Balle perdue

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 Jessie Thelma Supine avait déjà vu des hommes mourir. En fait, il n’était pas surprenant – passé un certain âge – de s’être retrouvé face à la mort en quelques occasions. Ainsi étaient faites les lois de l’Ouest. La première fois de Jessie remontait à ses seize ans, et celle-ci n’était que la cinquième de la liste. Elle doutait pourtant qu’il lui deviendrait un jour supportable la vue d’une étincelle de vie s’évanouissant d’un regard plongé dans le sien ; peut-être ce monde de brutes était-il davantage celui des Matilda et des criminels, en fin de compte. L’émotion qui lui vint, aussitôt qu’elle comprit que le pauvre colosse s’écroulait de son cheval après avoir été mortellement touché pour la secourir, fut du chagrin. À la tête du West Royale, elle avait côtoyé assez de bougres semblables pour connaître aussi ce malheureux : il était le simplet de la bande, celui au cœur franc, obnubilé par une nébulaire quête d’affection depuis l’enfance… Condamné à vivre dans l'ombre des méchants, à souffrir pour le reste du monde. Jessie lui avait apporté les flammes du chaos avec son dernier souffle, et bien-sûr sa maudite camarade ne s’en était pas tenue à leur plan. Pourquoi Diable avait-elle tiré sur le groupe ?

 En découvrant le flot rouge gerbant du poitrail de leur compère, l’Italien et ses partisans détalèrent aussitôt : si le plus fort d’entre eux s’était fait abattre à cette distance, ils n’avaient probablement aucune chance. Mais cela ne suffirait pas. Le garçon aux vêtements proprets, celui avec un œil mauvais et des petites mèches blondes bien arrangées, lui, se crispa comme si un membre lui avait été arraché. Il était le frère du tombé, Jessie le comprit aussitôt. Il riva alors une expression déformée par la haine en direction de l’incendie, là où Matilda cavalait tête baissée, et fit ruer son cheval à son tour pour s’élancer à sa rencontre. Dès lors, la demoiselle de Guthrie n’avait plus le moindre pouvoir pour le retenir ; il se changeait en bête furieuse sur laquelle ses charmes n’avaient aucune emprise, une balle perdue tirée en direction du sein de la rouquine. Et s’il parvenait à passer ? Et si elle le manquait et qu’il l’atteignait d’abord ?

 Jessie possédait encore dans l’omoplate les éclats de la première balle jamais tirée sur Matilda. La cicatrice sous ses chairs était devenue au fil des ans l’indiscutable témoignage de l’amour qu’elle lui avait porté à cette époque. Un amour aussi marquant qu’une cicatrice, que l’on regarde parfois avec nostalgie et dont on a parfois honte, mais qui ne s’efface pas. Ce fut cette démangeaison douloureuse, vestige d’un geste de passion inconsidérée et absolue, qui poussa la courtisane à dégainer le revolver LeMat. Sans réfléchir une seconde, elle pointa le canon assassin sur le dos de ce frère en larmes, sur la nuque d’un gamin qui filait sans plus la regarder…

 Jessie Thelma Supine avait déjà vu des hommes mourir. Mais jamais de sa propre main. Les lois de l’Ouest épargnaient parfois quelques âmes qui le méritaient, à croire.

 Alors elle fit feu.

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