Chapitre 9 : Un monde paradoxal
Trop réfléchir ne faisait pas partie de son vocabulaire, d’autant qu’elle ne pouvait choisir entre sauver son père ou rester à ne rien faire. Le choix fut logique, suivre son destin à la rencontre des ravisseurs. Elle n’avait pas fini de dérouler ses pensées qu’elle prenait déjà la route. Elle ne savait plus à qui faire confiance. Trop déçue par ce monde capitaliste à l’efficience stérile, elle se méfiait de tout. Sa priorité : sauver son père.
En chemin, elle ne pouvait s’empêcher de penser à l’environnement, sa cause initiale. Elle était frustrée de ne pas être près de Malika et de ses soutiens. L’impression de les abandonner l’imprégnait. Mère Nature était sa raison de vivre ; elle regrettait de ne pas œuvrer à sa cause en ce moment. Ce n’était que partie remise, se promit-elle.
Le pied sur le champignon, le paysage défilait à grande vitesse, pas le temps de le contempler. Elle arriva à destination en un clin d’œil. L’adresse la conduisait devant un hangar desservi par un vaste parking en hauteur, elle y entra sans réfléchir. Elle sortit de la voiture malgré une immense peur qui lui traversait l’esprit. Le parking était vide, pas une voiture garée, il paraissait abandonné. Un léger vent se contentait de faire danser la poussière et les feuilles mortes. Pas un mouvement de vie.
Une frayeur lui caressait le dos, la panique lui faisait de l’œil. Mais sa force de caractère la protégait, elle continua à avancer. Au loin, un véhicule approcha à faible allure. Elle leva sa garde pour affronter son destin. Sa seule préoccupation, remplir sa mission, impossible de faire marche arrière. Un homme assez jeune descendit et l’accueillit avec un sourire fourbe.
— Voilà, ma chère Délia, dit-il en montrant la portière ouverte, tu peux monter.
— Ne me parlez pas sur ce ton, je ne suis pas votre copine. Où est mon père ? Je veux le voir, ordonna-t-elle.
— Ton père n’est pas loin, tu vas le rejoindre bientôt. Monte dans la voiture et tout se passera bien.
Délia obéit et sauta à bord, juste avant le démarrage, un troisième homme conduisait. Elle repartait vers une destination inconnue, hors de son contrôle. L’aventure ne lui faisait pas peur ; sa motivation se nourrissait de l’improvisation. Au bout de cinq minutes, ils stoppèrent devant un immeuble de bureaux, dans un quartier d’affaires chic. Elle suivit son chemin, entra par une petite porte qui donnait à l’arrière du bâtiment. La joie se mélangeait à une haine indescriptible. Heureuse à l’idée de retrouver son père, mais sceptique quant à son état. Elle craignait d’être prise dans un traquenard.
Ils traversèrent un couloir interminable. Soudain, l’homme s’arrêta net devant une porte opaque. Le cœur de Délia palpita. Quand elle s’ouvrit, ce ne fut qu’une salle vide, avec un banc et un matelas au sol. Un genre de cachot. Elle se tourna vers l’homme pour demander où était son père. D’un air autoritaire, il lui fit signe d’entrer. Elle obéit sans trop chercher à comprendre, scrutant la pièce dans l’espoir de le voir apparaitre. Plus elle avançait, plus elle apercevait le reflet de barreaux qui donnait dans le fond obscur. Elle traversa une salle froide et s’approcha de la grille pour voir de l’autre côté, une autre salle s’y trouvait. Elle aperçut une silhouette qui se dessinait dans l’ombre. Elle s’avança pas à pas avec la peur au ventre. Elle appréhendait ce qu’elle allait découvrir. Soudain un visage familier apparut. Elle essaya de l’enlacer en passant ses mains entre les barreaux, mais ils n’étaient pas assez écartés. Elle venait de voir le visage de son père, éclairé par une lueur venant d’une petite lucarne au plafond. Rien qu’à sa vue suffisait à lui réchauffer le cœur. Il était recroquevillé adossé à un mur.
— Papa, je suis tellement contente de te voir ! Comment tu vas ?
— Ça va, ma chérie, je fais aller. Ne t’inquiète pas.
— Pourquoi nous ont-ils séparés ? J’ai tellement envie de te prendre dans mes bras.
— Je sais, mon petit cœur. Écoute, c’est déjà bien qu’on puisse se parler. Assieds-toi. Je suis tellement désolé de ce que tu vis. Je vais être sincère avec toi, s’ils te traquent, c’est la faute de ta mère et de moi.
Délia le regarda, dubitative, attendant la suite. Son père soupira et remonta le temps. En 1978, le professeur Sylvie Garnier travaillait avec lui au laboratoire Neuromed. Ils faisaient partie des premiers chercheurs sur un projet top secret appelé « puces cérébrales », pionniers de l’intelligence artificielle. Le projet : implanter des puces dans le cerveau humain pour en augmenter les capacités. À l’époque, on les prenait pour des fous. Personne ne leur faisait confiance au point d’accepter de devenir cobaye. Personne ne croyait à leur projet. Faute de volontaires, ils ont choisi de mettre au monde un bébé par fécondation in vitro, destiné aux essais cliniques. De là, ils pont pu commencer les recherches et entamer le processus du programme.
À ce moment-là, elle prenait conscience que le premier bébé éprouvette, c’était elle. Née sans mère porteuse, juste des ovocytes rendus fécondables en laboratoire, fécondés puis transférés dans un utérus artificiel. Neuf mois plus tard, un bébé en chair et en os. Ce qu’elle entendait la secoua, son visage se décomposait à l’œil nu. Elle n’acceptait pas cette vérité cachée pendant tant d’années. Elle n’était pas née de l’amour d’un père et d’une mère, sa naissance n’était que le fruit d’un projet technique et capitaliste. Ce qui lui faisait le plus mal, c’était que la mère qu’elle a toujours aimée n’a jamais existé. Elle lui lança un regard austère, figeant la scène. Pourquoi tous ces mensonges ? Pourquoi lui avoir dit que sa mère était décédée ? Son père répondit qu’il avait caché ce projet pour la protéger.
— Si je n’ai jamais eu de mère ! Pourquoi j’ai des vagues souvenirs de maman. se demanda-t-elle.
— Les souvenirs qui te reviennent, sont simplement des images du professeur Garnier lors de ses interventions. Elle s’occupait aussi beaucoup de toi quand tu étais petite.
Elle avait tonnes de questions, mais les remettait à plus tard. Une interrogation, cependant, revenait sans cesse :
— C’est bizarre ! Pourquoi les ravisseurs nous laissent-ils seuls ? Ils savent que je peux m’évader. Ils sont au courant que j’ai des super-pouvoirs.
— Non, ce n’est pas ce que tu crois. Nous sommes pas au laboratoire Neuromed où tu as été conçue. Nous sommes dans une organisation non gouvernementale appelée LVP : La Voix du Peuple. J’ai travaillé pour eux, autrefois, avec ta mère. À mon avis, ils ne sont pas au courant de tes pouvoirs.
— Ok, alors on a l’avantage.
— Oui, mais prudence, ce sont des gens sans scrupules. Tu sais, on a travaillé pour cette organisation parce qu’à la base elle avait de bonnes valeurs et des objectifs concrets. Elle œuvrait pour les enfants du tiers-monde. Mais ta mère est tombée sur une enquête menée par un journaliste, avec des sources et des preuves à l’appui.
— Une enquête sur quoi ?
— Je ne sais pas exactement. Je sais juste qu’elle a mis la main sur un dossier comportant une liste de personnalités du monde politique, judiciaire et médiatique. Ça concerne des grosses têtes.
— Pourquoi convoitent-ils tant cette liste ?
— Je ne connais pas les aboutissants. Le professeur Garnier n’a jamais parlé à personne de cette affaire, même pas à moi. Elle disait que, pour notre sécurité, il valait mieux ne rien savoir. Elle m’a juste appris qu’ils s’en servaient pour faire du chantage. Une monnaie d’échange dans les négociations avec le gouvernement. Un joker pour, par exemple, obtenir des subventions, faire voter des lois allant dans leur sens, obtenir des décisions de justice favorables. Surtout pour les questions industrielles, ça permettait de faire pencher la balance des lobbys en leur faveur. Un sésame pour un tas d’avantages.
— Je vois. Je comprends mieux. Cette liste elle est où ?
— C’est très compliqué. Quand ta mère a quitté l’organisation, elle a emporté avec elle ce fichier confidentiel. Pour protéger les données, elle a enregistré une copie dans la puce qui est dans ton cerveau. Elle a ensuite pris le soin de détruire toutes les copies qui existaient : fichiers, disques durs, clés USB, papiers... Il ne reste qu’une et unique version, elle est dans ton cerveau. De plus, elle a sécurisé le fichier par un malware, si on tente de l’extraire ou de le télécharger, il se détruit aussitôt. Leur but est de le récupérer intact.
— Quoi ? dans mon cerveau ! Je comprends mieux pourquoi Roy me parlait de modification de ma puce.
— Oui, il a tenté de récupérer la liste. Autre chose ! ton frère a aussi été enlevé. Il est ici, dans l’enceinte, dans une salle juste au-dessus. C’est pour ça qu’on nous laisse ensemble, ils savent très bien qu’on ne peut rien faire, ils nous tiennent.
— Eh bien ! de mieux en mieux ! C’est quand que ça va s’arrêter les mauvaises nouvelles ? Noé, ils l’ont ramené de Paris ? C’est pas possible !
— Je ne sais pas comment, mais oui, je l’ai vu en haut.
— Ils ont osé le toucher… Je vais le chercher. Je ne peux pas le laisser, il doit avoir tellement peur le pauvre.
— Non, ne fais pas ça. Je ne t’ai pas encore tout dit. Il est attaché sur un lit, avec une seringue pointée à un centimètre de son bras. Un système la relie à un détecteur infrarouge placé à la porte, tu entres et l’aiguille se plante. C’est fini pour lui, arrêt cardiaque dans la seconde. Dans la seringue il y a du chlorure de potassium.
Délia était sonnée. Plus de mots. Elle s’assit, commença à réfléchir. Il fallait trouver une solution, et vite. On venait de toucher à ce qu’elle avait de plus précieux : la famille. Elle se prit la tête entre les mains, comme sous une migraine, sans douleur réelle ; plutôt une résonance, une interférence, comme des cymbales. Elle releva la tête, quelqu’un l’avait interpellée. Elle regarda partout autour d’elle. Son père, stupéfait, scruta aussi autour de lui, personne. Il confirma, rien à l’horizon. Elle insista, une voix de femme avait prononcé son prénom. Elle répondit à voix haute. Il assistait à un monologue sans rien comprendre de ce qu’il se passait. Elle continuait à parler « seule ». Une voix interne se présenta : le professeur Garnier, sa mère de cœur. Elle seule pouvait l’entendre. Pour éviter d’être entendue, Délia répondit par la pensée et le professeur confirma qu’elle l’entendait aussi de cette manière.
Elle était déjà au courant que Noé était pris en otage au-dessus, qu’elle connaissait par cœur la configuration des lieux. Elle proposa la seule solution possible, très dangereuse. Délia devait écouter et suivre scrupuleusement ses indications. L’adrénaline et la haine fomentaient en elle un désir de vengeance. Elle était prête à tout pour sauver son frère.

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