Chapitre IV

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— Mon amour !

Chris ouvrit péniblement les yeux, ne parvenant pas à définir d’où provenait la voix si familière.

— Tu m’as tellement manqué ! J’ai hâte de te serrer à nouveau dans mes bras !

L’endroit, qui irradiait d’un éclat blanc aveuglant, mais étrangement réconfortant, l’empêchait d’apercevoir son interlocuteur, lorsqu’un visage surgit devant lui tel un spectre. Il ne pouvait en croire ses yeux.

— Yann ? C’est bien toi ?

Sa voix raisonna dans l’immensité blanche, tandis que des larmes de joies dévalèrent de ses joues jusque dans son cou.

— Oui, mon amour, répondit Yann en lui souriant.

Son visage devint soudainement plus grave.

— Je suis désolé, mais ils savent où tu es !

— Comment ça ? De qui parles-tu ?

— Sauve-toi ! Vite !

Le ton alarmé de la voix de Yann se répercuta toute autour de Chris, si fort qu’il se couvrit les oreilles. Son visage disparu aussi brusquement qu’il était apparu, et en une fraction de seconde, la pièce sombra dans une épaisse pénombre, laissant Chris hagard. Doucement, il sentit son équilibre vaciller, puis il bascula dans le néant.

Il ouvrit les yeux dans un sursaut, suant et haletant comme s’il venait de courir un marathon.

Tentant de reprendre son souffle tant bien que mal, il recouvrit peu à peu ses esprits. Il venait de parler à Yann, certes dans un rêve, mais cela n’était jamais arrivé auparavant.

Il scanna du regard l’endroit où il se trouvait. Une maisonnette d’une unique pièce, à la forme légèrement arrondie, avec en son centre un foyer circulaire en pierres grises duquel quelques braises laissaient échapper un filet de fumée. Il n’y avait qu’une seule porte, mais quatre petites fenêtres en bois avec des croisillons laissaient entrer une douce lumière, tandis que des arbres, aux couleurs automnales, se balancer dans le vent à l’extérieur.

Une grande étagère, remplie de vieux livres poussiéreux aux couvertures multicolores, était sur le point de s’écrouler. Un pied avait cassé et avait été remplacé par une marmite en fer rouillé. Un tabouret, posé juste devant une petite table ronde peinte d’étranges fleurs sur son plateau, cachait de petites boites en bois fermé d’un couvercle et enrubanné de corde de jute.

Des bougies, de forme et de taille diverses, étaient éparpillées dans la pièce où de gros bouquets de plante et de fleurs séchés pendaient, accrochée aux poutres de la charpente. Le lit sur lequel il était assis était en bois clair, et son matelas de foin était moelleux et confortable en dépit de son aspect usé. Une multitude de petits coussins de couleurs vives y étaient éparpillés.

Un flot de souvenir traversa soudainement l’esprit de Chris : La chapelle, la porte qui s’était refermée dans son dos, l’odeur étrange, puis le néant, ce rêve, Yann.

— La clé, hurla-t-il, en la cherchant des mains.

Il fut rapidement soulagé de la trouver à son cou, et ne put s’empêcher de la serrer contre sa poitrine pour s’assurer de sa présence. Elle était encore plus étincelante qu’avant, et la forme de son panneton s’était transformé en un triangle gravé de figures géométriques. L’inscription sur sa tige s’était raccourcie, et sur sa boucle, le fruit ainsi que les feuilles étaient aux pieds de l’arbre. Quant à l’épée, elle avait disparue.

Une sensation étrange lui noua les tripes. Il se précipita pour voir au-dehors, lorsqu’une nuée d’oiseaux s’envola brusquement sous la fenêtre, comme pour l’avertir d’un danger.

« Ils savent où tu es ! Sauve-toi ! »

Les paroles de Yann revinrent en écho dans son esprit. Sans perdre une seconde, il fonça à l’extérieur.

La bâtisse en pierres et au toit de chaume était plantée au milieu d’une clairière entourée par d’immenses arbres. Tournant sur lui-même à la recherche d’un endroit où se cacher, il repéra un petit monticule de pierres, aux abords. Il courut se rouler à côté du tas de cailloux, où de petits buissons, semblables à de la bruyère faisaient une couverture idéale. Un silence angoissant s’abattit subitement sur la forêt.

Furtivement, une vingtaine de silhouettes encapuchonnées de toges d’un blanc immaculé, surgirent de toutes parts. Dans leurs dos était brodé au fil d’argent un arbre similaire à celui ciselé sur la clé, et leurs étranges sabres dorés scintillaient d’un éclat funeste. Un petit groupe pénétra dans la chaumière d’où s’ensuivirent des bruits de fracas et de verre brisé. Lorsqu’ils en sortirent, une épaisse fumée commençait à s’échapper par les ouvertures.

L’un d’eux s’approcha de celui qui devait être leur chef et l’interpella. Lorsqu’il se retourna et bascula sa capuche sur ses épaules, il sortit ses longs cheveux blonds de sa toge et Chris fut pétrifié par son regard.

— Line !

Il reconnut instantanément le profond regard vert émeraude de l’envoutante jeune femme.

— Il ne peut pas être bien loin ! Fouillez les environs ! lança-t-elle à ses hommes qui s’éparpillèrent aussitôt.

L’un d’eux s’approcha de la cachette de Chris qui retint son souffle pour ne pas attirer son attention. Il n’avait aucune envie de savoir ce qu’ils lui voulaient. L’individu posa son pied à quelques centimètres de sa main, et malgré lui, Chris étouffa un gémissement d’angoisse. Le soldat brandit alors son sabre, s’apprêtant à l’enfoncer dans les buissons, lorsqu’une nuée d’oiseaux bleus en jaillirent.

L’individu fit deux pas en arrière en les chassant de sa main libre, et laissa échapper un « sale bestioles » rageur. Il rangea son sabre dans le fourreau de cuir marron à sa ceinture, regarda autour de lui, puis retourna auprès de sa cheffe.

Chris lâcha un râle de soulagement en plongeant la tête dans l’herbe douce. Lorsqu’il la releva, la maisonnette s’était transformée en brasier d’où de petits animaux se sauvaient par la porte restée entrouverte. Leurs intentions lui parurent claires : Il n’était pas le bienvenu.

Il devait s’enfuir.

Mais sans avoir le temps de réfléchir dans quelle direction aller, il remarqua une énorme araignée bleue qui grimpait le long de son bras. Il n’avait jamais eu peur des arachnides, mais celle-ci lui sembla dangereuse. Elle faisait environ vingt-cinq centimètres de circonférence et ses pattes, vertes et velues, lui donnèrent des frissons.

— Ah !!! Va-t'en ! hurla-t-il en se relevant brusquement pour la chasser de la main, dévoilant ainsi sa cachette à ses assaillants.

— Vous êtes là, lança Line avec un rictus de satisfaction.

Aussitôt, ses hommes se mirent à courir vers Chris qui, sans réfléchir, s’élança à grandes enjambées dans la direction opposée. Pénétrant à l’aveugle dans la forêt devant lui, des branches lui fouettèrent le visage. Les bras en avant pour se protéger, il trébucha sur une souche et fit une roulade, puis se releva avec une agilité déconcertante.

La forêt était dense d’arbustes et de fougères hautes de deux mètres, tandis que d’étranges fleurs multicolores en tapissaient le sol.

Après une dizaine de minutes à courir tel un poulet sans tête, Chris s’adossa à un arbre pour jauger la distance qui le séparait de ses poursuivants. N’ayant jamais été un grand sportif, il fut étonné de n’être qu’à peine essoufflé.

Un frisson lui parcourut le corps en les entendant s’approcher, et il reprit son évasion à toute allure.

Lorsqu’enfin il sortit de la forêt, une rivière lui barrait le chemin. Elle faisait plus de cent vingt mètres de large, et aucun pont n’était visible de part et d’autre. De gros rochers, arrondis par le frottement de l’eau, formaient ses berges, parsemées çà et là de vieux tronc de bois flotté. Le courant était fort et l’eau scintillait d’une limpidité irréelle.

Ses assaillants à proximité, Chris n’eut d’autre choix que de plonger en espérant qu’elle ne soit pas trop fraîche. Perdue, sa froideur lui glaça le sang et coupa sa respiration, comme si des centaines de poignards le transperçaient de part en part.

Ses rives s’avérèrent si abruptes qu’au bout de quelques mètres l’eau lui arriva jusqu’au cou. Tout en nageant, il jeta un œil derrière lui. Line le toisait depuis la rive, entourée de ses hommes. Elle leur ordonna de la suivre et se mit à courir vers l’amont de la rivière. Probablement connaissait-elle l’emplacement d’un pont dans cette direction.

Luttant pour ne pas couler, tant ses vêtements mouillés lui pesaient, Chris eut toutes les peines à garder la tête hors de l’eau. Le courant était si fort qu’au bout de dix mètres de traversée, il avait dérivé d’une centaine de mètres en aval.

C’est alors qu’il se souvint d’une méthode de sauvetage qu’il avait vu à la télévision, dans une émission où une sorte d’aventurier part en exploration dans des endroits hostiles. Il préconisait de faire la planche et de se laisser dériver jusqu’à atteindre un passage moins houleux pour rejoindre la rive.

Il prit une grande inspiration, buvant la tasse au passage, et se mit en position. Rapidement, la sensation de flottement l’apaisa, et malgré sa situation désespérée, il ne put s’empêcher d’admirer le fabuleux paysage alentours.

Les arbres étaient gigantesques et l’automne naissant les parait d’or et de cuivre. Au loin se dressait une immense montagne au sommet enneigé, et trois étranges lunes brillaient dans le ciel bleu azur. Le soleil perçait à travers les branches, et le vent apportait des odeurs de fleurs et de sous-bois. Un sentiment d’intense plénitude envahit notre héros qui se laissa flotter, porter par le bercement de l’eau.

Le bruit sourd d’une chute d’eau se rapprochant le tira de ses rêveries. Le courant s’accéléra dangereusement, et bientôt il fut ballotté par de violents remous. De plus en plus de rochers étaient visibles à la surface et il tenta de s’y agripper, en vain.

Lorsque le bourdonnement de la cascade se fit assourdissant, il prit une grande inspiration et son corps se figea en voyant la hauteur de son plongeon.

Puis la cascade l’engloutit.

Tout en nageant frénétiquement pour remonter à la surface tant il avait plongé profondément, Chris sentit une force le poussé vers la délivrance. Il inspira avec force en atteignant la surface, constatant que les eaux de la rivière étaient effectivement plus calmes une fois la chute passée. Il regagna péniblement la rive, épuisé, puis s’allongea sur un rocher et tentant de reprendre son souffle.

La clé était chaude à son cou, et lorsqu’il la prit en main, celle-ci rougeoya et une vague de chaleur le submergea, séchant instantanément ses vêtements et sa peau. Un autre de ses pouvoirs dont il ne soupçonnait pas l’existence.

Une fois sec, il put plus aisément retrouver son souffle.

Bien que perdu et esseulé au milieu de nulle part, dans un endroit qu’il ne connaissait vraisemblablement pas, il se rassura en voyant que la chute d’eau, d'environ quinze mètres de haut, formait une sorte de cratère aux parois abruptes. Line et ses sbires devraient forcément faire un détour pour le rattraper.

— Je devrais suivre la rivière, je tomberais surement sur des habitations, pensa-t-il.

Il devait faire vite. Le crépuscule approchait, et le soleil déclinait inexorablement à l’horizon.

En contrebas de la cascade, il fut heureux de trouver un petit sentier qui longeait sinueusement le cours d’eau. Il profita du confort qu’il offrait, s’évitant ainsi une fracture de la cheville en escaladant chaque rocher qui bordait la rivière.

Les contours d’une petite maison se dessinèrent au loin.

De plus près, la masure lui sembla sur le point de s’écrouler. Elle était faite de planches, couverte de mousse et d’herbes par endroits. Un lierre, avec de petites fleurs orange, formait un rideau qui recouvrait tout un côté et entourait une minuscule fenêtre ronde. Le toit était en branchages, posés anarchiquement et fixés avec de la corde. Du côté donnant sur la rivière, une autre fenêtre ronde était ouverte et une légère fumée s’en échappait. Une agréable odeur de thé flottait dans l’air.

Chris frappa à la porte, espérant trouver une âme charitable, et celle-ci s’entrouvrit.

— Il y a quelqu’un ?

Sa question resta sans réponse.

Entrant sur la pointe des pieds, il remarqua qu'une grande étagère, garnie de bocaux, couvrait tout le pan de mur gauche et entourait la minuscule fenêtre ronde. Cette dernière était verrouillée depuis très longtemps au vu des toiles d’araignée et de la poussière qui la recouvrait. Sur sa droite, un petit fourneau était allumé et une théière en métal argenté y chauffait, laissant échapper un filet de vapeur. Il y avait aussi une petite réserve de bois juste à côté, ainsi qu’une sorte de garde mangé.

Dans le fond, une multitude de caisses, paniers et autres cagettes de tailles diverses, étaient entassées. Une échelle montait à ce qui semblait être une mezzanine, d’où Chris put apercevoir des ballots de foins et de branchages.

Une table, cernée de deux tabourets, trônait au centre de la pièce d’où une petite lampe à pétrole, surmontée d'un chapeau en verre jauni, éclairée l'endroit d'une douce lumière dansante.

La délicieuse odeur de thé lui revint aux narines. Des arômes de fruits des bois et de thé noir avec une pointe de miel. Sans même se demander qui l’avait préparé, il ramassa un gobelet et le remplit à ras bord. Le goût herbacé, âcre et amer du breuvage, était mélangé à une substance visqueuse qui collait au fond du verre. Rien à voir avec ses délicieux effluves.

— Vous êtes pas gêné, mon vieux ! lança une voix nasillarde dans son dos.

Chris déglutit bruyamment sa gorgée de thé, prit sur le fait.

— Excusez-moi, commença-t-il en se retournant, la porte était ouverte…

Il perdit toute sa contenance face à la créature qui se dressait devant lui.

— Ça vous arrive souvent de rentrer comme ça chez les gens ?

Une grenouille d’un mètre soixante à la peau verte et marron le jaugeait du regard. Elle portait un pantalon en tissu bleu clair avec un foulard orange autour du cou, et avait un gigantesque chapeau de paille planté sur la tête.

— Vous êtes… une grenouille ?

— Mon nom n’est pas "grenouille", mais Thèoffric ! répondit la créature d’un ton cassant, je suis un Batravien de la faction de la forêt de Flaïne et vous êtes dans ma demeure ! Puis-je au moins savoir qui vous êtes ?

— Euh… je m'appelle Chris…

— Très bien, monsieur Chris, puis-je savoir ce que vous faites dans ma maison, à l’heure de soupé, les mains vides ? le ton de sa voix s'était adoucit et Chris sentit la clé irradier une chaleur douce et rassurante.

— Je suis vraiment désolé, Thèoffric, je n’avais pas prévu de me retrouver chez vous. J’étais poursuivi et je suis tombé de la chute d’eau, plus haut. Ensuite, j’ai aperçu votre maisonnette et, en frappant, la porte s'est ouverte…

— Bah, ce n’est pas grave mon ami ! répondit Thèoffric avec un sourire jusqu'aux oreilles, nous autres Batraviens avons le sens de l’hospitalité et savons reconnaître un visage amical au premier coup d’œil !

Il lui tapa sur l'épaule et Chris sentit la chaleur de sa main à quatre doigts.

— Vous appréciez mon thé aux mûres ? demanda Thèoffric en s’asseyant.

— Hum... C’est original pour du fruit… répondit Chris en s’asseyant à son tour.

Il porta le douteux breuvage à sa bouche pour ne pas risquer de vexer son hôte, réprimant une grimace de dégoût.

— Des fruits ? Les mûres sont des araignées, voyons ! Les bleues, avec de longues pattes vertes velues.

Chris eut un haut-le-cœur en visualisant celle croisée dans les buissons et, sans le vouloir, le liquide jaillit de sa bouche et de son nez. Thèoffric éclata d'un rire moqueur tandis que Chris se confondait en excuses en s’essuyant avec la manche de son manteau.

— Je vous le concède, son goût affreux dénote avec son fumet, mais c’est une boisson traditionnelle de mon peuple, bonne pour le fonctionnement du corps. C’est la seule raison qui me pousse encore à en boire, car personnellement, je trouve que c’est dommage de gâcher l’eau de la rivière pour un tel résultat, ah ah ah.

La compagnie de Thèoffric lui était agréable, comme s’ils se connaissaient depuis toujours et, bien que son apparence le déconcertait, Chris sentit qu’il pouvait avoir totalement confiance en son nouvel ami.

Après avoir essuyé la table trempée de thé, Thèoffric attrapa un bocal et le posa sur la table. D’étranges fruits d’un rouge cramoisis baignaient dans un liquide sirupeux et dégageait un parfum sucré. Thèoffric fouilla dans son garde-manger et en sortit deux bols garnis d’une crème brunâtre. Il en tendit l’un à Chris, planté d'une cuillère, puis l’invita à prendre des fruits. Soucieux de ne pas savoir de quoi il s'agissait, mais ne voulant pas vexer son hôte, Chris en attrapa un et en croqua une minuscule bouchée. Il ouvrit de grands yeux d'étonnement lorsque le subtil mélange de poire, d’épices et de vin blanc vint titiller ses papilles.

— C’est encore meilleur mélangé à la crème de Rougeotes !

— Ce n’est pas une autre espèce d’araignée ? demanda Chris avec une inquiétude palpable dans la voix.

Thèoffric pouffa de rire.

— Rassurez-vous, la Rougeote est une plante à fleurs amarante qui pousse sur les berges de la rivière. Nous utilisons sa sève pour en faire cette crème, et les feuilles servent à soigner les plaies. Les fleurs sont délicieuses en infusion, mais elles ne se récoltent qu’au tout début de l’hiver, juste avant qu’elles ne se flétrissent. À cette période, le poison qu’elles contiennent redescend vers les racines pour les protéger du froid. Il faut être extrêmement vigilant, car il est mortel.

Thèoffric en prit une pleine cuillère et l'avala goulûment. Le suivant, Chris fut surpris de son goût de pistache sucré. Thèoffric avait raison, c’était encore meilleur mélangé au fruit.

Durant plusieurs heures, Thèoffric lui expliqua avec passion le nom des fruits qui remplissaient ses bocaux ainsi que leurs vertus. La nature de cette région semblait n'avoir aucun secret pour lui.

Pour marquer leur plaisante rencontre fortuite, Thèoffric leur versa un verre d’alcool de plantes qu’il fabriquait lui-même. Pour Chris, le breuvage n’avait pas plus de gout qu’un vulgaire verre d'eau sans saveur, tandis que Thèoffric toussa grassement en l’ingurgitant d’un trait.

— Racontez-moi, mon ami, quelqu'un vous pourchasse ?

— Pour tout vous dire, mon ami, je ne sais pas qui ils sont, ni même ce qu’ils me veulent… ils portaient des toges blanches avec un arbre argenté brodé dans le dos et...

Thèoffric le coupa brusquement.

— Les Syndaris ! La garde personnelle du grand prêtre Miriël ! son regard se figea.

— Qui ? Est-ce que leur cheffe est une jeune femme avec de très longs cheveux blonds et des yeux d'un vert intense ? demanda Chris, interloqué la réaction de Thèoffric.

— Lindelle de Borest… répondit Thèoffric, la voix pleine d’angoisse, vous ne pouvez pas rester ! continua-t-il d’un ton alarmé, si les Syndaris sont à vos trousses, c’est que vous avez fait quelque chose d’extrêmement grave ! Je ne veux pas finir ma vie dans les geôles de la forteresse de Sylandar en aidant un fugitif ! ses yeux s'écarquillèrent de panique.

— Attendez, je vous assure, je n’ai absolument rien fait de mal…

— Sortez immédiatement de chez moi ! hurla Thèoffric.

Avec une force et une agilité incroyable, il attrapa Chris par le bras et le fit voler à travers la pièce jusqu'à l’extérieur. Chris tomba lourdement, les fesses à terre, juste devant la porte que Thèoffric referma violemment. Une douleur irradiait dans le bas de son dos tandis qu’il se relevait. Époussetant ses vêtements, il tambourina à la porte.

— Je vous en supplie, Thèoffric, vous devez m’aider ! Je vous jure que je n’ai rien fait ! Vous devez me croire !

— Lindelle de Borest et les Syndaris ne se déplacent pas pour rien, monsieur Chris, lança-t-il à travers la porte.

— Réfléchissez, si j’avais fait quelque chose de répréhensible, est-ce que j’aurais abordé le sujet de cette façon plutôt que de vous mentir ? Je ne suis pas un criminel… je suis perdu et loin de chez moi… répondit Chris, un sanglot dans la voix.

À cet instant, il réalisa qu’il avait abandonné sa vie et ses proches en suivant aveuglément la clé. Son cœur se serra et ses yeux s’embrumèrent de larmes lorsqu’il comprit qu’il ne les reverrait peut-être jamais.

Thèoffric entrouvrit la porte.

— Ce que vous dites n’est pas sans raison… mais vous restez un inconnu pour moi ! Devrais-je vous faire confiance sur parole, au risque de me retrouver au cachot ? Demandez-vous ce que vous feriez si nos rôles étaient inversés !

— Vous avez raison… la confiance se gagne durement… et se perd extrêmement facilement… mais je vous aurais fait confiance ! Non pas que je cherche à prêcher pour mes intérêts, mais simplement parce que je l'ai senti ! Et je suis persuadé que vous aussi !

Ces mots, d’une sagesse inouïe, sortirent de sa bouche sans qu’il ait besoin de les peser. Thèoffric ouvrit doucement la porte, la mine basse et son chapeau de paille entre les mains.

— C'est vrai, monsieur Chris… j'ai senti une sensation étrange dès les premiers mots que nous avons échangés… je ne saurais l’expliquer, mais elle m’a convaincu de la nécessité de vous aider… d’ailleurs, je la ressens encore…

Lorsque Thèoffric tendit sa main vers lui, Chris remarqua que la clé dégageait à nouveau une chaleur étrangement apaisante.

Son ami le regarda de ses grands yeux remplis de larmes.

— Pardonnez-moi, monsieur Chris... Pardonnez-moi d’avoir douté de vous…

Ému de voir penaud et larmoyant, Chris ne put retenir ses larmes en l'attirant vers lui pour le serrer dans ses bras. Son contact lui fut chaud et il dégageait une douce odeur de fleurs.

— Je ne veux pas que vous mourriez enfermé dans un cachot pour moi. Laissez-moi juste rester cette nuit, je vous promets de partir à l’aube.

— D’accord, monsieur Chris, répondit-il en s'essuyant les joues, cependant, il faut que vous sachiez que dans cette maison, nous buvons du thé aux mûres au petit déjeuner !

Thèoffric se pinça les lèvres pour réprimer un rire.

— Quelle dommage de gaspiller la délicieuse eau de la rivière…

Éclatants d'un fou rire incontrôlable, leurs voix raisonnèrent dans l’immensité de la forêt, tandis que les derniers rayons du soleil disparaissaient à l’horizon.

Durant la soirée, Thèoffric expliqua que les Batraviens vivaient, la plupart du temps, en solitaire. Cependant, aux premiers jours du printemps, les différents clans se réunissaient pour une gigantesque fête. Un bon moyen de prendre des nouvelles, et pour certains d’entre eux, l’occasion de trouver un compagnon pour se reproduire, s’ils en ressentaient le besoin.

Il n’y avait pas vraiment de genre défini dans leur espèce. A partir de l’âge adulte, soit quatre ans en vie humaine, ils pouvaient se reproduire avec n’importe quel autre Batravien, même d’une race différente. Chris fut attristé d’apprendre que leur espérance de vie, ne dépassait guère les vingt années humaines.

Thèoffric lui avoua qu’il n’avait jamais eu de partenaire, malgré ses presque sept ans. Cela ne le gênait en aucunes manières, car il n’avait jamais ressenti le besoin de se reproduire. Il préférait la compagnie solitaire et silencieuse de la forêt, à celle plus bruyante et envahissante de ses semblables.

Ils n’avaient pas de travail au sens humain de la chose, et vivaient en revendant les fruits de leurs cueillettes et en confectionnant des bocaux. Cependant, une sorte de « tâche », dictée par un livre très ancien, leur incombait et se transmettait de génération en génération.

Balata était la divinité des éléments, et les Batraviens en étaient le peuple gardien. Thèoffric, pour sa part, devait s’assurer que la partie de la forêt où il avait élu domicile, restait propre et en santé. Il avait pour mission de prévenir les anciens de son clan au moindre changement inquiétant, tout comme ses ancêtres avant lui.

Pour lui, il n’existait pas d’endroit plus parfait pour dépenser son existence.

— L’eau de la rivière est fraîche et limpide. Les diverses essences d’arbres me permettent de manger de délicieux fruits variés tout au long de l’année. Et les sous-bois me fournissent des insectes, de la viande et quelques champignons, à l’occasion, dit-il les yeux remplis de fierté, de plus, nous autres de la faction de Flaïne supportons mal le soleil, c’est pour cela que la forêt est idéale ! Elle nous protège de ses rayons et nous apporte l’humidité dont notre corps a besoin.

Les Batraviens étaient divisés en trois factions : celle de la forêt de Flaïne, à laquelle Thèoffric appartenait. Celle du marais de Bahalande, et celle du lac Tihâdo.

La forêt de Flaïne était une immense zone boisée centrale, au carrefour des différentes régions. Le marais de Bahalande, quant à lui, était un grand territoire marécageux, difficilement franchissable, qui recouvrait la majorité des terres de l’ouest. Situé à la lisière sud de la forêt de Flaïne, le lac Tihâdo était une sorte de mer intérieur qui s’étalait jusqu’au désert de Zëisth.

Les différentes factions avaient chacune leurs coutumes et leurs traditions, mais ils vénéraient tous Balata et œuvraient au bien-être de la nature qui les entourait.

Leur rituel mortuaire était fascinant. Lorsque l’un d’entre eux quittait ce monde, ils organisaient une grande fête pour célébrer le retour du défunt aux côtés de Balata. La dépouille était ensuite déposée dans un endroit à l’écart des lieux d’habitation, puis recouverte de fleurs sauvages, de mousses et de branchages, pour la laisser paisiblement rejoindre la terre. Il n’était aucunement question de religion, car pour eux, la vie était offerte par la nature qu’ils nommaient Balata. Il était donc normal de lui rendre son enveloppe charnelle une fois son temps révolu, et ainsi perpétuer le cycle de la vie. Les préceptes d’un peuple sage, et respectueux du vivant.

Chris se sentit extrêmement chanceux que son chemin ait croisé celui de Thèoffric.

— À la vie ! Sous toutes ses formes ! dit-il en levant son verre.

Thèoffric fit de même, et ils les burent d’un seul trait. La nuit était tombée depuis plusieurs heures et la fatigue se fit ressentir pour nos deux amis.

— Il faut vous reposer si vous souhaitez partir à l’aube demain. Il y a un matelas de foin et une couverture au-dessus, dit Thèoffric.

Il lui indiqua l’échelle et l’invita à y monter.

— C’est très gentil, mais je ne veux pas vous priver de votre lit. Je vais dormir par terre.

— Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas mon lit, nous autres Batraviens dormons à même le sol, pour l’humidité.

Thèoffric s’agenouilla, croisa ses mains devant lui et y posa sa tête.

— Vous voyez, comme ça !

— Vous êtes sur ? Vous allez mourir de froid !

— Justement, nous dormons au ras du sol pour réguler notre température interne grâce à l’humidité ambiante. Tant qu’elle reste à un niveau acceptable, tout va bien.

— D’accord… merci, mon ami, répondit Chris en posant sa main sur son épaule.

Thèoffric lui rendit son accolade puis, avec une tape sur les fesses, le poussa vers l’échelle en le pressant d’aller se reposer. La couche était sommaire, mais étrangement confortable et Chris n’eut aucun mal à s’endormir.

Une fois encore, il put profiter d’un sommeil paisible, et sans rêve.

— Monsieur Chris ! C’est incroyable, venez vite voir !

La voix enjouée de Thèoffric le réveilla en sursaut.

— Que se passe-t-il ? bredouilla-t-il en se frottant les yeux.

Sans même lui laisser le temps de s’étirer, Thèoffric l’attrapa par le bras et lui fit dégringoler la mezzanine. Il arborait un grand sourire et ses yeux brillaient d’étonnement.

— Regardez ! Là ! dit-il en désignant un point par la fenêtre.

Dans les premières lueurs de l’aube, à côté de la maison, une créature aux formes féminines leur tournait le dos, assise sur un rocher au bord de la rivière. Sa peau bleue et laiteuse ruisselet d’eau, comme si elle en sortait. Ses formes étaient généreuses et ses cheveux ressemblaient à des algues vertes et épaisses. Elle fredonnait une chanson, mélodieuse et lancinante, tout en balançant sa main droite sur la surface de l’eau.

— C’est un miracle ! murmura Thèoffric, la voix pleine d’excitations.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Chris, dubitatif.

— C’est une nymphe, monsieur Chris, une enfant de Balata ! Gardienne et protectrice des cours d’eau ! Jamais, même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais imaginé avoir la chance d’en voir une de mes propres yeux…

— Est-elle dangereuse ? demanda Chris, incrédule.

— Dangereuse ! répondit Thèoffric en le fusillant du regard, les nymphes sont parmi les êtres les plus pures et les plus rares en ce monde… leurs apparitions sont une bénédiction ! Un signe, envoyé directement par Balata !

Ses yeux se remplirent de larmes, tant la vision de cette mystique créature le chamboulait.

Soudain, la nymphe cessa son chant ensorcelant et tendit l’oreille, comme si elle venait d’entendre leur conversation. Elle tourna doucement la tête dans leur direction et croisa leurs regards. Ses yeux étaient d’un bleu cristallin, comme deux saphirs d’une pureté extraordinaire. Elle sourit en les voyant, puis se retourna vers la rivière et s’y pencha pour attraper quelque chose. Une lueur bleutée émanait de ses mains, tandis qu’elle déposait un objet sur un rocher voisin.

Elle se tourna à nouveau vers les deux amis puis, embrassant ses mains, souffla un baiser dans leur direction. Chris sentit une étrange sensation lui traverser le corps et il remarqua que Thèoffric frissonnait. Calmement, la créature se retourna et disparut dans les eaux tumultueuses de la rivière.

Thèoffric resta interdit plusieurs secondes, le regard perdu dans le vide.

— Le baiser d’une nymphe est un cadeau inestimable… c’est le signe que nos destins sont liés aux desseins de Balata…

Chris posa sa main sur l’épaule de Thèoffric qui secoua la tête comme pour reprendre ses esprits.

Dehors, l’objet que la nymphe avait sorti de l’eau scintillait en reflétant les rayons de l’aurore. Les deux amis sortirent pour voir de quoi il s’agissait.

— Un cadeau d’une nymphe ? C’est absolument fabuleux ! dit Thèoffric, enjoué.

Sur le rocher gisait une pierre précieuse, d’un bleu turquoise opaque, ciselée dans la forme étrange d’un coquillage noueux. Malgré son opacité, le joyau rayonnait d’un éclat minéral intense.

— Je pense que son cadeau est pour vous, dit Chris, en tapant sur l’épaule de son ami.

Il en était certain.

La nymphe elle-même le lui avait confié de sa voix douce et mélodieuse. Des paroles qu’il fut le seul à entendre, lorsque leurs regards s’étaient croisés :

« Si les dangers sont trop grands ou si le soleil vous accable, les eaux des rivières de ce monde sauront vous désaltérer et vous apportez la protection dont vous aurez besoin à tout instant, élu. Balata veille sur vous à présent. Mais il faut vous hâter ! Le mal qui rode dans le Vaste-Monde et sur le point de se répandre… Partez ! Accomplissez votre destinée ! Que triomphe la vie ! »

Ne pouvant lui répondre, Chris avait respectueusement incliné la tête, et accepté son baiser.

— Je dois partir mon ami, dit-il en se tournant vers Thèoffric.

Ce dernier, à genoux, tenait le cadeau de la nymphe au creux de ses mains, le regardant hypnotisé, tant par la beauté de l’objet, que pour tout ce qu’il signifiait à ses yeux.

— Je comprends… vous êtes une personne exceptionnelle, monsieur Chris. Les nymphes n’apparaissent pas sans raison. Emportez ce talisman avec vous, il vous protégera, dit-il, en lui tendant la pierre.

— Merci, mon ami, mais ce cadeau est pour vous, pour votre peuple. Cette amulette sera l’irréfutable preuve de la divinité de Balata. Brandissez-la fièrement, comme on brandit le drapeau de la victoire après une bataille. Vous êtes le Batravien le plus sage et le plus sympathique que je connaisse.

— Combien d’autre Batravien connaissez-vous ? demanda Thèoffric avec un sourire en coin.

— Aucun, mais votre thé aux mûres est de loin le meilleur que j’ai eu l’occasion de boire ! lança Chris en se retenant de rire.

— Ah ah ah, vous avez bien raison, mon ami ! J’espère de tout cœur que nous aurons à nouveau l’occasion d’en partager un verre.

— J’en suis certain, mon ami.

Tout en posant sa main sur l’épaule de Thèoffric, Chris eu à nouveau la désagréable sensation de devoir se hâter.

— Continuez sur le sentier, vers l’aval. La ville de Bärglade est à la lisière de la forêt, lança Thèoffric tandis que Chris s’éloignait, mais méfiez-vous des gobelins, ce sont de vrais chapardeurs !

Chris le salua une dernière fois, puis reprit son chemin.

Soucieux du sort de son ami, les larmes se mirent à couler sur ses joues tandis qu’il s’éloignait. La vision que la nymphe avait insinuée dans son esprit, l’horrifiait.

— Était-ce une prémonition ? pensa-t-il en sanglotant.

Il ne put se résigner à prendre le risque de la voir se réaliser et son cœur se serra à la pensée que l’on puisse faire du mal à son nouvel ami.

Une horrible vision de la cabane de Thèoffric, en flammes.

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