Chapitre 2 : La culture ancestrale

9 minutes de lecture

Après une douce nuit, le réveil sonna à six heures tapantes. Malgré un court sommeil, Délia rayonnait dans la brume du matin. Le saut du lit n’était jamais difficile pour elle ; son dynamisme se lisait sur son visage. Après une préparation millimétrée, elle sortait toujours à l’heure pour sauter dans son train habituel.

Une fois à destination, elle respectait un rituel, celui de donner un peu de son temps à un sans-abri qui avait ses marques devant l’entrée de l’université. Elle aimait partager un peu de chaleur humaine avec les nécessiteux. Elle n’oubliait jamais de lui ramener un petit encas. Ils pouvaient discuter de longues minutes de tout et de rien, surtout de l’actualité du moment. Une bonne ressource spirituelle qui la requinquait pour la journée.

L’heure sonna, son cours allait commencer. Elle se précipita dans le long couloir pour rejoindre sa salle. Elle fut stoppée par une étudiante avec qui le courant ne passait pas du tout.

— Ah, qui voilà ? T’es pas en train de défendre la planète, madame l’écolo ? ironisa-t-elle.

— Si justement, j’suis en train de la défendre : j’essaie d’éradiquer les gens mauvais comme toi ! répliqua Délia.

— Hum, je vois que madame a de l’humour.

Elle essaya de la contourner pour passer, mais sa rivale suivit ses mouvements pour l’obstruer. Elle voyait rouge, mais elle pouvait compter sur son sang-froid pour faire face à la situation. Une seconde tentative de passage forcé resta sans succès, elle se trouva encore bloquée. Elle la regarda droit dans les yeux et lança :

— Écoute-moi bien, je vais te donner dix secondes pour déguerpir de ma vue. Après ça, il ne faudra pas te plaindre.

— Tu me menaces en plus ? Tu me fais pas peur !

— 1, 2, 3, 4… Le compte à rebours avait commencé.

— Bon, tu peux y aller, je ne vais pas te laisser arriver en retard. Tu vois, j’suis pas si mauvaise, dit-elle en dégageant le passage.

— Tu débordes d’énergie, tu devrais l’utiliser à bon escient. On recherche des personnalités comme toi dans notre groupe de militants, lança-t-elle en passant.

Délia reprit son chemin sans dire un mot, contente d’avoir remporté le défi psychologique.

Après les cours, elle sortit de l’établissement d’un pas décidé. Sa démarche lui donnait l’air empressé. Même Malika ne la vit pas sortir. Elle se précipita à un rendez-vous important. Le voyage d’apparence banale était tout sauf ordinaire, sa préparation se faisait le cœur à l’ouvrage. Connaître un maximum d’informations sur le peuple inuit s’imposait naturellement. Pour ce faire, elle avait contacté un autochtone sur les réseaux sociaux qui s’appelait Adriel. Leurs nombreux échanges témoignaient de sa pugnacité. Il habitait en banlieue parisienne.

Le rendez-vous fixé de longue date arriva enfin. Aspirée par sa soif d’apprendre, elle analysait toutes les manières de ce peuple. En marge de l’évolution technologique et à l’écart de l’industrialisation mondiale, il évoluait dans un monde parallèle qu’elle voulait comprendre.

Délia se trouva à l’adresse indiquée dans son message, dans le nord de Paris, là où il craignait de se balader le soir, surtout pour une femme. Son destin la mena dans une petite maison à la façade défraîchie qui lui donnait une apparence d’une autre ère. Elle s’approcha de la grande porte en bois, sans sonnette. Elle hésita un moment avant de frapper, puis finit par donner deux petits coups timides. Il fallut attendre de longues secondes pour voir la porte s’ouvrir enfin. Un visage, celui d’un vieillard décati, mince et de petite taille, apparut dans l’ombre. Il la salua et lui proposa d’entrer. Malgré une appréhension, elle franchit le seuil et s’arrêta devant un couloir lumineux. Une belle décoration antique ornait toute la longueur. De grands et magnifiques tableaux couvraient les hauts murs. Il lui fit signe de s’installer. D’un pas assuré, il se dirigea vers la cuisine.

— J’étais en train de préparer le thé. Ne sois pas timide, fais comme chez toi ! J’arrive.

— Merci, monsieur.

Malgré un âge avancé, sa démarche dynamique le rajeunissait. Il entra et sortit en un coup de vent.

— Vous avez un tonus d’enfer, lança-t-elle spontanément.

— Ça va, je m’entretiens un minimum.

— Vous vivez seul dans cette vaste maison ?

— Oui, malheureusement. Depuis la perte de ma femme, il y a quelques années. Dis-moi, qu’est-ce que je peux faire pour toi exactement ?

— En fait, comme je vous l’ai expliqué dans mes mails, je recherche des informations sur le peuple autochtone; les Inuits du Québec. Avec mon amie, on prépare un voyage pour aller à leur rencontre dans une réserve. Nous partons dans un objectif d’aide humanitaire. J’aimerais connaître les coutumes, les traditions, ce qui caractérise l’évolution de ce peuple. Je veux être ancrée dans leur vie pour mieux sortir de mes pensées occidentales, pour ressentir cette connexion qui existe entre la nature et nous.

— Je crois que tu prends ta mission à cœur. Tu es une militante chevronnée, tu me fais penser à moi quand j’étais jeune. Je vais te raconter la vie que mènent les Inuits.

Adriel leva la tête vers le haut plafond. Il resta muet un instant avant d’entamer une description majestueuse de sa vision. Il commença par raconter son enfance dans une réserve reculée du Québec. Elle paraissait heureuse, avec un cadre parsemé de végétaux, des champs et un horizon de montagnes qui peuplaient cette nature. Le vieil homme habitait le mont d’Iberville, avec ses vastes plaines jouxtant de magnifiques cours d’eau. Mais derrière cette description de carte postale se cachait une tout autre réalité qu’il ne tarda pas à détailler.

Son peuple avait souvent été marginalisé et victime de discriminations de toutes sortes, souvent avec la complicité de l’État. Privé de ses terres riches en ressources et en biodiversité, il avait été écarté de toute civilisation et victime de malnutrition. Il s’était battu pour préserver son identité culturelle et garder le peu de terres encore en sa possession. Adriel avait toujours vu ses parents combattre avec fierté pour subvenir à leurs besoins. En dépit d’un analphabétisme profond, ils ne cherchaient pas à suivre la vitesse de ce monde. Leur vie se limitait à la chasse, la pêche et la cueillette de plantes, qui faisaient partie de leur ADN depuis la nuit des temps. Il reprit son souffle, comme fatigué par son ancienne vie.

Après un court silence, il continua son récit. Son discours jetait l’opprobre sur les colonisateurs français et anglais. Cette pratique, que les autochtones n’avaient pas vue venir, chamboula leurs coutumes et leurs traditions. Pire encore, lors de leur hégémonie directe et continue, s’installa une forme d’acculturation. Les colons apprivoisaient les autochtones. Depuis des siècles, des enfants avaient été enlevés à leur foyer par ces derniers, avec la complicité du gouvernement fédéral, qui n’avait pas pris les mesures adéquates pour protéger l’identité culturelle des enfants inuits. Ces enlèvements avaient été maquillés en adoptions. Beaucoup croyaient rejoindre des familles étrangères. Les effets à long terme de la rafle des années soixante sur les enfants devenus adultes étaient considérables : perte de l’identité culturelle, faible estime de soi, sentiments de honte et d’isolement.

Il conclut en expliquant que le gouvernement canadien avait reconnu vouloir indemniser les victimes de la rafle, et prévoyait de verser à chacun une somme d’argent. Mais les Inuits prenaient très mal cette indemnisation, qui s’apparentait à l’achat de leur silence. Elle ne pouvait réparer plusieurs décennies de séparation physique, émotionnelle et culturelle.

Après ce long récit douloureux, Délia se retrouva dans un état second. Ce qu’elle avait entendu dépassait tout entendement. Elle se leva et se dirigea vers la porte, emplie de compassion, donnant l’impression de fuir.

— J’suis désolée, mais je dois partir, j’ai du travail qui m’attend.

— Mon récit t’a fait peur, ma petite ? soupira-t-il.

— Non ! Non ! mais c’est juste que ça m’a touchée au plus profond de moi. Malgré mon fort caractère, je suis très sensible au fond.

— Oui, j’ai bien analysé une forte sensibilité en toi, qui fait face à une grande révolte.

— Je vous remercie, Adriel, pour votre accueil, répondit-elle en détournant le regard.

Elle sortit d’un seul pas. Un grand bol d’air frais s’imposait pour faire retomber la pression. Sur le chemin du retour, qu’elle fit à pied, elle traversa un grand parc. Juste en face de buissons étoffés de belles roses, elle se posa sur un banc devant un agréable paysage. Elle profita de ce moment de calme pour téléphoner à son amie.

— Comment ça va, Malika ?

— Salut, Délia.

— Je sors de chez Adriel, je me suis posée dans le parc Saint-Pierre.

— Adriel ? rétorqua-t-elle.

— Oui, tu sais, l’homme autochtone avec qui j’étais en relation, ici à Paris.

— Ah oui, c’est vrai que tu avais rendez-vous aujourd’hui. Alors, ça s’est passé comment ?

— Très bien, il m’a raconté l’histoire identitaire de son peuple. C’était très émouvant. Je te raconterai en détail quand on se verra. Mais ce qui m’a touchée, ce sont les enlèvements d’enfants maquillés en adoption, qui se faisaient avec la complicité du gouvernement. Ça m’a choquée.

— J’en ai entendu parler, c’est quelque chose qui a perduré jusqu’en 1996, c’est aberrant.

— On fera une réunion demain soir, soupira-t-elle.

— On se tient au courant. Gros bisous.

Elle reprit son chemin du retour. Elle fut vite rattrapée par le train-train quotidien et ses responsabilités familiales. Elle devait passer au supermarché faire des courses et rejoindre sa cuisine pour commencer à préparer le repas.

À l’approche du XXIᵉ siècle, le monde semblait vaciller entre deux réalités. D’un côté, le bourdonnement incessant des nouvelles technologies. De l’autre, la nature, plus ancienne que l’humanité, combattant toujours avec la même force. Délia et Malika, deux âmes insurgées, se trouvaient à la croisée de ces deux mondes. Depuis leur adolescence, elles juraient de ne jamais laisser la modernité détruire la planète.

Derrière ses fourneaux, Délia ouvrit le courriel qu’elle venait de recevoir d’Anoki. Ses mains tremblaient légèrement, un mélange d’excitation et d’appréhension. Depuis leur rencontre fortuite lors des correspondances, Anoki était devenu pour elle plus qu’un simple homologue, il était une voix de sagesse au milieu de l’agitation de ce monde. Elle savait que quelque chose d’important se trouvait dans ce message, car il n’écrivait jamais sans une bonne raison. Ce n’était pas le genre romantique. La lecture fut rapide tant il était succinct. Son degré d’importance pesait sur ses épaules. Il avait appris de source sûre que le projet de construction de l’usine de gaz liquéfié avançait à grands pas. Le promoteur allait bientôt acquérir le terrain situé dans la réserve. Elle lui conseilla d’attendre leur arrivée. Elle devait se réunir avec Malika le lendemain pour mettre en place un plan d’attaque.

Elle sentit son cœur se serrer. Même sans avoir vu ce village, elle l’imaginait à travers les récits d’Anoki et en dessinait un portrait. Une petite communauté nichée dans les bois, où les traditions se perpétuaient. Il connaissait chaque arbre, chaque rivière, chaque roche. Elle ne pouvait laisser détruire ce petit coin paradisiaque. Elle plissa les yeux et lança un regard, celui de la détermination, telle une tempête prête à se déchaîner. Un long combat asymétrique se préparait, deux militantes contre des géants industriels. L’idée que des grosses machines impitoyables joueraient contre elles dans cette bataille les révoltait jusqu’au plus profond de leurs abîmes. Mais cela ne leur faisait pas peur. L’appel de la nature venait de résonner, elles étaient prêtes à y répondre.

Les acolytes se réunirent très tôt le matin. Délia, forte de son caractère impulsif, souhaitait une action radicale avec une occupation du terrain. Malika, d’un calme imperturbable et d’un mental réfléchi, lui déconseilla cette technique. Les Inuits étaient issus d’un peuple peu habitué aux manifestations coup de poing. Un manque d’encadrement pouvait vite dégénérer avec la police. Après réflexion, elles s’entendirent. Elles décidèrent d’un commun accord de ne donner aucune directive pour l’instant. Elles prévoyaient de mettre en place une stratégie d’attaque une fois sur place. En attendant, elles suggérèrent à Anoki de contacter les responsables du village, les sages, afin de fixer une médiation avec le propriétaire du terrain. L’espoir de le convaincre de renoncer à la vente était leur seule motivation.

Délia vaquait à ses multiples activités, prise par le temps qu’elle ne voyait plus à sa portée. En un clin d’œil, la fin de l’année universitaire sonna, les examens arrivaient à leur terme. Ce qui lui libérait beaucoup de temps. Pas question de se relâcher, la priorité se portait sur la gestion de la logistique du fameux voyage au Québec. Elles se réunissaient tous les soirs pour préparer les derniers détails de leur périple. Tout était prêt : leur planning, les visites, les plans d’action, les aides à déployer. Elles attendaient avec impatience leur départ, qui approchait à petits pas.

Annotations

Vous aimez lire Al Nayal ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0