La nostalgie

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 Le soleil, intraitable étoile du zénith au nadir, avait plaqué les mèches brunes de Jessie par grappes de sueur sur son front. Sa jupe de toile, son haut léger qui laissait ses bras et son ventre nus respirer un peu d’air tiède, demeuraient pourtant bien plus confortables que la chemise de laine et le long pantalon serré de sa camarade. Elle ignorait comment Matilda parvenait à mener de si grandes chevauchées dans la nature aride sans jamais s'en plaindre. Le soir tombait enfin lorsque la renarde fit faire halte à leur Appaloosa le long d’une crête. De là, elles disposaient d’une vue imprenable sur les paysages figés de l’Oklahoma, la Canadian River qui s’écoulait au loin comme un serpent d’argent sur une terre de bronze, et dont l’un des bras descendait jusqu’au pied de la butte. Les terres Chactas resplendissaient au crépuscule.

— Que faisons-nous ici ? s’enquit Jessie en se laissant glisser de la croupe de l’animal.

 Elle n’avait pas prononcé le moindre mot depuis qu’elles étaient parties toutes les deux du village, les paroles de Nashoba résonnaient toutefois dans son esprit en sombre tambour de guerre ; l’annonce certaine d’un conflit qu’elle avait refoulé jusqu’à présent à la faveur de son amie, de la même manière qu’elle lui laissait toujours la vedette lorsqu’elles étaient adolescentes. Sauf que l’eau avait désormais coulé sous les ponts et lavé dans son sillage cette simplicité, pour le meilleur ou pour le pire.

 Matilda s’assit sur un tronc couché au bord du vide, éperdue dans l’immensité de sa liberté. Sa silhouette ainsi coulée sur l’horizon semblait porter toutes les promesses non tenues de ce pays, le désarroi d’une époque de conquêtes et d’aventures en perte de vitesse, la contradiction viscérale d’un peuple capable de brûler tous les autres pour sa propre indépendance.

— Tu te rappelles de ma grange ? demanda-t-elle lorsque Jessie approcha sur son flanc. Enfin, celle de…

— Oui.

 La courtisane avait autrefois traversé l’enfer en chérissant ces quelques années de sa vie. Le souvenir avait beau désormais paraître celui d’une autre, l’allégresse qu’il transportait demeurait encore vive – de cette vivacité mélancolique propre aux instants qui finissent tabous pour ne pas devenir dévorants. Méfiante cependant, elle attendit sans un mot que Matilda poursuive :

— On s’asseyait sur le toit vers la même heure pour regarder les étoiles ou échapper au travail de la ferme. Tu tenais tout le temps un livre à la main, d’ailleurs. Où est passée cette habitude ?

 Jessie hocha du nez avec regret, chut sur l’arbre abattu aux côtés de sa camarade, les genoux serrés devant elle. La nostalgie était séduisante, mais trop facile.

— Pas évident d’emmener un livre quand on se fait enlever en pleine rue par une évadée de prison. Et toi tu volais de l’alcool à l’oncle Joe ; ça n’a pas l’air d’avoir beaucoup changé, à part qu’il est mort.

 Matilda leva les deux paumes en signe de reddition.

— D’accord, d’accord. Tu es en colère, c’est bien ce que je pensais.

 Les rayons du soleil se mêlaient à cette heure aux flammèches de sa crinière, dansant avec les ombres de son chapeau et luisant dans le vert de ses iris comme si des lucioles les habitaient. Jessie soupira. Elle ne voulait pas, au fond d’elle-même, être en colère après son amie ; elle détestait en même temps finir par tout lui pardonner.

— Tu as abattu des gamins, Mat'. Qu’est-ce que tu croyais que j’allais dire en étant mêlée à ça ?

— Des gamins armés qui allaient t’emmener avec eux sur leur cheval.

— J’avais la situation en mains. Nous avions convenu d’un plan, pourquoi ne m’as-tu pas fait confiance ?

— Tu comprends ce qu’ils t’auraient infligée, s’ils t’avaient embarquée ? Tu as fréquenté assez d’hommes pour en avoir une petite idée…

 Jessie entendait encore entre ses tempes les voix des jeunes voyous, bien vives alors qu’ils débattaient de ce qu’ils comptaient faire d’elle. Elle revoyait le regard cupide qu’ils posaient sur son corps, leur arrogance et leur violence. Mais le visage du plus imposant, le colosse au grand cœur qui avait voulu la sauver de ce tourment, lui réapparut également. La surprise dans ses yeux quand il reçut une balle en plein torse, la vie qui s’éteignit au bord de ses lèvres en un triste soupir… Une vision qui la hanterait sûrement jusqu’à la fin de sa vie, tel un rappel éternel des conséquences désastreuses que peuvent entraîner les plus infimes décisions.

— Celui sur lequel tu as tiré le premier n’était pas pareil, marmonna-t-elle. Il méritait au moins une chance. Merde, ils n’étaient que des gosses.

 Un sourire sans joie plissa les joues de Matilda, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie que son amie n’avait pas comprise et qu’elle était sur le point de lui expliquer :

— Tu penses vraiment que j’allais prendre le risque, Jess’ ? On est dans l’Ouest, ici. Je tuerais encore cent blancs-becs de leur trempe si je voyais la moindre chance pour qu’ils te fassent du mal.

 La brune sentit son cœur se serrer ; elle jeta un coup d’œil à son amie en oubliant presque de respirer. Une détermination bien sincère embellissait les traits de cette dernière. Si sincère pourtant qu’elle en devenait aussi effrayante. Jessie fut prise de tristesse en regardant cette tueuseprête à incendier le monde à ses côtés, si chagrinée de n’avoir pas pu la protéger d’elle-même avant qu’il ne soit trop tard. Elle songea que l’adolescente férue de lecture qu’elle était autrefois l’aurait suivie sans hésiter jusqu’au bout de son enfer… Mais elles n’avaient pas eu la chance de grandir ensemble, et le canyon entre elles paraissait désormais trop large pour qu’un pont puisse s’y tenir.

— Alors je ne veux plus rester avec toi, résolut-elle d’une voix étranglée.

 La courtisane se leva pour ne pas affronter davantage l’intensité de sa compagne. Ses boucles noires autrefois lustrées à la mode des prostituées avaient laissé place à des tresses d’indienne qui virevoltaient sur ses épaules, sa belle robe bombée à une tenue rustique traditionnelle qui soutenait sa vigueur davantage que ses formes, ses taches de rousseur devenues mouchetées de poussière ou d’égratignures… Elle était transformée, et malgré tout, c’était Matilda qui avait changé le plus.

— Si nos retrouvailles doivent entraîner le malheur des autres, alors je préfère être la seule à souffrir et renoncer plutôt à t’accompagner. Pourquoi fait-on cela, Mat’ ? Pour que tu puisses mourir comme les voyous de cet après-midi ? Vraiment ?

 La renarde demeura inexpressive et sans voix, si bien que Jessie crut qu’elle ne dirait rien d’autre, puis son visage s’illumina d’un coup :

— Consomme le peyotl avec moi. Je vais te partager ma vision, et tu comprendras.

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