre villageoise – Opa, la fugueuse. Tu crois pouvoir acheter notre magie avec ta monnaie souillée ?

— Je commence à croire que ton « détour » chez les Chactas ne sera pas « juste une formalité »… fit remarquer la brune, sur ses gardes alors qu’elle scrutait les visages mécontents autour d’elles.

 Matilda laissa tomber un de ses quarters aux pieds du chaman. Ce dernier demeura plus impassible qu’une statue posée là, comme s’il se trouvait en présence d’une guêpe qui finirait bien par s’en aller s’il ne l’excitait pas davantage.

— S’il te plaît ? ajouta-t-elle, alors que l’ombre de son chapeau (bien vissé sur sa tête) discréditait déjà cette fausse tentative d'humilité. Bon, très bien. Jess’ ?

 La femme en jupons – qui se tenait en retrait – fit alors glisser ses prunelles vers elle, le temps d’un battement de cœur, avant de reporter son attention sur l’entourage hostile qui s’était amassé près du tipi. De toute évidence, cette brune en dentelles était une citadine ; pourtant, elle semblait par certains aspects se tenir sur le qui-vive particulier des bisons et des loups. Son calme apparent, noble, contrastait avec la flamboyance épuisante de Matilda.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.

— Ce vieux gourou est dur en affaires. Attendris-le comme tu as fait avec Duncan Leblanc, tu veux ? Dis-lui de se servir de sa langue.

Quoi ?

 Avant que les deux femmes ne puissent développer cette conversation, un villageois impatient s’approcha d’un pas et lança un rocher qu’il avait ramassé au bord du chemin :

— Repars d’où tu es venue, esprit de malheur !

 La pierre fusa en ligne droite jusqu’à la tempe de la rouquine, avant d’être saisie en plein vol.

 Aussitôt, l’attention générale se reporta sur cette poigne qui venait d’empêcher un miracle, sur le bras puissant qui la soutenait, et sur l’homme au regard dur qui se dressait ainsi derrière son épouse. L’expression furieuse de Nashoba fit reculer les spectateurs d’un même geste de surprise. Tous, sauf Matilda. Le couple réuni demeura ainsi sans un mot, œil tranquille d’un cyclone d’émotions, puis le « loup marchant » ouvrit enfin la bouche :

— Nous devons parler, ma femme.

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