Chapitre 11 : Le grand bol d’air
Délia se projetait déjà dans la manifestation du lendemain. Il fallait trouver une solution pour convaincre Anoki de la laisser participer. Impossible de rester confinée avec son père. Sa conviction prenait le dessus, sa mission devait être mener quoi qu’il en coûte.
Ils arrivèrent enfin. Anoki se gara devant une façade laissant deviner une vaste demeure. À l’approche, ils découvrirent un magnifique manoir sur un terrain fleuri. Délia contempla la bâtisse de pierre ornée de moulures et de sculptures qu’elle estimait du XVIe siècle. Elle aimait l’art et la beauté des époques lointaines. Son rêve fut interrompu par la voix d’Anoki, qui la somma de venir. Elle monta les larges escaliers. Son père et Anoki l’attendaient déjà sur le pas de la porte avec l’ami qui les accueillait. Les présentations furent faites.
— Délia, je te présente Bly, un ami d’enfance en qui tu peux avoir confiance, ma doublure.
— Enchantée. Désolée, je traînais, j’admirais votre demeure, plaisanta-t-elle.
— Entrez, je vous en prie.
À l’intérieur, des tableaux décoraient de hauts murs. Elle reconnut une peinture de Victor Tekachenko, spécialiste de l’art abstrait. Des jaillissements de couleurs, des lignes allongées et des formes géométriques remplissaient ses yeux de bonheur. Anoki brisa sa contemplation.
— Vous resterez là jusqu’à ce que les choses se calment. Ici, vous êtes en sécurité. Je reviendrai vous chercher après la manifestation de samedi.
— Anoki ! Je dois venir avec toi. Je suis venue pour une mission, et je vais la remplir. Je dois être présente le jour de la grande manifestation, je t’en supplie !
— Non. Hors de question, tu te mettrais en danger. Je ne veux pas être responsable s’il t’arrivait quelque chose.
— Ne t’inquiète pas, je suis majeure, vaccinée et seule responsable. Et puis je sais me défendre… tu sais bien que j’ai des super-pouvoirs, dit-elle en l’amadouant, sourire au coin.
Il se tut, réfléchit longuement, puis finit par l’autoriser. Elle fut heureuse de la confiance témoignée. Elle enlaça son père pour le rassurer et lui glissa quelques mots à l’oreille. Après de longs adieux, ils prirent la route du terrain. Délia, plongée dans sa mission, était excitée à l’idée de retrouver Malika. À un feu rouge, des maux de tête l’envahirent. Le dos courbé, elle serra ses tempes.
— Délia, ça va ?
— J’ai très mal à la tête… ça résonne fort.
— Redresse-toi, regarde-moi.
— Attends… chut.
On aurait dit qu’elle se concentrait au maximum, dans la douleur. D’un coup, elle se redressa, paniquée. Elle ouvrit les yeux et aperçut des rails juste devant.
— Arrête-toi ! J’entends des voix… des voix d’enfants, d’hommes, de femmes
apeurés. Ils crient que le tramway ne peut pas s’arrêter et qu’ils vont tous mourir. C’est horrible, je les entends hurler. Le tram doit avoir un problème de freinage.
Elle regarda à droite, remonta les rails à l’horizon. Au loin, un engin arrivait à grande vitesse, un tram. Il fonçait, manifestement hors de contrôle. Elle sauta de la voiture et se dirigea vers la plateforme. Debout entre les deux rails, pieds écartés, face au tram fou, elle leva les bras. Anoki hurla, la supplia d’arrêter, il avait compris son but : arrêter le tram à la force de ses mains. Délia ne répondit pas. Il posa les genoux au sol, mains devant les yeux pour ne pas voir l’horreur.
Le tram fonça jusqu’à l’effleurer. Son cœur battait au rythme de l’adrénaline. Dans un stress intense, elle ferma les yeux au contact et lâcha toute sa force. Sa puissance transcenda les espérances. Guidée par les sons et les odeurs, elle sentit un poids énorme la pousser. Le sol vibra sous ses pieds ; le tram commença à freiner dans une symphonie de métal et de pavés arrachés. Elle subit une impulsion violente, sans douleur. Quand les bruits cessèrent, elle ouvrit doucement les yeux. Ruines, nuage blanc, débris.
La fumée se dissipa, le tram était arrêté, en sécurité, mais l’avant bien cabossé. Elle s’empressa de porter secours et de constater les dégâts. Anoki retira les mains de son visage, il n’en croyait pas ses yeux. Une joie immense l’envahit en la voyant debout. Il appela les secours en même temps qu’il courait vers elle. À l’intérieur, plus de peur que de mal, quelques blessés légers, surtout des contusions sans gravité. Soulagés, ils s’enlacèrent. Puis il la pressa de quitter les lieux avant l’arrivée de la police, pour éviter des justifications interminables.
De retour sur la route, Délia restait absorbée par son téléphone. Anoki l’avait remarqué.
— Que se passe-t-il ? T’as pas l’air bien, y a quoi ?
— Je reçois des messages d’un inconnu.
— Ils disent quoi ?
— Des mises en garde, des conseils… « Fais attention à telle ou telle personne… » Au début, je n’y prêtais pas attention, mais force est de constater qu’ils visent juste.
— Sérieux ? T’as pas une idée de qui c’est ?
— Avant mon premier enlèvement, juste avant la manif, j’ai reçu un message m’indiquant de me méfier des policiers. Et ça n’a pas loupé. Mais je ne vois pas du tout qui ça peut être !
— Et là, ça parle de quoi ?
— Là, c’est gros, le message me dit de me méfier d’une trahison de la part de Malika. Malika ! Celle que je considère comme ma sœur, qui m’a toujours soutenue, je ne peux pas y croire. C’est impossible.
— C’est compliqué. Suis ton instinct, c’est la meilleure chose à faire, conseilla Anoki,
Epuisée.
Elle posa le téléphone et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, ils étaient déjà au village de Kuujjuaq. Elle reconnut les maisons aux couleurs variées. Devant le terrain, ils furent accueillis par des centaines de personnes, comme des stars. En première ligne : Malika, avançant timidement. Très émue, Délia laissa couler des larmes. Malika la serra et murmura sa joie.
— Ma chérie, je suis tellement heureuse de te voir… C’est bon de te revoir.
— Oui… ça fait du bien de rentrer chez soi. Je vois que tu te sens bien ici.
— C’est la belle vie, mais durant ton absence, ça n’a pas été de tout repos. On n’a pas chômé
— J’imagine… Tu as dû faire face à des obstacles inattendus. Anoki m’a dit que tu t’es débrouillée comme une grande cheffe.
— J’ai fait de mon mieux, avec la hargne que tu me connais. On pourrait parler des heures, mais vous devez avoir faim, je vous ai préparé un bon repas. Venez manger.
Ils s’installèrent sous un chapiteau, improvisé dans une ambiance chaleureuse. Malika et son équipe avaient su donner vie et préserver cette nature fragilisée. Autour d’un tronc d’arbre faisant office de table, un feu de bois réchauffait l’atmosphère. Malgré cette image de carte postale, tous avaient en tête la mission. Pendant le repas, Délia et Malika échangèrent sur leurs péripéties, débriefèrent les plans et l’avancée des actions. La nuit se fit froide. Malika proposa à Délia de dormir non loin, « dans une maison ». Étonnée, elle demanda de quelle maison il s’agissait. Malika avait rencontré récemment un nouvel ami, habitant du village.
Délia accepta à peine l’invitation qu’une notification retentit, un SMS de mise en garde. « Méfie-toi de Malika, ne pars pas avec elle. » Par réflexe, Délia se retourna, comme espionnée. Malika sentit son malaise. Un dilemme l’étoffait, elle fit vite le tri. Elle décida de faire confiance à son intuition fraternelle et suivit Malika, non sans douter du petit ami.
— Dis-moi, Malika : ton copain, tu peux lui faire confiance ?
— Bien sûr. C’est un gars bien, de bonne famille. Il est pêcheur. Gentil, romantique… je le kiffe trop.
— Tu le connais depuis à peine une semaine. Méfie-toi. L’amour rend aveugle, tu le sais.
Face aux éloges, Délia n’insista pas. Dix minutes de marche plus tard, elles arrivèrent dans cette maison. Malika fit les présentations, il s’appelait John. Délia, perturbée par les messages, posa ses doutes, la confiance et la fatigue prenant le dessus. Elle prit ses quartiers dans une chambre d’ami. Malika la rejoignit avec un thé chaud. Délia refusa d’abord de boire, prétextant la fatigue. Elles discutèrent un moment, puis Malika la laissa. Seule, Délia regretta d’avoir pensé du mal de sa meilleure amie, des remords lui traversèrent son cerveau. Elle mit ses doutes de côté, saisit la tasse de thé posée sur le chevet et la vida jusqu’à la dernière goutte.

Annotations