Chapitre 1 – L’animal
Je me suis encore réveillé sans savoir pourquoi.
Il n’y avait pas de rêve, pas de cauchemar, pas d’envie.
Juste ce corps, le mien, qui s’est levé par habitude.
J’ai ouvert les yeux comme on ouvre un volet qu’on n’a pas envie d’ouvrir.
Pas parce qu’il fait beau. Pas parce que c’est un nouveau jour. Juste parce que c’est l’heure.
Comme tous les jours.
Je m’appelle Aurore.
Oui, comme le matin.
Ironique, non ?
Il n’y a rien de lumineux en moi depuis longtemps.
J’ai trente ans.
Et parfois, j’ai la sensation de n’avoir jamais vraiment commencé à vivre.
Je me lève, je me lave, je bois un café tiède que je ne goûte même plus.
Et je recommence. Encore.
Mon corps fonctionne, oui. Mais mon âme, elle, dort encore quelque part. Peut-être pour toujours.
Je fais ce qu’il faut.
J’ai fini les études. J’ai un travail.
Je suis poli, serviable, discret.
On m’appelle “courageux”, “stable”, “doux”.
Mais personne ne voit.
Personne ne sait que, à l’intérieur, je suis éteint.
Il n’y a jamais eu d’explosion dans ma vie.
Pas de drame visible. Pas de scandale.
Juste un effacement lent.
Une sorte d’absence continue à soi-même.
Je n’ai jamais été en couple.
Jamais eu ce regard posé sur moi. Celui qui dit “je te vois, et je te choisis”.
Je suis gay, mais je vis ça en silence.
Pas par honte. Par peur.
Peur de perdre ce peu de paix que j’ai construit. Peur de tout bousculer.
Peur surtout de ne pas être aimé une fois que je serai vrai.
J’ai appris à me taire.
À plaire. À passer.
Et à force, j’ai oublié qui j’étais, ce que je voulais, ce que je méritais peut-être.
Le pire, ce n’est pas d’être seul.
Le pire, c’est de ne même plus croire qu’on pourrait un jour ne plus l’être.
C’est de vivre dans une version tiède de soi, un reflet pâle, une esquisse jamais terminée.
Parfois, j’aimerais juste qu’on me demande :
“Tu vas où, Aurore ?”
Et que je puisse répondre honnêtement :
“Je ne sais pas… mais j’aimerais au moins que ce soit vers moi.”
Mais personne ne pose cette question.
Et moi, je continue.
Je respire, je marche, je souris.
Comme un animal bien dressé.
Je crois que beaucoup de gens meurent doucement, sans jamais faire de bruit.
Et je me demande si je ne suis pas déjà en train de le faire.
Annotations