Les papillons et leurs tempêtes

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 Les Chactas n’avaient pas accueilli Matilda comme une héroïne ; lorsqu’ils l’eurent aperçue qui revenait des plaines, ils furent même si froids que Jessie se demanda s’ils n’avaient pas davantage prié pour son décès que son succès. Mais Nashoba veilla à ce que la récompense lui soit offerte selon les termes du marché.

— Prends notre peyotl et disparais, l’exhorta Talako (le chaman) de sa voix sèche comme les racines qu’il mâchonnait si souvent.

 Prête pour le départ, Jessie observait la diablesse se promener entre les huttes, avec sa fierté de chat qui dresse la queue, se moquant bien d’être haïe du reste du monde. Pour la première fois, il lui sembla qu’elle contemplait la toile sans vernis : la femme telle qu’elle était, et non pas telle qu’elle désirait qu’elle fût. Alors elle se demandait si tout cela en valait la peine ; si la mort prématurée de deux garçons au milieu de nulle part, la colère d’une tribu millénaire pouvaient être justifiées par le désir égoïste qui poussait Matilda à courir ainsi au devant de sa fin. Et plus elle se posait la question, plus Jessie ressentait de l’aigreur envers sa compagne. Comment avait-elle pu se laisser emporter dans sa quête de vanité, si loin de celles qui comptaient vraiment sur elle ? En près d’une quinzaine d’années de carrière comme dame de compagnie, elle n’avait jamais, jamais douté de ses valeurs. Ses valeurs, c’était les atouts qui lui avaient permis de traverser humiliations et douleur, peur et renoncement, doutes et malheur. Elles lui avaient donné la force de saisir les rênes d’une vie imposée et de transformer ses mauvaises cartes en jeu décent, puis redoutable.

 C’était tout ce qu’elle possédait, depuis qu’elle était partie de la ferme.

— Te voilà en proie au doute.

 Jessie sursauta, du même frisson que si un loup silencieux s’était glissé dans son dos. À la place, elle découvrit Nashoba, aux larges épaules et au corps taillé d’un seul bloc de granit rouge, sa peau rêche et son coup d’œil aussi dur qu’espiègle… Une silhouette agile et souple s’asseyant sur le rocher à ses côtés.

— Notre culture n’a pas mis longtemps à t’adopter, remarqua-t-il en contemplant les enfants qui, du fond du village, agitaient les bras en direction de la courtisane.

— Et tu as épousé la notre, répliqua celle-ci avec un coup de menton vers Matilda – laquelle tentait d’échanger la camelote trouvée dans les sacoches de son cheval contre les victuailles des membres de la tribu.

 L’indien sourit, de cet air que Jessie trouvait emprunt de tant de sagesse pour un visage pas tellement plus vieux que le sien. Il lui semblait que les Chactas comprenaient tout ce qui paraissait obscur aux Blancs.

— Comment as-tu rencontré Matilda ? demanda-t-elle enfin.

— Disons que nous nous sommes trouvés au bon moment, soupira Nashoba. À une époque où je voulais prouver aux Européens que j’étais leur égal et où elle clamait déjà sa rébellion à qui voulait l’entendre. Nous nous sommes mariés jeunes. Sur un coup de tête ou un coup de rein, pour le meilleur et pour le pire. Comme une étincelle dans une flaque d’huile, le feu a pris très vite et s’est consumé en un soupir.

— Vous n’avez jamais songé à divorcer ?

— Ce n’est pas dans mes principes, de revenir sur un serment. Et je crois qu’elle s’accommode aussi de la situation : par chez vous, une bague au doigt détourne quelques mauvaises rencontres.

 Jessie acquiesça, sourcils froncés, bras reposés sur les genoux dans une position de petite fille, plumes au gré des brises. Sa nouvelle tenue lui octroyait un air plus farouche, plus sauvage qu'auparavant.

— Tu l’aimes, constata-t-elle.

 Le sentiment entre les deux époux paraissait guidé par l’évidence. Il reposait sur des épreuves partagées, sur toutes ces petites attentions offertes aux instants où elles possédaient le plus de sens… Pourtant, Nashoba n’espérait rien de Matilda : il éprouvait son affection avec tranquillité, ainsi qu’un vieux pêcheur attendant les poissons sans se soucier d’en attraper un. Ce constat fit baver une tache de jalousie sur la poitrine de Jessie, elle dont le cœur était un gribouillis de notes confuses et raturées.

— Quand je l’ai connue… reprit l’indien après avoir laissé planer un silence. Nous étions tous les deux malheureux. J’ignorais en ce temps que de me battre contre votre peuple et ses préjugés ne changerait rien à mon existence ; je suis un « loup marchant », c’est d’une meute dont j’ai besoin. Matilda, elle, n’a jamais trouvé cette chose qui lui fait défaut. Depuis notre première rencontre, elle a toujours été incomplète.

— Peut-être qu’elle se satisfait de la sorte.

 Le chasseur fit apparaître une pipe entre ses mains calleuses, en tassa le tabac avec d’autres herbes, puis gratta une allumette afin d’embraser la poudre ainsi obtenue.

— Elle se ment, admit-il en expirant la fumée par les narines. Elle le fait très bien, même. Mais si tu penses vraiment qu'elle est épanouie comme ça, alors tu ferais mieux de partir avant qu'il ne soit trop tard. Sinon, c'est toi qui va t'abîmer à son contact.

— Qu'est-ce que cela signifie ? s'impatienta la cocasienne.

 Nashoba secoua du nez d'un air incrédule :

— Tu n'es pas davantage honnête qu'elle. Je t'ai vue avec les femmes du village ou avec Hattak : la force du soleil réside au fond de ton âme, et tu la laisses pourtant se ternir dès que tu te tiens près de Matilda. Tu lui caches une facette de la femme que tu es, une facette que l'on voit tous… Je ne te connais pas selon votre définition du mot, d'accord. Mais je sais que si tu continues de t'effacer ainsi par peur de la blesser ou de la perdre, c'est toi qui finiras rongée de regrets.

 Piquée par ses propres émotions contradictoires, par la rousse sulfureuse qui l’appelait là-bas sans leur prêter d'oreille, et surtout par cet étranger qui en connaissait des recoins qu’elle ignorait, Jessie s'emmura dans sa carapace de patronne du West Royale – un vestige qui ne lui seyait guère dans cette posture.

— Je n'ai aucun besoin qu'un homme me conseille en amour.

 Alors Nashoba se redressa, puis s'éloigna comme s'il n'avait été qu'un reflet emporté sur les brins d'herbe. Sa nonchalance paisible devait être aussi immuable que les montagnes Wichita ou que le bruit des vagues en Californie… Et la demoiselle avait maintenant les papillons ainsi que leurs tempêtes dans le ventre.

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