Chapitre 10 : Le dernier recours
La discussion avec sa mère fut interrompue par l’arrivée d’un geôlier. Il ouvrit la porte de l’autre côté. Il venait apporter une information, le président de l’ONG allait venir la voir en personne dans une petite heure. Elle ironisa sur « l’honneur » d’une telle visite. Il ne répondit pas et s’éloigna. Elle expliqua à son père qu’elle était en train de parler au professeur Garnier. Qu’elle pouvait entrer en contact à distance avec elle, entendre sa voix et répondre. Il n’en revenait pas, il n’a jamais entendu parler de cette capacité à entrer en relation à distance.
Elle reprit sa communication interne avec le professeur. Le professeur Garnier lui préconisa un passage discret pour atteindre son frère. Elle amorça son plan et détailla les étapes à suivre à la lettre. Elle avait au maximum une heure pour accomplir sa mission, juste avant l’arrivée du président. Délivrer son frère et faire sortir son père dans ce laps de temps très court, un défi à surmonter. Un nouveau poids sur ses épaules se posa.
— Professeure ? Je peux vous poser une question ?
— Oui, je t’écoute.
— Est-ce que je peux vous appeler : maman ?
Un blanc persista, face à cette question inattendue.
— Oui, si tu y tiens. Mais le temps presse, écoute bien les instructions, répondit-elle, avec une voix hésitante.
Les directives tombèrent :
— À gauche, en entrant, il y a une bouche d’aération. Tu dois démonter la grille sans faire de bruit. Mais avant vérifie qu’aucune caméra ne la cadre et qu’aucun système de sécurité n’est branché dessus. Si c’est le cas, tu devrais apercevoir des fils.
— Ok, maman. Bien reçu.
— Une fois dedans, tu montes à l’étage juste au-dessus et tu me préviens dès que tu y es.
Après un rapide tour d’horizon, Délia s’assura qu’elle n’était pas filmée. Sans réfléchir, elle arracha d’un coup sec la grille. Elle n’hésita pas à se glisser dans l’étroit passage. À l’aide de ses pieds, elle s’ancra de part et d’autre, ses mains portant tout le poids de son corps pour s’élever. Le passage trop exigu lui rajouta une difficulté supplémentaire. L’émotion était intense, elle se concentra et vola avec aisance jusqu’au 1er étage.
— C’est bon, j’y suis. Je fais quoi ?
— Très bien. Maintenant, ça se complique. Ton frère est bien au premier mais de l’autre côté, un gros mur porteur vous sépare. Il faut le contourner. Il faut remonter d’un étage, tu prends à droite et longe en ligne droite. Au bout à l’extrémité tu redescends d’un étage.
Elle exécuta au mot près les consignes, redescendit par le conduit parallèle. Son frère devait être de l’autre côté. Alors qu’elle amorçait sa descente, elle entendit l’écho d’une voix qui venait du bas, dans la salle où se trouvait son père, elle s’arrêta pour écouter.
— Où est Délia ? résonna une voix grave.
— Quelqu’un est venu la prendre il y a dix minutes, répondit le père d’un air innocent.
— Comment ça, quelqu’un ?
— Un de vos gars lui a demandé de venir. Ils sont repartis.
Elle comprit que son père gagnait du temps. Elle reprit sa descente, il restait que quelques mètres, peut-être dix. Son corps frêle facilitait l’opération. Très vite, elle se trouva devant la grille donnant sur la salle, elle voyait son frère allongé, l’air inerte. Un système sophistiqué était posé sur lui, exactement comme décrivait son père. Face à cette vision, elle s’empressa d’arracher la grille, mais le professeur la rappela à l’ordre. Il fallait vérifier s’il n’y avait pas de protection de sécurité sur la grille elle-même ; ils auraient pu sécuriser toute la pièce.
Elle manquait de temps, mais inspecta quand même le contour, rien d’apparent. Elle décida d’arracher la grille. La seringue frôlait l’avant-bras de Noé, chaque seconde comptait. Elle descendit très lentement, sans bruit, longeant le mur comme une araignée. Devant lui, l’envie de l’enlacer la traversa, mais la mission primait, le temps manquait. Elle fit un contrôle visuel sur le système juste au-dessus. Après une brève vérification, elle prit une décision incertaine : arracher le dispositif et la seringue. L’urgence l’y poussa. Le système dans ses mains, elle attendit quelques secondes, rien ne se produisait. Débarrassé du couperet, elle l’enlaça comme jamais. il ne réagissait pas, il était flasque et lourd. Son pouls ne répondait pas, il paraissait sans vie. Elle annonça la nouvelle à sa mère, son frère était déjà mort.
Après quelques larmes, elle se ressaisit. Elle essaya de le porter, son corps était trop lourd. Elle tenta de déclencher ses pouvoirs, mais impossible de le soulever, encore moins d’atteindre le plafond. Ses émotions influaient peut-être sur son impuissance. Elle n’insista pas et fit chemin inverse, à flots de larmes amères.
Quelques minutes plus tard, elle arriva dans la salle initiale. Les pieds au sol, prête à annoncer la mauvaise nouvelle à son père, elle tomba nez à nez avec un ravisseur qui l’attendait de pied ferme.
— Elle était belle, la petite balade ? lança-t-il, sur un ton ironique.
— Très physique, mais pas mal, j’ai bien aimé ! répondit-elle du tac au tac, le regard droit dans ses yeux.
Avant qu’il prononce un mot de plus, Délia fonça et décrocha un uppercut d’une violence inouïe, la rage l’emporta. Il fut propulsé à plusieurs mètres. Dans sa chute, il tordit les barreaux avant de retomber, figé. Il reprit vite ses esprits et se releva. Il répliqua par des chassés en rafale, sans la toucher, le souffle lui fouetta les oreilles. Regard fixe, il sortit un couteau et fonça vers elle. Par réflexe, elle esquiva d’un pas furtif. D’une prise de self-défense, elle empoigna sa main, lui tourna le bras, et le couteau tomba. Sa perception et son anticipation déjouaient chaque attaque avec une rapidité spectaculaire. Chaque déhanchement était suivi d’un coup fatal sur le visage tuméfié de l’adversaire. La sueur, à chaque contact, trahissait sa faiblesse. Elle le poussa avec une telle force qu’il se cogna la tête contre le mur et tomba, pour ne plus jamais se relever. Sans perdre une seconde, elle agrippa les barreaux, se concentra et tira de toutes ses forces. Une seconde plus tard, une sensation profonde traversa son corps. Les barreaux s’écartèrent d’un mètre. L’explosion de joie dans les yeux de son père valait tous les mots.
Sans attendre, ils prirent leurs jambes à leur cou. Ils longèrent de sombres couloirs, d’où filtraient des voix derrière les portes. Ils contournèrent chaque bruit, tantôt à droite, tantôt à gauche. Au rez-de-chaussée, ils aperçurent trois hommes au bout du couloir. Ils se cachèrent derrière un recoin, retenant leur souffle. Les minutes semblèrent des heures jusqu’au silence total. Champ libre : ils coururent vers la première sortie. Mais la porte principale donnait sur l’accueil, bondé de monde. Ils rebroussèrent chemin pour chercher une issue discrète à l’arrière. Après quelques minutes, une petite sortie sur un parking se présenta. Ils s’arrêtèrent quelques secondes pour reprendre leur souffle, la lumière était là devant eux.
Délia se mit à pleurer. Elle expliqua qu’elle était désolée d’avoir abandonné son frère et qu’il était déjà mort. Pendant qu’elle se noyait dans les remords, le visage de son père ne reflétait aucune inquiétude.
— J’ai tout fait pour le ramener, mais j’avais perdu mes moyens.
— Je sais, Délia. Ne t’inquiète pas. Tu étais dans une immense tristesse, tes pouvoirs ne se déclenchent pas dans des émotions négatives intenses. Une baisse d’adrénaline les désactive temporairement. Tes pouvoirs sont reliés à tes sentiments, tes humeurs, ça fluctue sans que tu puisses en prendre le contrôle. On ira le chercher le moment venu, je te le promets, ne t’inquiètes pas.
Ils se précipitèrent vers la rue. Ils n’avaient pas atteint le trottoir qu’une voix grave les interpella, leur disant de venir par là. Délia se retourna, cheveux au vent, Anoki se tenait en face. À sa vue son visage s’illumina. Son père, qui ne le connaissait pas, s’inquiéta un instant ; puis elle sauta dans ses bras.
— Tu fais quoi ici ?
— Je ne pouvais pas rester sans rien faire, j’avais besoin d’action. Montez, dépêchez-vous. Mieux vaut ne pas traîner ici, ordonna-t-il.
— Quel plaisir de te revoir ! Comment nous tu nous a trouvés ?
— T’as un téléphone, je t’ai géolocalisée, tout simplement.
— Petit malin, tu ne rates rien !
— Trêve de plaisanterie. On va chez un ami, à environ deux cents kilomètres, pour vous mettre en sécurité. Ici, ça sent le roussi. Si vous avez des affaires à récupérer, c’est maintenant.
— Oui, je dois passer à l’hôtel récupérer mes valises, répondit le père.
— Au fait, je te présente mon père, Alan, affirma Délia fièrement.
— Enchanté, ravi de vous connaître, j’ai tellement entendu parler de vous. Désolé de ne pas m’être présenté, je suis dépassé par les évènements.
— Enchanté, pas de soucis. Je comprends je suis en plein dedans.
Sur la route, Anoki posa des questions en rafales. Il voulait surtout savoir par qui et comment avait-il été « accueilli » à l’aéroport ? Alan expliqua qu’en sortant de l’avion, une équipe d’une demi-douzaine d’hommes l’attendait sur le tarmac. Ses bagages lui avaient été remis en mains propres par ces mêmes hommes. Anoki freina brusquement.
— Qu’est-ce qu’y a, pourquoi tu t’arrêtes ? s’étonna Délia.
— Il faut oublier les valises et tes affaires, Alan.
— Mais pourquoi ?
— Les ravisseurs ont sûrement fouillé tes bagages et placé un micro, un mouchard, une puce GPS… Inutile de prendre des risques. Oublions les valises, je vous ramènerai des vêtements demain matin, dit-il, en reprenant la route.
— Demain, c’est le grand jour, le début du chantier de l’usine, rebondit Délia. On est prêts, infrastructures et participants ?
— Oui. Malika a géré l’équipe avec professionnalisme.
— Il faut absolument que je sois là. Je viens avec toi, ordonna Délia.
— Non. Trop dangereux de t’exposer. Tu restes avec ton père, en sécurité.
Le chemin paraissait long. La nuit tombait, la fatigue se lisait sur le visage radieux de Délia. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à la manifestation, impossible de rester immobile pendant que ses amies faisaient le boulot. Sa devise résonnait : ne pas trop réfléchir pour mieux agir. Mourir debout plutôt que vivre à genoux. Elle avait choisi son camp.

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