Le tourbillon

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 La balle faucha le chapeau de Tom, sans érafler le moindre de ses cheveux. Assez près cependant pour qu’il sursaute, se retourne et découvre avec stupeur la demoiselle en tenue Chacta qui le pointait de son revolver, l’air aussi interloqué que lui par son propre geste. Mais Tom venait de commettre l’erreur qui lui serait fatale : une autre balle lui traversa le crâne en sens inverse, emportant cette fois des éclats de chair et de cervelle avec elle dans la poussière du désert. Il n’eut même pas le temps de voir sa vie défiler devant ses yeux, qu’il n’était déjà plus qu’un corps jeté au bas de son cheval.

 Matilda apparut quelques instants plus tard à la manière d’un vautour au-dessus du pauvre garçon, lui décocha depuis sa monture un regard qui serait le dernier qu’il recevrait jamais, et songea en son for intérieur que les cadavres étaient plus drôles sous l’influence du peyotl. Jessie, tache blanche dans la distance, ne devait pas partager ce sentiment.

— Souris, lui lança la rouquine. On a réussi.

 Elle scrutait au loin pour distinguer le nuage soulevé par le reste de la bande dans sa fuite, avec la même satisfaction sur le visage que celle qu’afficherait un berger qui guiderait ses moutons vers l’assiette afin d’en déguster la chair bientôt. Sa camarade demeurait inerte dans la brousse, posée sans volonté au gré des brises.

— Jolie diversion, hasarda Matilda en désignant le revolver toujours dans les mains de Jessie.

 La courtisane parut alors enfin émerger de son océan de rêveries et de confusion, puis laissa l’arme lui échapper avec un geste de dégoût.

— J’allais le tuer… observa-t-elle.

— Tu l’as manqué par accident ?

— Oui.

 Matilda glissa de son destrier et ramassa le canon encore chaud, avant d’essuyer la terre incrustée, perplexe. Elle savait par instinct que Jessie n’avait encore jamais tué, ni désiré tuer la moindre personne au cours de son existence : c’était là comme une force de la nature, une loi tacite du monde que son équilibre reposât sur la présence en son sein d’autant de personnes immaculées que de monstres dérangés, avec toutes les nuances troubles entre les deux. Cette lumière intouchable qui émanait de son amie demeurait l’unique raison pour laquelle Matilda pouvait rester dans la zone grise, plutôt que de sombrer au fond du tourbillon sur lequel elle avait navigué depuis tant d’années. Une telle certitude la rassurait en fait dans ses heures les plus terribles, lui rappelant qu’il se trouvait dans ce pays un ange bon et étranger aux sentiments les plus noirs qui l’habitaient, empli seulement de tendresse à son égard. Ou, au moins, à l’égard du souvenir d’adolescence égarée qu’elle était dans un petit coin poussiéreux de son esprit.

 Pourtant, ce fut elle qui donna à Jessie – le compas de son destin – un revolver, et la volonté d’éteindre une vie pour la sienne. Elle avait ainsi brouillé, sciemment, son seul et dernier repère. Voilà comment le phare qui l’avait guidée si longtemps depuis l’horizon, à peine quelques jours après qu’elle l’ait enfin atteint, se retrouvait désormais emporté à son tour dans le tourbillon…

— C’est sans importance, renifla-t-elle enfin. Tu savais qu’on peut mourir n’importe quand d’une balle qu’un fermier aurait tirée en l’air à plusieurs miles de là ? Et je ne te parle même pas de la foudre, quand il y a orage. Ces deux bougres allaient mourir un jour, c’était sûr ; on n’a vraiment aucune responsabilité dans ce qui leur est arrivé.

 Tandis qu’elle parlait, elle fit mine de se pencher sur le colosse – celui qu’elle avait visé le premier – pour fouiller ses poches, mais Jessie l’arrêta :

— Ne le touche pas. Tu as eu ce que tu voulais. Allons-nous-en, maintenant.

 Et elle se dirigea vers leur cheval, élégante, mais d’une démarche résignée qui évoquait presque celle des bagnards sur le bord des routes, lorsqu’ils songeaient avec regret à leurs erreurs, aux décisions tragiques ayant conduit leurs chevilles aux fers. Matilda l’observa en refoulant une plaisanterie vaine, faisant tourner sa langue entre ses lèvres, dans le vide.

 Pourquoi finissait-elle toujours par détruire ce qu'elle avait de plus cher ?

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