Les dompteurs de l'Ailleurs

Image de couverture de Les dompteurs de l'Ailleurs

Le vent soufflait calmement sur le balcon de ma chambre le soir où j’appris que mon père me privait de mon héritage. Adossé à la rambarde, je profitais de l’air paisible d’une nuit d’été, les yeux perdus dans le firmament étoilé. Dans le lointain, résonnaient les murmures d’une ville en train de s’assoupir. Je chérissais ces instants hors du temps, durant lesquels mon titre ne pesait pas plus lourd qu’une plume de scribe. Le fils ainé du duc de Hautrivage se dévêtait de sa noblesse pour redevenir Louis, l’enfant solitaire, dont on moquait discrètement l’étourderie ou les rêveries. Parfois, j’envie encore cette inconscience qui saupoudrait mon adolescence, quand tout paraissait alors facile.

Paupiette émit un petit miaulement, comme pour s’annoncer, puis bondit sur la rambarde avec la légèreté légendaire des chats. Se déplaçant comme un haut bourgeois de la capitale, il vint frotter sa tête contre mon épaule. Ce geste tendre m’arracha un sourire et je me sentis obligé de lui gratter entre les oreilles.

J’entendis alors le garde, qui était posté derrière la porte de ma chambre, échanger de brèves paroles avec quelqu’un. S’ensuivit alors un silence puis l’ouverture de la porte. Paupiette s’en alla aussitôt, vexé de ne plus être le centre de mon attention. À la lumière des lanternes fixés sur les murs, je découvris la mine grave de mon père.

Lorsqu’il s’apprêtait à discourir devant une assemblée à propos de sujets lourds, mon père portait un air solennel, comme ces acteurs en Ilanie, qui se voilent derrière un masque durant les représentations théâtrales. À cet exact moment, je sus qu’il n’apportait pas une bonne nouvelle.

— Mon fils, entama-t-il.

À l’accoutumée, il m’aurait demandé d’approcher, comme si les derniers pas devaient être effectués par le moins prestigieux des interlocuteurs. Mais, ce soir-là, il me rejoignit sur le balcon. Je le regardai fixement, cherchant un indice sur ses traits sévères. Je ne trouvai rien, sinon cette froide, cette glaciale pudeur qui m’angoissa progressivement. Ce masque qu’il arborait me donna l’impression d’être un étranger à ses yeux.

— Père, répondis-je finalement alors qu’il s’accoudait à la balustrade.

Je le quittai du regard et l’imitai, pivotant, afin d’admirer les lumières éparses de Hautrivage. Je me tus. Quelque chose, une sensation inexplicable, me dictait de ne pas prendre la parole avant que mon père se fut exprimé. Poussivement, il prit une longue inspiration, puis souffla comme s’il souhaitait vider entièrement ses poumons.

— Mon fils, répéta-t-il. Je n’ai pas trouvé le courage de te l’annoncer durant le repas, mais j’ai pris une décision qui implique de grandes conséquences pour notre duché, pour notre maison et pour toi.

Je portai de nouveau mon regard sur lui et déglutis, incapable de dissimuler mon appréhension.

— Une lettre de Hautes-Cimes nous est parvenue ce matin. Il y a cinq ans, le roi a souhaité constituer de nouvelles générations de Dompteurs. La guerre avec la Meldiennie se profile. Les tensions avec les peuples du nord ne cessent de s’accentuer. Il était temps pour le royaume de Valfort de remémorer à tous les pays limitrophes son hégémonie militaire. Certains de ces apprentis Dompteurs sont aujourd’hui en âge de combattre. Mais, comme chaque année, une nouvelle vague d’élèves est attendue à l’académie de Garde-Voile. En tant que fils héritier d’un duché aussi important que le nôtre, tu te dois de participer à cet effort de guerre. Tu rejoindras la formation des Dompteurs de l’Ailleurs à la fin de l’été, au début du mois de Septérine.

La nouvelle me fit l’effet d’un coup de massue. Un appel du roi ? Quitter le cocon confortable de Hautrivage ? Hautes-Cimes ? Devenir Dompteurs de l’Ailleurs ? Tout se chamboulait soudainement dans ma tête. Je n’avais jamais couvé un rêve précis ou fait preuve de convictions singulières. Mais, au fond de moi, j’espérais poursuivre ma vie ici ; une vie paisible tissée dans la soie et parée d’or. La richesse de ma famille me revenait de droit. Alors pourquoi m’en priver ? Et puis… Septérine. Un mois et demi avant l’échéance du départ. Pourquoi tant d’empressement ?

Mon père dut sentir mon désarroi. Un soupçon de pitié coula sur ses traits froids et disparut aussitôt, comme de l’eau absorbée par une terre aride.

— Ce n’est pas un sacrifice mais un honneur. Fils, tu grandiras parmi des combattants et tu auras l’opportunité de t’élever au rang de ces guerriers légendaires d’antan. Sois fier et honore notre maison.

À ces mots, il posa des mains fermes sur mes épaules et me lança un regard qu’il espérait certainement conciliant mais qui m’apparut insoutenable. Je baissai les yeux. Il m’incombait une telle charge que je sentais mes jambes défaillir.

— Je ne suis ni bon bretteur, ni bon cavalier, argumentai-je. Serai-je véritablement un atout pour le royaume ? Je me montre meilleur avec les mathématiques ou la littérature, vous le savez bien, père.

— Cesse cela, Louis. Le roi ordonne, j’exécute. Et tu obtempères sans te défiler. Un refus de notre maison serait considéré comme de la couardise par nos semblables et vu comme un affront pour notre majesté. Tu nous quitteras donc. Un temps seulement, peut-être. Tu deviendras Dompteur. L’école de Garde-Voile n’est pas une prison destinée à de malheureux sujets. Tu auras certainement l’occasion de revenir sur les terres familiales en temps et en heure.


Il me laissa seul sur ce balcon et ces paroles. Empli de doutes et d’effroi, je fus comme paralysé. L’air frais de la soirée ne me paraissait plus du tout paisible, et j’entendais dans le souffle du vent de funestes menaces. Je n’étais dès lors plus le bienvenu sur ces terres. Mon père m’avait déraciné pour me confier à des étrangers qui me tailleraient à leur image. Les mots de mon père résonnèrent, comme une glaçante vérité : je les quitterai pour devenir un Dompteur. Du moins, essaieraient-ils de me former à le devenir… J’étais grandement dubitatif quant à la réussite d’un tel exploit. Et, je dois bien l’avouer, aujourd’hui, j’ai encore du mal à réaliser le parcours que j’ai entrepris pour le devenir.

L’été s’acheva sur des orages incessants qui semblaient contenir toute l’eau du monde. Ce mauvais temps reflétait assez ironiquement mon humeur morose. Un après-midi, alors que nous marchions avec ma sœur Éléonore, je l’amusai en lui suggérant que ces nuages s’étaient fixés comme mission de créer un nouvel océan ici-même.

— Tu vas me manquer, déclara-t-elle après s’être esclaffée.

Son rire m’avait toujours donné du baume au cœur mais, ce jour-là, je sentis un pincement douloureux à cet endroit précis. Bêtement, je souris. J’aurais dû répondre qu’il en serait de même pour ma part. Cependant, ma gorge serrée aurait comprimé les mots désirant en sortir. Alors, je préférai garder cela pour moi.

Eléonore, tout comme moi, avait hérité des traits fins de notre père. Nous avions tous deux les cheveux bruns ; mais si les siens étaient ondulés comme les vagues qui frappaient les côtes de nos terres, les miens se montraient droits et très dociles. Nos yeux, par contre, se reflétaient comme dans un miroirs : un vert sombre semblable à la mer un soir de tempête.

— Tu manqueras également à Benoit et à notre petite Catherine. Notre frère sera trop têtu pour te l’avouer, bien sûr. Mais je sais qu’au fond il te considère davantage comme un exemple que notre père.

Éléonore n’avait que douze ans, mais faisait preuve de bien davantage de maturité que Benoit. Né un an avant elle et deux ans après moi, mon frère et moi n’avions jamais été particulièrement proches. Nos centres d’intérêt divergeaient. Il aimait s’entrainer au sabre, se voyant déjà officier supérieur dans l’armée royale, quand je préférais parcourir les champs de bataille imaginaires avec les héros dont je lisais les aventures. Régulièrement, armé d’un arc court, il montait sa jument pour accompagner mon père à la chasse tandis que je m’isolais dans l’étude de ma mère pour approfondir mes connaissances sur les sciences dures. M’exercer à résoudre des problèmes à l’aide de théorèmes établis par des mathématiciens antiques : cela m’intéressait bien plus que de tenter de ficher une flèche mortelle dans le cou d’un cerf.

Malgré ce qu’affirmait ma sœur, je doutais fortement que Benoit m’eut un jour considéré comme un exemple à suivre. Assailli de nouveau par l’une de ces affreuses vagues d’incertitude qui m’avaient accompagné tout au long de l’été, je m’arrêtai. Je me tournai vers l’étroite rivière que nous longions et me perdis un instant dans son imperturbable course.

— Pourquoi père n’a-t-il pas choisi notre frère ? m’enquis-je auprès de l’eau plutôt que de ma sœur.

Éléonore me rejoignit et m’attrapa la main avec sa douceur habituelle.

— Tu es l’ainé, tout simplement, répondit-elle en haussant les épaules. Tu portes en toi la force de notre famille et sur tes épaules l’honneur des Hautrivage. Père sait pertinemment que tu sauras t’en montrer digne. Pour moi, cela relève de l’évidence. Tu es intelligent, valeureux et tu aimes les défis.

— Des défis d’un autre genre que de dresser une bête venue de l’Ailleurs. Même Paupiette refuse de m’obéir. Je serai bien incapable d’honorer notre maison par des actes de bravoure. Benoit est plus courageux, meilleur bretteur et déjà presque plus grand que moi.

— Tu trouveras ta place, n’en doute pas, mon frère.


Ma place. Je me questionnai sur sa signification durant les quelques jours qui séparèrent cette balade de mon départ de Hautrivage. Je m’assurai de profiter du temps restant en demeurant aux côtés de ma famille. Chaque jour, je jouai avec Catherine et ses personnages en bois. Elle semblait doté d’un esprit rêveur similaire au mien. Si j’étais demeuré entre ces murs plus longtemps, j’aurais pu lui transmettre mon appétence pour la lecture ainsi que mes contes favoris et attiser sa curiosité envers certaines histoires moins classiques qui me tenaient à cœur. Plus mûre, elle serait devenue une partenaire d’écriture et peut-être même aurions-nous pu collaborer sur des études d’ordre plus scientifique. J’avais un goût amer dans la bouche : une étrange nostalgie anticipée, le rêve d’un futur qui ne serait pas.

J’échangeai également quelques coups d’épée avec mon frère. Je m’étais fixé comme tâche d’élever mon niveau d’escrime et Benoit m’y aida allégrement. J’eus le sentiment, au cours de ces duels d’entrainement, de me rapprocher de mon frère. Avec quelle ironie le sort s’amuser à nous lier, Benoit et moi, alors que le destin me traçait désormais une voie loin de lui ! Je le sentais heureux de pratiquer l’escrime avec moi. Et cela me donna malgré tout du baume au cœur.

Comme toujours, je passai aussi beaucoup de temps avec Éléonore et ma mère. Ensemble, nous étudiions les histoires sur les anciens Dompteurs de l’Ailleurs, et sur l’Ailleurs en général. Nous nous renseignions sur l’école qui m’ouvrirait bientôt ses portes et sur les différents établissements de la capitale dans lesquels je pourrais trouver mon bonheur : bibliothèques, boutiques d’alchimistes et autres lieux de savoir et de partage de connaissances. Ces recherches me rassurèrent quant à ma destination et j’en remerciai grandement ma mère et ma sœur.

Mon père se révéla le seul à conserver une certaine distance avec moi. Je ne sus jamais les raisons de tels agissements. Je ne pus que supputer un détachement précoce avec l’ainé qu’il livrait au roi.

À l’aube du vingtaine-cinquième jour d’Augour, les valets préparèrent ma monture et mes sacs de voyage. J’espérai parcourir une trentaine de kilomètres par jour, et ce, cinq jours durant afin d’atteindre la capitale du royaume le premier jour de Septérine. Les adieux avec ma famille ne s’éternisèrent pas. À mon réveil, une force insoupçonnée m’avait enveloppé. Une certaine assurance, à vrai dire. Risquer de m’en dévêtir à cause d’aurevoirs douloureux ne me plaisait aucunement. Je me montrai donc bref.

Ma mère et Éléonore pleurèrent, comme je m’y étais attendu. Cela me brisa tout de même le cœur et me serra la gorge plus que j’aurais voulu l’admettre. Je ne faisais pas partie de ces hommes braves qui ne pleurent pas. Mais, devant mon père, je me devais de me tenir. Catherine était en revanche trop jeune pour comprendre que leur grand-frère les quittait potentiellement de manière définitive. Fidèles à leur statut d’homme fort, mon père et Benoit me saluèrent avec pudeur et retenue. Si le rôle de mon frère et le mien avaient été inversés, je crois que mes larmes auraient rejoint celles des figures féminines de notre famille.

À côté de ma monture, Oscar Blette et Anthony Delaclare patientaient calmement. Père avait confié ma protection à deux des gardes de la famille. Oscar avait une quarantaine d’années et depuis longtemps démontré ses facultés guerrières et sa capacité à voyager de manière sécurisante. Anthony, plus jeune mais également plus vif, appartenait aux meilleurs bretteurs de ces terres. Avec ces deux-là, aucun danger ne me menacerait durant ce trajet jusqu’à la capitale.

Cette maudite question me tirailla de nouveau : « pourquoi moi, père ? » Mais je l’étouffai, l’heure n’était pas aux plaintes vaines. Alors que je m’apprêtais à monter en selle, mon père m’ordonna d’attendre un moment encore. Michel, un valet qui avait connu mes grands-parents paternels et qui jouissait d’une profonde confiance de la part de mon géniteur, nous rejoignit en marchant si rapidement qu’on l’aurait cru en train de courir. Dans ses mains, reposait le fourreau d’une épée.

Michel présenta le pommeau de l’arme au maître des lieux, qui s’en saisit habilement. Longuement, mon père admira la beauté de la lame parfaite, de la garde magnifiquement ciselée, et du pommeau qui figurait une tête de sanglier en argent. L’emblème de notre famille m’arracha un sourire : de tous les animaux de ce monde, le sanglier, et par là même la force qu’il incarnait, m’étaient de loin les plus opposés. Finalement, mon père me tendit à son tour l’épée.

— Elle te revient. Sois en digne. Honore notre maison, Louis de Hautrivage. Puisse ce voyage faire émerger le sanglier qui dort en toi.

Si j’avais dû être un animal, j’aurais préféré le chat, afin de me tapir dans l’ombre, loin des yeux de quiconque, et de dormir toute la journée sans me soucier des responsabilités. Je tus évidemment cette réflexion et affichai une mine solennelle, mimant celle de mon géniteur. Mon père voulait que je sois un sanglier ; eh bien soit, je quitterai la maison familiale pour éviter un amer constat de sa part. Je rangeai l’arme dans son fourreau, fait d’un cuir renforcé par des anneaux de métal, puis attachai ce dernier au flanc de ma monture. Quittons cette famille de sangliers avant qu’ils ne se rendent compte qu’un chat paresseux se cache parmi eux, me dis-je tout bas.

****

De grands chemins reliaient les demeures de seigneurs majeurs, dont faisait partie mon père, à Hautes-Cimes, si bien que nous trouvâmes pour chaque soir une auberge dans laquelle payer une chambre. Les premières nuits se révélèrent rudes pour mon dos et pour mon moral. Loin d’accueillir des matelas aussi douillets que celui de ma chambre, ces sommiers m’avaient presque convaincu de faire demi-tour. Mais à quoi bon ? Mon destin me conduisait dorénavant vers des horizons guerriers. Anthony et Oscar, quant à eux, se relayaient pour veiller. Une tâche guère agréable qui ne semblait pourtant ni les rebuter, ni les fatiguer davantage. L’idée qu’un homme armé, assis sur son lit à quelques mètres de moi, attende qu’une potentielle menace pénètre dans ma chambre pour la sabrer, produisait l’effet contraire de ce que j’aurais pu en attendre.

Ces repos ne me permirent pas de récupérer de mes trajets de la journée. Pourtant accoutumé à l’équitation, sans pour autant être spécialement bon, je n’avais jamais réellement voyagé plusieurs jours d’affilée sur le dos d’un cheval et cette inexpérience me procura de lourdes courbatures ainsi que de vives douleurs entre les cuisses. Jamais mes entrainements ne m’avaient préparé à de telles difficultés. Parfois, j’enviais même mes deux compagnons de voyage qui marchaient vaillamment sans plainte aucune. Toutefois, je voyais, le soir quand ils quittaient leurs bottes, que leurs pieds les faisaient souffrir et force était de constater que les douleurs qui me lançaient le séant n’étaient qu’un moindre mal.

Heureusement, ma mémoire se révélant une alliée de choix, je me souvins de la recette d’un onguent réparateur que j’avais lue dans un recueil médicinal. Avec Éléonore, nous avions pris soin d’ajouter à mon équipement de voyage une sacoche remplie d’herbes et de crèmes concoctées à l’avance. Une précaution qui me valut un remerciement sincère envers ma sœur absente. J’en proposais également à Anthony et à Oscar, mais les deux gardes déclinèrent poliment ma proposition.

Au quatrième jour de mon périple, alors que le soleil se voilait derrière la chaine de montagnes occidentales, je repérai, au carrefour de trois larges voies, un établissement dans lequel attendre le lendemain. Oscar et Anthony firent mine de se réjouir de ma trouvaille. Je savais qu’en réalité, ils avaient déjà repéré ce bâtiment quelques secondes avant moi. Ils avaient le regard plus aiguisés ; et j’avais l’air d’un enfant ayant trouvé un escargot lors d’une journée pluvieuse.

Parvenus aux abords de l’auberge, nous confièrent le rêve de ma monture à un jeune homme – certainement le fils du patron de l’établissement – qui s’empressa de les guider vers le poteau d’attache. Je le hélai avant qu’il ne s’éloigne trop et lui lançai une pièce de cuivre.

— Brossez-le et nourrissez-le convenablement, je vous prie. Cette brave bête voyage rudement depuis quatre jours.

— À votre guise, mon bon seigneur.

Comme à l’accoutumée dans ce genre d’établissement, lorsque j’ouvris la porte, je fus accueilli par la délicieuse odeur du repas cuisiné pour le soirée. Au comptoir, juste en face de la porte d’entrée, un géant aux épaules larges et la mine patibulaire remplissait des chopes de bière. D’ici, on aurait dit que le maître des lieux était un ours. À admirer l’écoulement de la bière et la mousse gonflant sur le rebords des chopes, une soif impérieuse s’empara de mes sens. Sur notre droite, dans un âtre impressionnant pour la taille de l’auberge, rôtissait un sanglier que je n’aurais pas aimé croiser de son vivant. La pauvre bête avait déjà été bien entamée pour nourrir les clients arrivés avant nous.

La plupart des tables étaient occupées. L’on riait à des blagues vaseuses, jouait aux cartes en faisant mine de ne pas tricher et écrasait des pintes mousseuses après en avoir absorbé une bonne quantité. L’ambiance des auberges se répétait d’un établissement à l’autre, comme les ricochets d’un caillou plat sur l’eau. Ce soir-là, je me sentis immédiatement à mon aise. Toutefois, je ne chercherais pas à mentir en avouant que les premières soirées dans ces endroits où la consommation se veut souvent excessive m’avaient quelque peu déstabilisé.

Anthony, l’œil vif, repéra une table libre, sous l’escalier qui menait à n’en point douter aux chambres que louait l’ours tenancier. Il nous l’indiqua du doigt avant de préciser qu’il nous y rejoindrait après avoir réservé la nuit et commandé une tournée de bières.

En me déplaçant vers notre table, je heurtais distraitement le coude d’un autre client. Je m’empressait de lui adresser des excuses, plus par réflexe, en fils de duc bien éduqué que je suis, plutôt que par réelle sollicitude. Je le réalisais bien malgré moi et il s’en rendit compte également. Il s’était retourné pour observer l’importun qui était venu le gêner alors qu’il préparait une offensive sur ses adversaires avec une double paire d’as. Le regard malicieux, le sourire en coin, il se moquait bien de mes excuses. J’eus envie de dire : « Je ne suis pas réellement désolé. Vous tenez toute la place et il est difficile de progresser entre les tables. » Évidemment, courageux comme je suis, je me tus. Pourtant, il sembla lire ces mots dans mes yeux car il dit :

— Inutile de vous excuser, mon seigneur. Je suis en train de ridiculiser ces pauvres hères, et l’excitation de la victoire me fait prendre mes aises. Bientôt, j’en aurais fini avec eux. Voulez-vous vous joindre à nous pour une partie de Leurre ?

Étrangement, les trois hommes qui affrontaient l’inconnu ne réagirent pas à la pique envoyée dans leur direction. Ils souriaient, mais pas par joie. Plutôt d’une d’affection fraternelle ou paternelle. D’autant plus que l’individu que j’avais percuté devait avoir mon âge. Quinze ou seize ans, tout au plus. Ses cheveux, pas assez longs pour toucher ses épaules, étaient plus ou moins coiffés en arrière et brillaient, à la lumière des bougies et des torches, d’une lueur rouge claire. De discrètes taches de rousseurs constellaient ses joues, son nez et s’étendaient jusque sous ses yeux sombres. Je dus mettre trop de temps pour répondre, car le jeune homme me relança.

— Qu’en dites-vous ? Vos hommes de main peuvent se joindre à nous.

— Ce ne sont pas… entamai-je, avant de réaliser que mes mensonges n’auraient pour effet que me rendre plus candide à ses yeux.

Je jetai un regard par-dessus mon épaule, dans l’espoir de lire une réponse sur le faciès d’Oscar. Imperturbable, le vieux bretteur sondait les hommes qui entouraient notre veinard à la double paire d’as. Il détecta un détail qui ne me n’avait pas sauté aux yeux car il se détendit imperceptiblement. Je sentis un soulagement du côté des trois hommes plus âgés. Au moindre signe de ma part ou de celle de mon interlocuteur, ces hommes se seraient certainement étripés. Car, il était à présent évident qu’il s’agissait des gardes ou de guerriers à la solde du rouquin.

Anthony revint avec les trois bières. J’interceptai le regard interrogateur qu’il lança à Oscar puis la réponse subtile et rassurante de ce dernier. Le jeune homme aux taches de rousseur leva ses sourcils, me relançant silencieusement. L’air sournois que me renvoyait son visage ne me rassérénait guère et, pourtant, j’y lisais aussi de la jovialité ou du moins de l’affabilité. J’étais comme ces serpents que les hommes du désert séduisent en jouant de la flûte. Je parvins tout de même à trancher.

— Nous allons d’abord nous reposer un instant, entre nous. Je vous remercie pour la proposition.

— Entendu. Au fait, mon nom est Tristan. Tristan de Casteldor.

— Mon seigneur, le gourmanda l’un des trois hommes.

En effet, révéler son nom et celui de sa famille à un étranger aurait pu lui causer beaucoup d’ennui. Mais le garçon de quinze ans qui se trouvait devant Tristan et qui l’avait bousculé n’était pas n’importe quel étranger. Il le savait pertinemment et je fus stupéfait d’une telle confiance en soi.

— N’ayez crainte, Lucien, rétorqua le rouquin. Regardez plutôt le pommeau de son épée.

Alerté, je jetai un regard sur ma ceinture. En heurtant Tristan, j’avais dû repousser mon manteau, qui s’était pris dans le pommeau de l’arme que m’avait confié mon père. Le sanglier d’argent scintillait timidement dans la pénombre relative de l’établissement. Je le recouvrais précipitamment, comme un enfant pris la main dans le sac en train voler des friandises dans la cuisine.

— Une tête de sanglier, souligna Tristan. Lucien, quelle famille porte comme blason la tête d’un sanglier ?

— Les Hautrivage, répondit Lucien avec une pointe d’amusement.

— Notre ami doit avoir mon âge. Il ne peut donc s’agir que de l’ainé de la famille. Louis de Hautrivage. Nous sommes donc en belle compagnie. En compagnie ducale, devrais-je dire. Au vu des deux hommes au regard sombre qui l’accompagnent, je ne peux que supputer que sir Louis se rend au même endroit que nous.

— Vous êtes imprudent, mon seigneur, intervint Anthony.

— Voilà pourquoi nous sommes trois pour l’escorter, et non deux, comme vous, réagit Lucien.

Cette réponse fit ricaner les cinq hommes d’arme. L’atmosphère sembla s’alléger tout à coup. Tristan fit mine d’être offusqué. Je sentis soudainement la chaleur qui s’était glissée sous mes vêtements ainsi que la sueur qui coulait dans mon dos. Avais-je eu peur ?

— Maintenant que les présentations sont faites, reprit Tristan, vous ne pouvez plus décliner. Prenez des chaises et installez-vous avec nous.

Après un flottement, je décidai d’accepter l’invitation. Anthony et Oscar m’imitèrent en s’asseyant à la table de Casteldor. Je connaissais cette grande famille, pour avoir étudier la plupart des maisons de notre royaume. Situées à l’ouest du territoire de Valfort, les terres du père d’Tristan s’étendaient sur cinq fois plus de superficie que celles de ma famille. Les Casteldor avait compté parmi leur généalogie des combattants renommés et des héros de la guerre des Dompteurs. Aujourd’hui, la famille de Tristan prospérait grâce au commerce de métaux précieux qui constellaient les nombreuses mines qui lui appartenaient. La gloire et la richesse : un fabuleux mélange pour rendre chaque membre de cette grande famille un brin prétentieux. Toutefois, malgré la narquoiserie qui émanait du rouquin, et l’évidente assurance avec laquelle il cohabitait, je ne sentis pas de jugement hautain à mon égard.

Le jeune homme me tapa sur l’épaule de manière amicale.

— Alors, tu me le confirmes ? Vous vous rendez à Hautes-Cimes.

— Effectivement, répondis-je quelque peu intimidé, et ne relevant pas le passage au tutoiement.

— L’appel du roi exige une obéissance immédiate. Cela n’a pas l’air de t’enchanter.

— Je… j’ai été surpris. Décontenancé. L’épée n’est pas mon outil favori.

— Oh ! Tu ne seras pas seul dans cette situation. Selon tes facultés et tes appétences, l’Ailleurs fera de toi un magicien, un guerrier, un messager ou même un espion. Nous ne sommes pas tous destinés à mener de front les combats. L’important, c’est le lien que tu créeras avec ton animal familier. J’ai hâte de connaitre le mien. Lorsque je songe à l’avenir, je me vois chevaucher un terrible lion, dont la crinière ne serait que de feu. Qu’en est-il de toi ? Un sanglier, comme le blason de ta famille, peut-être ?

— Je ne crois pas, dis-je en en riant brièvement. Je n’ai rien d’un porc sauvage. J’ai davantage le comportement d’un chat. Bien au chaud, le moins de mouvement possible.

— Mais le chat brille par son instinct de chasseur.

Il lança un regard interrogateur aux deux hommes qui travaillaient pour ma famille, l’air de dire « est-ce un bon chasseur ? ». Je me sentis ridiculisé mais, face à un Casteldor, il me fallait me tenir à ma place. À ma grande surprise, Oscar vint à mon secours.

— Seigneur Louis ne se spécialise pas dans la traque. Il aime davantage se renseigner précisément, étudier minutieusement, observer longuement. Si aujourd’hui il le fait avec des sujets qui l’intéressent, demain, il sera mortel lorsqu’il s’agira de ses proies.

— À n’en point douter, acquiesça Tristan.

Ses traits trahissaient une certaine surprise, mais également le crédit qu’il commençait à m’accorder. Mon sentiment de malaise s’envola et j’avalai une grande gorgée de bière pour couper le contact visuel avec la tablée, car toutes ces pupilles braquées sur moi devenaient oppressantes. Avais-je gagné le respect de Tristan de Casteldor. Ce soir-là, je n’en avais pas la moindre idée. Aujourd’hui, cependant, avec le recul que le temps m’a octroyé, j’en ai la quasi certitude. Je pense que c’est d’ailleurs à cet instant précis que nos chemins se sont entrecroisés pour ne plus jamais se démêler.

Le reste de la soirée, eh bien… à dire vrai, je ne saurais vous le conter. J’étais jeune, inaccoutumé à l’ivresse et ses murmures envoutants. Je bus plus que de raison ce soir-là. Je me rappelle seulement avoir joué plusieurs parties de Leurre, et en avoir perdu autant ; et je me souviens surtout avoir ri à en pleurer. Tristan a ce don-là. Le partage de la bonne humeur et la capacité à rendre votre esprit plus léger. Je revois encore les visages plissés par les rires d’Oscar, d’Anthony et des hommes de mon compagnon aux cheveux roux. Quelle belle soirée cela a dû être. Le Louis jeune et grisé qui s’est enfui dans le fin fond de ma mémoire avec ces souvenirs est un sacré veinard.

Le lendemain matin, pour le première depuis notre départ de la maison de Hautrivage, les courbatures qui me tiraillaient les jambes ainsi que les ampoules qui me lançaient à l’arrière des pieds quittèrent la première place du podium de mes soucis. L’alcool avait chamboulé toute hiérarchie de mes tourments pour n’en hisser qu’un seul au sommet : un féroce mal de crâne. Les mines mi-bienveillantes mi-goguenardes de Tristan et de son escorte se succédèrent à celles de mes propres protecteurs. Si j’avais été l’un de ces petits tyrans qu’engendrent certains ducs, barons et autres seigneurs de terres plus ou moins délimitées, j’aurais menacé Anthony et Oscar du fouet. Mais, vous l’aurez bien compris, tel n’est pas mon caractère.

— Voilà un sujet sur lequel tu seras désormais mieux renseigné, me glissa Tristan avec un rictus de moquerie.

— Je ne suis pas sûr que cela me serve à quoi que ce soit durant notre formation de Dompteur.

Il rit, en me tapant l’épaule. Je n’appréciai guère cette façon de faire, mais je me réjouis malgré tout du fait que l’ainé des Casteldor puisse désormais m’être si familier. Après un petit-déjeuner frugal, nous reprîmes la route. Naturellement, Tristan nous proposa de poursuivre le trajet ensemble et, tout aussi naturellement, j’acceptai sa suggestion.

Contrairement à notre petite troupe, tous les gardes de Tristan bénéficiaient d’une monture. Encore une marque de la différence de richesse entre nos deux familles. Toutefois, sans que le jeune fils de duc n’ait à le commander, ses hommes ne montèrent pas leurs chevaux et préférèrent les guider par la bride. Il y avait quelque chose de spontanément noble dans le comportement de Tristan et de son escorte.

Le dernière jour de voyage jusqu’à la capitale de Valfort me donna l’occasion d’apprendre à connaitre davantage Tristan. C’était un garçon courageux, déterminé et prêt à affronter ce qui surviendrait durant notre formation. Alors que j’hésitais, il tranchait ; alors que je craignais la suite, il l’attendait avec impatience. Il se savait destiné à devenir Dompteur de l’Ailleurs alors que la magie m’effrayait. J’étais un scientifique, moi, une jeune pousse d’érudit. Tout ce qui se rapportait de près ou de loin à l’Ailleurs ne m’avait jamais vraiment intéressé. Il était temps que cela change, disait alors Tristan. Et il avait évidemment raison. Comme souvent, d’ailleurs.

Nous profitâmes également de certaines pauses pour dégainer nos épées et nous entrainer. Comme vous pouvez vous en douter, Tristan était un bretteur doué. Meilleur que mon frère et, a fortiori, que ce pauvre Louis de Hautrivage. Il ne me brusqua pas. Il chercha plutôt à élever mon niveau. C’était comme si mon incompétence représentait pour lui un défi un relever. Cette longue journée suffit pour qu’il attise chez moi une envie de progresser. Aussi loin que je me rappelais, j’avais toujours trouvé l’art de l’escrime barbare. Tristan avait réduit en poussière mes a priori.

En fin de journée, alors qu’au loin se dessinaient les tours illuminées de Hautes-Cimes et les montagnes sombres dans lesquelles était juchée l’école de Garde-Voile, je finis par me dire que tout n’était peut-être pas perdu concernant ma capacité à devenir un combattant. Et puis, comme l’avait souligné Tristan, nous n’étions pas tous destinés à devenir des guerriers de première ligne. Peut-être serais-je un tacticien, épaulé par un Paupiette venu de l’Ailleurs.

Je n’étais en fait pas si loin de la réalité. Enfin… à quelques détails près.

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