La tendresse du loup

3 minutes de lecture

 Nashoba n’avait pas reçu son nom par hasard. Lorsqu’il était contrarié ou que ses nerfs étaient tendus, il avait pour habitude d’aller marcher aux abords du village jusque tard dans la nuit. Sous la pleine lune, les villageois pouvaient ainsi apercevoir sa silhouette grise semblable à celle d’un loup errant dans les montagnes… Mais ce soir-là, le ciel était couvert et l’obscurité plus lourde qu’à l’accoutumée ; le chasseur connaissait assez bien les esprits pour savoir quand il devait rentrer, quand l’heure n’était plus celle des hommes.

 Il regagna donc l’abri de son tipi, là où les ténèbres étaient familières, quoique habitées cette fois par une présence aussi malicieuse que les démons du dehors. Nashoba, en tant que premier guerrier de la tribu, possédait la plus vaste habitation au village (après celle du chef) ; et pourtant, il parvenait encore à ressentir le moindre changement dans son sanctuaire… Il sut dès qu’il entra que Matilda se trouvait étendue sur les peaux de bête qui délimitaient sa couche. Il n’avait nul besoin de lumière pour la discerner par l’odeur de sa peau, la douceur de son souffle ou la chaleur de sa présence. Elle ne dit mot, mais il devinait qu’elle ne dormait pas. Du moins, pas du sommeil voulu par les dieux.

 Le chasseur se dévêtit, laissa tomber sur le sol sa tunique de cuir décorée, son pantalon de jute… Il délia les bandeaux sur ses muscles et ses longs cheveux noirs et lisses, comme une crinière nocturne, puis s’étendit aux côtés de son épouse, sans prononcer la moindre parole. Tout ce qui devait être dit l’avait été dans la journée, et Nashoba n’avait guère d'enthousiasme pour les conciliabules bruyants qui amusaient tant Matilda. Il demeura ainsi étendu sur le dos, relevant quelques peaux sur son torse pour se protéger du froid, les yeux perdus dans le noir de ses pensées tandis que le corps nu de sa compagne auprès de lui diffusait une agréable tiédeur sous les duvets… Les instants de paix comme celui-ci demeuraient ceux qu’il célébrait vraiment, lorsque venait son tour de danser autour du feu.

 Il aurait pu rester dans cette position jusqu’au matin, si son épouse n’avait pas alors effleuré sa cheville de la sienne. Un contact léger, simple. Du genre que Matilda ne savait plus prodiguer dès lors qu’elle se tenait debout sur ses deux jambes avec un public pour ses plaisanteries. Le chasseur roula vers elle en réponse, puis posa les doigts sur le dos qu’elle lui présentait, entre ses deux omoplates. Sa main rouge se fondait dans la nuit, mais la peau blanche autour formait une onde spectrale, à peine perceptible et pourtant bien réelle devant ses yeux. Il passa ainsi le bras par-dessus ses flancs, l’enveloppa de mèches noires et rêches, se lova contre sa silhouette frémissante, les jambes larges emmêlées aux siennes comme le chêne et le lierre, le torse saillant qui caressait le sommet de ses épaules, le visage impassible parmi les étincelles de ses cheveux roux, lèvres sur nuque, pouce le long de la clavicule et index à la courbure des hanches… Nashoba ne pouvait pas ignorer leur nudité, alors que son bassin épousait le creux des fesses de sa moitié, qu’il ressentait la chair rose et brûlante de son sexe contre le sien. Pourtant, il ne la prendrait pas. Il ne le faisait jamais lorsqu’elle était ainsi dans cet état de transe artificielle qu’elle s’infligeait, sous l’emprise de la mauvaise drogue des Blancs.

 Mais surtout, parce que le soir, sans lumière, Matilda devenait une femme vulnérable. Ses grands airs du jour se dissipaient et ne restait derrière que cette silhouette fragile, recroquevillée dans les ombres et avide de caresses sincères. Il s’agissait de la véritable Matilda, celle qui méritait d’être aimée ; malheureusement, ce n’était pas celle que Nashoba avait prise pour épouse. Alors il restait sage. Il la laissait trouver un peu de réconfort dans les bras d’un ami – car elle l’ignorait, mais il était son seul ami – et s’abstenait de la condamner lorsqu’elle se fuyait ainsi elle-même dans ses rêves chimiques.

 Un matin ou un après-midi, la Matilda du soleil ferait tuer cette femme-là, il profitait de ses apparitions tant qu’il le pouvait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pelle à Nuages ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0