Chapitre 5 : La première pierre
Le 31 juillet 1999
Ce jour, commençait sous un timide soleil saupoudré d’un vent frais. Délia, Malika et Anoki étaient arrivés la veille au terrain pour repérer les lieux et décider de la manière d’organiser l’occupation. Le terrain, entouré de terres sauvages, se préparait à reprendre ses droits. La végétation était dense, allant de grands arbres touffus à des buissons épineux qui se perdaient dans une forêt sauvage. Au centre, des cabanons se dressaient le long d’une haie, témoins de vies passées. Ces bâtisses servaient de stockage de matériel ou de points de rassemblement.
Les neuf cents activistes étaient sur le qui-vive dès sept heures tapantes. Ils se scindaient par équipes. Délia s’occupait de définir les postes et les endroits stratégiques à envahir, tandis que Malika répartissait les tâches et les missions de chaque groupe. Petit à petit, l’opération prenait forme dans ce vaste terrain arboré de toutes parts. L’état témoignait du manque d’entretien et du temps passé. L’équipe brillait de fierté en redonnant vie à ce petit coin reculé. Le souffle d’une âme ne s’y était pas ressenti depuis longtemps. Une bonne ambiance militante émanait de ce lieu magique. On apercevait des pancartes revendiquant la préservation de la nature, mais aussi des tentes et des abris construits à partir de matériaux récupérés. Chaque talent apportait sa pierre à l’édifice pour faire avancer le projet.
Cette opération coup de poing répandait déjà des fuites. On apercevait deux ou trois journalistes avec leurs cartes de presse en train de gambader autour du terrain. L’installation et l’occupation se préparaient néanmoins sans encombre.
Pendant les derniers préparatifs, des membres déballèrent les sacs de provisions afin de préparer le repas avant la tombée complète de la nuit. Au moment où ils commençaient à s’attabler, Délia aperçut au loin des lumières vives, telles des vers luisants dans la nuit. Elles s’approchaient de plus en plus, puis soudain deux voitures de couleur sombre apparurent. Tout le staff se leva et se dirigea vers elles. Un homme sortit de la première ; une silhouette élancée se fondait dans l’ombre du crépuscule. Délia, telle une guerrière, avança vers lui avec la peur au ventre, tandis que Malika restait en retrait, l’air pensif. L’homme scruta le terrain de l’est à l’ouest d’un regard désemparé, puis s’arrêta sur les yeux de Délia qui se trouvait juste en face.
— Bon, je vois votre manège. Vous voulez jouer ? Alors on va jouer ! ironisa l’homme.
— Ici, on ne joue pas. On est là pour faire échouer vos manœuvres malsaines, osa répliquer Délia.
— Vous ne savez pas qui je suis. Je vais me présenter. Je suis M. Daquin, le nouveau propriétaire des lieux. Et j’ai un très bon conseil à vous donner, quittez vite mon terrain si vous voulez éviter de gros problèmes !
— Enchanté, Monsieur Daquin. Vous savez, des problèmes à régler, on en a déjà. C’est vous et votre projet de pollution, c’est notre seule occupation.
— Eh bien, je vais appeler tout de suite la police !
Elle le regarda longuement droit dans les yeux et lui répondit par un long silence qui semblait l’agacer. Elle se retourna et s’étonna de la foule amassée. Tous les membres s’étaient approchés pour écouter ce qui se tramait. Elle fit un signe de la main pour les faire reculer, et tous s’exécutèrent. Sous cette pression, ils rebroussèrent chemin sans dire un mot. Délia esquissa un sourire en coin qui témoignait de sa fierté. Le combat ne faisait que commencer.
La nuit tombait, une équipe fut désignée pour faire le guet à tour de rôle. Ils attendaient de pied ferme l’arrivée de la police locale. Fort heureusement, la nuit se passa sans souci, le sommeil fut reposant. Cette tranquillité ne dura pas, à six heures, un troupeau de véhicules approchait du campement. La police était là. Des dizaines d’hommes et de femmes en uniforme encerclèrent l’enclos.
Un policier s’approcha précipitamment, l’air déterminé. Délia, tel un porte-drapeau, avança vers lui d’un pas assuré. Le policier s’arrêta net au croisement de son regard. Il commença à lui expliquer, d’un ton ferme, que leur action s’inscrivait dans l’illégalité. Il imposait de quitter les lieux dans le plus bref délai. Délia ne se laissa pas intimider et rétorqua d’un ton autoritaire que leur présence était légitime, et que la protection de l’environnement passait en priorité.
— Vous êtes au courant que dans ce lieu, il y a un projet de construction d’une usine à gaz liquéfié ? On est dans une des rares régions saines et on veut la garder telle quelle, lança Délia sur un ton sec mais ironique.
— Je suis un enfant de cette région, c’est ma terre natale et je la défendrai jusqu’à la mort, appuya Anoki, tout en s’approchant du policier.
— Écoutez, le propriétaire a porté plainte contre votre association. On va vous laisser jusqu’à demain matin sept heures pour dégager le campement. Si à 7 h 01 vous êtes encore là, on sera obligé de déployer les grands moyens pour vous déloger, menaça le policier.
— Demain, après-demain, on sera encore là, monsieur l’agent, répondit Malika sur un ton sévère.
Il la fixa avec un regard confiant et fit signe de la main à sa troupe. Tous les véhicules opérèrent un demi-tour. Délia les regardait s’éloigner, tandis que les activistes, qui suivaient la scène depuis le début, se retournèrent dans le calme pour vaquer à leurs occupations. Délia convoqua une réunion d’urgence pour préparer la stratégie à mettre en place face à cette éventuelle expulsion. La technique paraissait simple, il fallait empêcher les policiers d’arriver sur le terrain. Pour ce faire, Délia, avec sa grande imagination, proposa de s’attacher aux arbres et aux grillages avec des menottes.
Une centaine d’activistes furent sélectionnés pour tenir ce rôle. En parallèle, les autres devaient faire reculer les policiers par tous les moyens que la nature pouvait offrir. L’idée était de mettre en place un barrage au niveau de la seule route menant au terrain. Les hommes les plus costauds se chargeaient de ramasser tout ce qu’ils pouvaient trouver sur leur route : des troncs d’arbres cassés, des pierres, voire de petits rochers. Tout cet amas formait un immense mur en guise de parapet, à un kilomètre du terrain. Il avait pour objectif de ralentir les véhicules des policiers, les obligeant à finir à pied.
Ils patientaient dans un silence qui accompagnait l’aurore d’une courte nuit. Un bruit sourd, tel un ronronnement, perturba ce moment paisible. Des cercles de lumières blanches arrivèrent au loin, ils cernaient le terrain en très peu de temps. La surprise se tenait devant eux, des dizaines et des dizaines de policiers, les mains sur leurs guidons, les regardaient. Deux descendirent et se dirigèrent vers Délia. Un revolver se posa très vite sur sa tempe, et un des policiers ordonna aux autres membres de ne surtout pas bouger. La scène se figea dans un long silence. Telle une image, rien ne se passait.
Soudain, un grand bruit accompagné d’un souffle puissant retentit. Un hélicoptère se posa sur le vaste domaine. Délia fut tirée par le bras, le policier lui ordonna de monter. Elle capitula sous la menace de l’arme, tandis qu’Anoki bouillonnait de rage. Il cria et somma qu’on la lâche. Son impuissance le clouait au sol, il savait que le moindre faux pas signerait la fin pour elle. Il assistait à l’enlèvement de Délia sans pouvoir agir, une séquence effroyable. L’hélicoptère décolla dans un mouvement de tornade. Elle ne savait pas vers où ils se dirigeaient. Pour se rassurer, elle s’imagina en direction d’un commissariat.
Après d’interminables minutes, l’hélicoptère se posa sur le toit d’un immeuble. Un homme attendait sur l’hélisurface ; il réceptionna Délia. Il n’était pas habillé en policier, ce qui l’inquiéta. Il lui ordonna de le suivre tout en la tenant de force par les mains. Ils descendirent un petit escalier exigu, mal éclairé et dans un piteux état. Elle s’angoissait de plus en plus, les lieux ne ressemblaient pas à un poste de police. Ils arrivèrent au bout d’un couloir sans fenêtres qui menait à une seule entrée. L’homme ouvrit une porte grillagée qui renfermait une petite pièce et lui intima d’entrer. Il claqua la porte et s’éloigna pour disparaître dans l’ombre du crépuscule. La peur prenait place, elle se posait beaucoup de questions. Pourquoi cet enlèvement ? Pourquoi elle ?
Elle se ressaisit d’une force qu’elle seule pouvait contrôler. Elle n’avait pas le temps de se plaindre sur son sort, elle devait rester forte. Un banc en métal très sale se présentait devant elle. La fatigue envahissait tout son corps, elle s’allongea d’épuisement. Elle scruta cette petite pièce grise et lugubre, avec un petit trou en guise de toilettes. Elle ressentait qu’elle n’avait pas affaire à des policiers. À peine reposée, un bruit sourd retentit, elle sursauta. Elle se releva et se mit en garde, les yeux rivés sur la porte. Elle aperçut un jeune homme qui s’approchait à faible allure, il la salua. Elle ne répondit pas, toutefois il entama la discussion.
— Comment ça se passe ?
— Que veux-tu ? Pourquoi j’suis là ? Réponds ! cria-t-elle.
— Je n’en sais rien. Moi, je suis là pour te surveiller et te ramener de quoi manger et boire. Je ne te veux aucun mal, personnellement. Tout ce que je peux te dire, c’est que tu es dans le laboratoire Neuromed.
— Oui, il est bien beau ton discours. Tu es du côté du mal. Je ne sais pas ce que tu cherches, mais une chose est certaine, quand Anoki va me retrouver, ça va chauffer, répliqua-t-elle sur un ton de vengeance.
Le geôlier recula et laissa paraître une profonde stupeur sur son visage à l’écoute du prénom d’Anoki. Elle remarqua son changement d’humeur qui reflétait de la peur dans ses yeux. Après un court silence, il lui demanda si elle parlait bien d’Anoki, qui habitait le village de Kuujjuaq, l’activiste écologiste. Elle lui répondit par l’affirmative. Il lui raconta aussitôt qu’il le connaissait, que c’était un homme de confiance et très respectable. L’atmosphère s’apaisa, la pression redescendit. Il finit par lui avouer qu’il faisait partie d’une organisation œuvrant contre le gouvernement en place et qu’il ne pouvait en dire plus pour le moment. Sur ces derniers mots, il partit dans un silence pesant. Elle le trouvait bizarre. Elle resta sur sa faim, souhaitant avoir plus de précisions.
Le temps paraissait long sans aucune notion. À part vaguer dans ses pensées, il n’y avait rien d’autre à faire. Elle fixait longuement cette porte grillagée qui se trouvait devant elle, son esprit s’évadait en dehors de ces murs. Elle pensait aux solutions envisageables pour sortir de là. Sa situation faisait monter en elle une haine virulente et ses nerfs ne demandaient qu’à lâcher. Elle se leva pour se diriger vers la porte, qui se présentait comme la seule issue de ce cachot. Elle posa ses mains sur les barreaux. Elle sentit au plus profond de son corps une chaleur qui montait jusqu’à sa tête, elle se trouvait dans un état second. Ses mains devenaient moites, ses bras transpiraient, tandis qu’elle tentait d’écarter le barreaudage. Dans une lueur de désespoir, elle leva les yeux. La stupéfaction la pénétra, elle recula d’un bond en arrière. Elle n’en croyait pas ses yeux : elle venait d’écarter deux barreaux.
L’espace, d’une largeur suffisante pour passer, lui tendait les bras. Figée, elle ne bougeait plus, choquée de ce qu’elle venait d’accomplir. Une sensation inconnue traversa sa peau, un sentiment l’envahissait. Elle ne comprenait pas ce miracle. La liberté, pourtant à portée, paraissait inaccessible. Ses jambes ne suivaient pas les directives de son cerveau, qui ne demandait qu’à fuir. Elle resta statufiée quelques instants. Après avoir repris ses esprits, elle profita de cette brèche qui s’offrait à elle pour se volatiliser. Elle courut à vive allure, sa vitesse était démesurée. Elle s’arrêtait souvent, tant elle craignait sa propre rapidité. Sans téléphone ni argent, elle ignorait dans quelle direction aller. Alors elle agissait au flair et faisait confiance à son destin.
Dans une nuit ténébreuse et froide, elle s’engouffra dans une forêt. Dans ce paradoxe, elle se sentait plus en sécurité malgré les dangers de la forêt la nuit. Comme seul compagnon, la lune l’accompagnait pour éclairer son chemin. En sortant des sentiers, elle arriva sur une petite route bordée de végétation, sans l’ombre d’une vie. Mais au bout d’une longue marche, elle aperçut au loin une lumière vive qui venait du contrebas. Elle descendit un petit chemin de terre pour se diriger vers cette clarté d’espoir. À l’approche de cette illumination, elle vit une petite maison ancienne de plain-pied. Elle s’approcha et sonna. La vieille porte s’entrebâilla, une femme âgée apparut, illuminée par une lumière tamisée.
— Ma pauvre, quel vent te ramène dans ce hameau de dix habitants ?
— Je suis perdue, je cherche à rejoindre le village de Kuujjuaq.
— Kuujjuaq ! C’est bien à 50 kilomètres d’ici, ma jolie.
— Ah oui, quand même… Auriez-vous de quoi appeler ? Je dois téléphoner à un ami pour qu’il vienne me chercher.
— Oui, bien sûr, entre.
Elle se précipita sur le téléphone et composa le numéro d’Anoki, qu’elle connaissait par cœur, à sa grande surprise d’ailleurs. Quand il entendit sa voix, il insuffla un long silence qui témoignait de sa stupéfaction. Il lui demanda si elle allait bien. Elle le rassura et lui indiqua sa position. Il était loin et il ne pouvait être là que dans une heure. Une fois rassurée, elle attendit son arrivée avec sérénité. La propriétaire des lieux lui proposa un thé chaud, qu’elle accepta volontiers. Elle n’avait pas eu le temps de le finir qu’elle s’assoupit de fatigue.
Elle se réveilla en sursaut, après qu’un gros bruit eut surgi au loin. Elle pensa à l’arrivée d’Anoki. Elle se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit, impatiente de le voir. Deux ombres s’approchèrent d’elle, leurs visages brillaient au passage du reflet lumineux de la lune. Elle fit marche arrière. Elle se rendit compte de son erreur, ils lui étaient inconnus. Elle referma la porte avec force et sauta derrière le canapé. Une sonnerie retentit, Délia fit signe à la dame de ne pas ouvrir. Un bris de glace aigu résonna, la fenêtre de la cuisine venait de se casser. D’un coup, elle sentit une douleur au niveau du cou, sa tête commença à vriller. Elle eut juste le temps de retirer et de voir ce qui la gênait, une fléchette qui ne tarda à l’endormir.

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