Chapitre 3 : Le grand départ
Ce 20 juillet 1999 marquait le début d’une grande histoire. Délia préparait ses valises dans une humeur mitigée, le jour J tant attendu avait un gout amer. Son père, devant son coffre vide, attendait patiemment le chargement. Elle le rejoignit aussitôt. En la voyant les bras remplis, il se précipita pour la soulager. Une fois le chargement terminé, ils s’activèrent pour aller récupérer Malika. Sur le chemin menant à l'aéroport, elle sentit un petit pincement au cœur à l'idée de laisser son père et son frère quelques mois. Elle culpabilisait d’abandonner les rênes de la maison.
Ils arrivèrent à l’aéroport. Aussitôt les valises posées, les filles se ruèrent dans le hall du terminal. Délia se retourna et l’agrippa de toutes ses forces.
— Papa, je suis vraiment désolée de t’laisser. Tu me pardonnes ?
— Bien sûr, ne t'en fais pas ma chérie, je te comprends. Fais attention à toi, mon cœur.
Il finit sa phrase avec un sourire mêlé de larmes, son visage brillait. Elle lui essuya, et lança un tendre bisou. Il lui insuffla de partir avant d’être en retard. Elle s'exécuta, suivie par Malika.
L’avion décolla à l'heure. Bien installées, le long voyage pouvait commencer en paix. Pendant quatorze heures, les filles échangèrent sur le planning de la première semaine. Elles avaient tout paramétré telles des professionnelles de la logistique. Après un court repos et de longues discussions, elles profitèrent d’un bon moment de convivialité et de décontraction. Elles appréciaient l’espace généreux malgré le plein de l'appareil. Les sièges larges apaisaient leurs corps et leurs esprits, sous une douce matière au toucher velours. La longueur du voyage les plongea dans un léger sommeil, oubliant le temps qui passait.
À leur réveil, l'avion amorçait sa descente. L’excitation montait en même temps que la destination finale approchait. Les applaudissements qui accompagnèrent l'atterrissage sur l'aéroport de Montréal marquèrent l'ouverture du nouveau chapitre qui s’écrivait. Elles devaient passer quatre heures avant de reprendre un vol intérieur pour rejoindre l'aéroport d'Akulivik. Elles ont profité de ce moment pour faire quelques achats. Le temps passait vite, elles rejoignirent le terminal B pour embarquer. L'intérieur était plus vétuste, le confort moindre mais le voyage si beau. La joie de retrouver Anoki passait au-dessus de tous ces petits désagréments. Le coup de barre d'après le repas les plongea dans une lecture profonde. Elles ont levé leurs têtes peu de temps avant l'atterrissage.
Une fois les formalités douanières passées, les bagages récupérés, elles s’arrêtèrent dans le hall du terminal. Elles scrutaient le monde qui défilait, leurs têtes tournaient telle une girouette à la recherche d'Anoki. D'un coup, Délia sentit une petite tape sur son épaule, elle se retourna et sauta dans ses bras. Malika n'osa interférer avec ce moment de complicité. Elle lui lança juste un petit bonjour de loin.
Anoki, cet homme de 22 ans, avait une allure à la fois sereine et imposante. Ses cheveux longs et noirs attachés en une queue-de-cheval, soulignait son visage anguleux et viril. Ses yeux sombres revolver reflétaient une certaine sagesse, comme s'il portait le poids des histoires passées. Il avait une carrure athlétique, sculptée, ce qui contrastait avec la douceur de ses gestes. Sa voix était calme et posée, chaque mot semblait mesuré. Profondément connecté à la nature, il connaissait les cycles de la terre comme personne. En sa présence, on ressentait une force tranquille, une profonde implication dans les traditions de ses ancêtres.
Après ce petit moment de retrouvailles, Anoki empoigna de ses grandes mains le chariot rempli de bagages. Ils se précipitèrent vers le parking. En sortant, un froid glacial transperça leurs petits corps.
— Alors ce voyage, ça s’est bien passé ?
— À merveille, en dépit de la distance, on n’a pas vu le temps passer, répondit Malika.
— Qu'est-ce qu'il fait froid ici ! s'exclama Malika.
— Eh oui, bienvenue au Québec, ici il n'y a pas d'été. Il doit faire 9 degrés, et le max c'est 18 en plein jour.
— Ah oui, quand même ! On ne risque pas de bronzer ! plaisanta Délia.
— Vous devez être fatiguées, vite, on rentre se reposer, répondit-il avec un grand sourire.
Ils sautèrent dans la voiture. Tout au long du trajet, il planait un silence pendant lequel les filles contemplaient le paysage. Elles admirèrent ce défilé extraordinaire et majestueux. Elles distinguèrent une architecture stupéfiante. Les vastes plaines, surplombées par des montagnes, arboraient une lignée de maisons colorées. Ils arrivèrent enfin dans le village de Kuujjuaq, qui se trouvait au nord dans la région du Nunavik.
Avec des idées préconçues, elles s'attendaient à voir un panaché d'igloos. Elles découvrirent une vision chaleureuse, des demeures préfabriquées dotées d'une architecture charmante qui faisait place à un festival de couleurs. Elles aperçurent des propriétés bleues, rouges, oranges. La tombée de la nuit ne se fit pas attendre. La lueur du seul lampadaire reflétait sur ces murs colorés du hameau, tel un arc-en-ciel scintillant. Il planait un parfum de cuisine, une odeur chatouilla leurs narines, une saveur douce et fruitée. Le ventre de Délia gargouillait de faim.
Devant le domaine familial d’Anoki, Délia s'arrêta devant une bâtisse bleue cossue et d'une splendeur éclatante. Elle la contempla, tandis que les autres franchissaient déjà le seuil de la porte.
— Délia, tu fais quoi ? Viens, dépêche-toi ! cria de loin Malika.
— J'arrive, j'arrive, cria-t-elle en courant vers eux.
Anoki débuta les présentations. Ses parents les attendaient en compagnie de ses deux frères et sa sœur. Les filles étaient enchantées de faire leur connaissance.
— Vous possédez une splendide maison, j'aime beaucoup l'architecture et la déco intérieure, s'exclama Délia.
— Merci beaucoup, répondit la mère.
— T’as l'air étonnée, tu pensais arriver dans un igloo ? plaisanta Anoki.
— J’pensais effectivement qu'il y avait encore des igloos dans cette région reculée, dit-elle tout en souriant.
— Tu n'as pas tort, la tradition des igloos ne s'est pas perdue. Ils sont reconstruits ponctuellement pour des célébrations particulières. Les chasseurs les utilisent encore comme campement. On ira en visiter si tu veux !
— Ah oui, avec plaisir !
— Allez, tout le monde doit avoir une faim de loup, le repas est prêt ! clama la mère.
Tout le petit monde s’installa vite à table. Ils pouvaient apprécier une armada de plats copieux. Il y avait un mijoté de courge, des haricots, du maïs, mais aussi des cakes au saumon à base d'algues. Au bout de la table se côtoyaient du caribou, des crustacés et bien d'autres aliments typiques de la région. Pendant ce repas succulent, tous les convives échangèrent chaleureusement pour apprendre à se connaître.
Au bout de quelques minutes, la porte s'ouvrit avec force. Un jeune garçon entra, l’air paniqué, et fit signe à Anoki de venir. D’un air affolé, il lui chuchota des paroles à l'oreille que personne ne pouvait entendre. Anoki se leva d'un brusque élan, se dirigea vers Délia et lui fit signe de le suivre. Elle s'exécuta sans dire un mot.
Dans la rue, ils aperçurent, en s'approchant, un attroupement qui formait une ronde. Anoki expliqua qu'une bagarre se déroulait entre un membre du conseil des sages et un homme d'affaires influent du village. Ils se frayèrent un passage et aperçurent les deux hommes, entourés par des habitants qui tentaient de les séparer.
— Calmez-vous ! Vous êtes adultes, quel spectacle vous offrez là ? ordonna Anoki d’une voix forte.
Il s'adressa au sage qu'il semblait connaître pour lui demander des explications.
— C'est lui qui m'a provoqué. Je lui ai adressé la parole poliment pour lui faire part de mon désaccord sur le projet de construction de son usine. Il m'a tout de suite insulté et manqué de respect, alors je me suis énervé.
— Écoute, on ne règle pas ce genre de dossier sensible dans un coin de rue. Maintenant, vous partez chacun de votre côté. On convoquera une réunion des sages dès demain pour en débattre.
Les deux hommes obtempérèrent et la foule se dispersa aussitôt. Anoki se tourna vers Délia, qui restait figée devant la scène.
— Tu vois, on a du boulot !
— Oui, faut s'y mettre dès demain matin, soupira-t-elle.
Ils firent chemin arrière pour finir leur repas et rassurer la famille. Il se faisait tard, le voyage avait été très éprouvant. À la fin du dessert, les filles ne tardèrent et rejoignirent leur chambre pour une nuit de repos bien mérité.
Les sages du village s’étaient réunis à plusieurs reprises ces derniers temps. Sous l'effigie du conseil, ils organisaient leurs travaux au sein de groupes spécialisés dans chaque domaine de prédilection. Ces anciens se comptaient au nombre de huit. On les sollicitait pour traiter des conflits qui touchaient les habitants. Ils abordaient les affaires de voisinage aussi vastes que les mésententes et les faits de droit commun. Ils se substituaient aux tribunaux auxquels très peu accordaient leur confiance. Mais cette fois-ci, un problème d'une grande ampleur, qui dépassait leurs compétences, s’imposait. L'obligation d'agir devant cette menace venue d'ailleurs ne pouvait pas attendre.
Dès l'aube, Anoki contacta le chef des sages pour convoquer le conseil en référé, il y avait urgence. L'ordre de cette réunion reposait sur une seule personne : un homme d'affaires du village qui s’appelait Nato, propriétaire de plusieurs terres dans la région. Il voulait en vendre une partie à un industriel canadien qui avait pour objectif de construire une usine.
La majorité des habitants s’opposait à ce projet. Un vent de révolte commençait à prendre forme grâce à la mobilisation d'Anoki, qui présidait une association de protection de l'environnement. Délia et Malika venaient lui prêter main-forte dans l'organisation et la logistique de l'offensive.
La réunion débuta à 9 heures précises. Dans la salle, les huit sages dressaient leurs visages sans laisser apparaître la moindre émotion. Délia, Malika et Anoki se tenaient en face. Le président prit la parole pour énoncer le sujet, pour le moins houleux.
— Merci à tous d'être là. Donc, comme vous le savez, on est réunis aujourd'hui pour parler de Nato. Il a le projet de vendre ses terres, situées au sein même du village, à un entrepreneur canadien. Le but de ce dernier est de construire une usine de gaz. On a déjà fait un grand travail de fond dans la consultation de tous les habitants sur le sujet. Et l'écrasante majorité est contre cette construction.
— Il ne faut pas laisser cette usine prendre place, car contrairement à ce qu'ils veulent nous faire croire, le gaz liquéfié est un grand polluant, souleva Délia.
— Une vérité indiscutable, les centrales à gaz émettent moins de CO2 que les centrales à charbon. Mais le gaz reste une énergie fossile dont l'exploitation favorise le réchauffement climatique. Plusieurs associations écologistes ont dénoncé ces conséquences graves, précisa Anoki.
— Une étude menée par une ONG a récemment estimé que les camions utilisant du GNL n'étaient pas moins polluants que ceux roulant au diesel. Donc c'est certain, ce projet est une régression sociale pour le peuple autochtone, détailla Malika.
Après plusieurs heures de débat, d’un commun accord, ils mirent en place des actions afin d'empêcher ce projet de voir le jour. Les sages donnèrent leur approbation à l'équipe d’Anoki pour gérer l'offensive.
Aussitôt sortis de la réunion, leur travail se prolongea des heures. Délia eut la judicieuse idée de convoquer le propriétaire des terres. Le but de cet entretien : lui faire prendre conscience de l'enjeu qu'il pouvait engendrer. Anoki ne cachait pas son scepticisme quant à cette réunion, il pensait qu'un capitaliste n'était jamais sensible à la cause écologique. Face à la détermination de Délia, il capitula. Il se chargea même d'inviter le propriétaire en question à cette réunion de médiation. Il connaissait très bien sa famille.
Anoki arriva chez Nato. Il frappa à sa porte, qui s’ouvrit aussitôt. Il le salua et entra en le remerciant. Dans sa lancée, Nato lui proposa un verre. Installé sur un confortable canapé, Anoki entama la discussion sur le sujet sensible.
— Tu imagines le but de ma venue, je suppose !
— Oui, bien sûr, tu es là pour me parler de mes terres, pas de notre enfance.
— Oui. Je te convie à une réunion avec des membres d'une association venus de France. Ils t’expliqueront les enjeux et les conséquences de ta vente.
— Quel honneur, ils sont venus spécialement pour moi ! dit-il sur un ton ironique. Tu sais que je suis quelqu'un de très ouvert et conciliant, mais je ne changerai pas d’avis. Je rencontre en ce moment des difficultés financières, je suis obligé de vendre.
— Écoute, viens demain à 14 h à la salle des sages, on en parlera dans le détail, conclut Anoki.
— Ok, j'y serai.
Anoki se leva, accéléra le pas et le salua d'un geste de la tête. Il s’empressa de rejoindre le groupe.
Les filles s’étaient déjà mises au travail. Son arrivée interrompit leur discussion, le temps d’annoncer qu'il avait convaincu Nato de venir. Les filles ne purent cacher leur joie. Pendant qu'il s'assit avec un sourire tout fier, Délia lui expliqua la suite du programme.

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