Raconte-moi encore ce jour où nous ne nous sommes pas rencontrés

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Raconte-moi encore ce jour où nous ne nous sommes pas rencontrés

 

J’aime être là, dans cette gare.

J’aime contempler cette foultitude de gens. Des gens parfois pressés, parfois perdus cherchant la bonne voie, le bon quai.

Clairsemée de casquettes SNCF errantes, affichant le sourire corporate  qu’on leur a demandé d’arborer lors d’une quelconque formation accueil du client.

Car nous ne sommes plus réduits qu’à cela, des clients, des patients, des suspects, des prospects, des contacts, des assurés, des adhérents… à ne plus représenter  qu’un intérêt pour l’autre. Pour son enrichissement, son narcissisme,sa bonne conscience.

 

On croise de tout ici, et de rien. Ce n’est qu’un lieu de passage, on ne communique pas. Les mouvements de foules se font au rythme des annonces microphoniques.

De temps à autre un vent de révolte souffle, un train est en retard, ou annulé…mais cela s’estompe vite, aspiré par le bruit ambiant des machines et des sifflets…mais après tout, est-ce si important d’être en retard ?

La vie n’a de cesse de nous apprendre qu’il faut relativiser, accepter les petites contrariétés.

Pensez-vous !

On est tellement autocentrés, absorbés par nos petites et minables contingences qu’on en perd le sens de toute chose. On prend tout comme un coup du sort, comme si quelque chose nous était directement adressé…on ne doit pas avoir la conscience tranquille pour tout considérer comme une espèce de punition.

Ici  Les gens ont soit le regard vers le haut à guetter l’affichage de leur numéro de quai…soit rivé vers le bas, vers leur smartphone, miroir aux alouettes 2.0.

Souvent je suis triste ici, assis sur ce banc à contempler les gens, triste pour les gens qui ont l’air malheureux, pour les gens perdus, les vrais… je suis triste devant la bêtise et l’agressivité des gens aussi.

Je suis triste devant l’inanité d’une certaine adolescence –« adulescence », celle de ceux qui ne peuvent s’empêcher de contempler leur propre vanité dans toute surface réfléchissante. Et qui s’empressent, dans une moue ridicule, de la partager sur Facebook en attendant avec impatience des « t’es un BG » ou « t’es trop belle »…   Miroir mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ….miroir mon beau miroir prouve moi que j’existe…

Et je suis triste parce que c’est aussi ma nature de l’être…c’est ce qui me définit. Je suis le seul à le savoir d’ailleurs.

Je n’aime pas toujours le monde dans lequel je vis, je m’en enfuis à la moindre occasion…grâce à une lecture, un film, mais le plus souvent en rêvant, en me retranchant dans les dédales intimes de mes rêveries. Mon problème, je crois c’est que je pense trop et que je suis tout le temps contraint de garder mes réflexions pour moi.

L’autre jour, en urinant (moment propice au vagabondage de l’esprit…), par le biais de je ne sais quelle association dont j’ai le secret…j’en venais à me demander pourquoi se détachait-on de l’étymologie dans certains cas et pas pour d’autres.  Prenons l’exemple du suffixe -philie : on se vante volontiers d’être un cinéphile averti, mais dites que vous êtes un zoophile averti et vous risquez d’être regardé d’un drôle d’œil…et je passe les autres exemples qui devraient vous mener directement en prison.

Pourtant, cinéphilie signifie amour du cinéma…pourquoi l’amour des animaux a-t-il été  perverti de la sorte.

De même avec les phobies, on a aussi de drôles de choses…de peur de la chose, on passe à détester la chose…puis agresser la chose. Voyez  Claustrophobie, peur classique des lieux fermés, puis prenez homophobie ou xénophobie…vous voyez où je veux en venir…  la peur qui est un sentiment est devenue un acte dans ce nouveau langage.

Enfin voilà le genre de sujet sur lequel je cogite la plupart du temps…pas facile de faire part de ça à des collègues, en revenant des WC,  sans passer pour un dingue n’est-ce pas.

Je ne crois pas être dingue. Lunaire, mélancolique au sens poétique (et non psychanalytique...) oui, bizarre même peut-être, mais surtout pas dingue, bien au contraire.

La folie finalement n’est-elle pas plus de suivre la danse sans poser de questions et sans se demander quand, comment et où elle se terminera…

 

Parfois aussi, le vide m’emplit d’un coup…

Ça m’arrive ici en contemplant les usagers, ou n’importe où.

Je ne sais pas pourquoi, ni quand ça va arriver, ça arrive, c’est tout. Je peux pleurer  tellement ça fait mal.

 J’essaie de comprendre ce qui se passe en moi, mais ma logique, ma raison, achoppe à chaque fois.

Ne suis-je pas au bord de l’être dans ces moments ? Ne suis-je pas vide car mon besoin de m’échapper est si fort que quelque chose quitte mon corps dans ces instants ?

Je n’en sais rien…

Mais bon, passons ces considérations proprioceptives et introspectives.


*

T’assoiras-tu un jour auprès de moi ?

Des fois sur ce banc, j’aimerais que quelqu’un vienne s’asseoir…

Quelqu’un qui s’assoit juste pour me parler ou juste pour regarder avec moi ce balai incessant mêlant trop concret et absurde. Quelqu’un qui saurait l’apprécier comme moi, en silence, capable d’esquisser un sourire à la vue de ces  scènes incongrues et pathétiques.

J’aurais aimé que tu viennes t’asseoir un jour, que tu puisses voir une fois avec mes yeux.

Que tu puisses vivre ce que je vis, ressentir ce que je ressens.

…souffrir comme je souffre.

Bien sûr je ne t’ai jamais souhaité le moindre mal, ce n’aurait été que temporaire,  peut être juste le temps que tu apprennes ce que je suis… que tu entrevoies ou effleures ma solitude.

 

Je connais tous les codes de la société, j’y suis plié…rompu même. Les gens m’apprécient je crois, je fais le minimum demandé. Je suis poli, souriant, aimable et serviable. je rentre dans les conversations avec certains intérêts, jouant la révolte ou l’attendrissement quand il l’est nécessaire. Mais quelle relation ai-je d’autre que ce jeu d’acteur.

Je vous vois venir, vous aller penser que je me sens supérieur aux autres, hautain ou dédaigneux.

Pas du tout, je me sens juste différent, jamais à ma place…j’aime les gens mais suis dans l’incapacité de nouer quoique ce soit avec eux…. Fondamentalement, on ne se comprend pas. Je suis ailleurs.

Après, je dois dire que je ne les aide pas non plus à me comprendre, ma tête bouillonne toujours d’idée, ça arrive de partout, tout le temps, je ne peux rien canaliser.

Si plusieurs personnes parlent en même temps, je suis happé par chacun, par le bruit ambiant, par les scintillements des lumières, le mouvement extérieur… et je déconnecte. C’est trop pour moi.

Alors mes conversations sont confuses, je perds mes mots, le fil de mon idée. Des fois, quand je parle trop, j’ai la sensation d’être saoul.

J’ai souvent l’impression que mon cerveau est quantique, tout s’allume en même temps à tous les endroits, tous les étages, puisant dans les souvenirs, anticipant chaque solution possible…

C’est tellement confus que ne me reste à la fin qu’une espèce d’intuition de savoir…alors je n’ai plus qu’à me taire.

J’ai vécu cela une bonne partie de ma scolarité, comprendre les choses rapidement, remettre tout en question, m’interroger sur les fondements mêmes de la société…et être incompris, considéré comme un élève moyen, vivant sur ses acquis, désinvolte et fainéant parfois.

Par exemple, petit, je me demandais souvent si une personne sourde et aveugle de naissance (vraiment pas de chance…) pensait.  Cela m’a travaillé une bonne partie de mon enfance.

Certains profs m’encourageaient à travailler plus, entrevoyant certaines capacités. Ce n’était pas de travailler plus dont j’avais besoin…mais de réfléchir moins.  Il aurait fallu que je me conforme à ce qu’on attendait d’un élève « typique »  dirais-je.

Très vite d’ailleurs, je n’ai fourni que le nécessaire… juste la moyenne. Arrivé au lycée j’ai apprécié la littérature…pendant une année. Un prof d’une culture incroyable, faisant des liens entre les choses ne se contentant pas d’une analyse surfacique. Malheureusement il évaluait bien plus le contenant que le contenu. Je suppose que c’est ce qui lui était demandé.

Je pensais adorer la philosophie…mais de philosophie ça n’en a que le nom au lycée. Tu dois juste savoir régurgiter les idées des autres, des types morts depuis des lustres en majorité, tout en suivant un maudit plan. T’es propres idées, tes réflexions n’ont aucune valeur. Merde, t’es qu’un élève on se fout de ce que tu penses. Et d’autant plus si tu ne suis pas le plan !

 Foutu plan…

 Je n’ai jamais suivi de plan, je n’en ai jamais fait…et personne n’en a jamais eu pour moi je crois.


J’ai aimé les arts plastiques, c’est la seule discipline où enfin j’ai été découvert. Le prof a senti mon potentiel. Même si j’étais loin derrière d’autre en dessin, en peinture, en sculpture, je foisonnais d’idées, de concepts….mais comme à chaque fois j’ai fini par en faire un minimum, dégouté par ce qu’étais devenu l’art, dégouté par la critique de l’art, par les gens qui pensent où disent apprécier l’art.

Difficile de jouir du spectacle de marionnette quand on voit sans arrêt les ficelles, il n’y a plus aucune magie.

C’est ça ma vie.

 Ne profiter de rien car rien n’est gratuit, tout est sous-tendu par des intérêts plus ou moins  bas.

Ce n’est pas voir le mal partout, c’est juste que tout me semble mascarade, faire semblant.

J’ai dû m’y faire, m’y conformer, rentrer dans ce jeu. Moi, personne ne sait ce que je veux réellement, je ne le sais pas moi-même d’ailleurs.

 Et si je ne voulais rien.

Rien d’autre que d’aller bien, de supporter.

 

J’ai un emploi stable, bien loin de ce qui j’imaginais certes, mais ça c’est un point commun que j’ai avec  la plupart des gens. Je me voyais poète vers 10-12 ans, j’ai toujours eu envie de créer de partager. J’écrivais des poèmes, des chansons, des nouvelles… .

mais tout est mort à un moment de ma vie, à celui où j’ai eu la sensation que rien n’avait d’importance, que l’essentiel n’étais pas là…tout en étant incapable de dire où il était, mon essentiel.

J’ai toujours cultivé quelque chose de sombre, teinté d’humour et d’ironie. Mes dessins sont toujours hantés par les folies humaines, mes chansons et mes écrits emplis de ma propre souffrance, de mon mal être à ce monde.

D’aucun dirait que je suis dépressif, qu’il faut me reprendre en main…quels poncifs stupides !

 N’a-t-on pas le droit de vivre le cœur rempli de glace ? Doit-on être sans cesse à la recherche d’un bonheur que l’on sait ne pas exister ? Car finalement le bonheur n’est-il pas quelque chose de propre à chacun plutôt qu’une espèce de concept souriant et guimauve qu’on vous bourre de force dans le crâne depuis votre plus tendre enfance ?

De toute façon je n’écris plus que très peu. A force de relecture,  je fini par me dire que je ne suis pas fait pour ça, me décourage puis j’abandonne.

C’est un autre de mes problèmes, je ne suis jamais  satisfait de ce que je produis, j’ai des facilités pour commencer les choses mais les trouve très vite imparfaites, éloigné de ce que j’imaginais en faire, et ce, que ce soit en musique, en dessin, en écriture…même en bricolage ou au travail.

Tout ce que j’entame reste inachevé…me laissant un sentiment d’incomplétude…de vide encore.

Est-ce cela que je suis, un être inachevé, qui n’arrive pas à  boucler la boucle ? Qui tourne en rond ?

Est-ce que je me résume à ce que je ne termine pas où à tout ce que je suis capable d’entamer ?

….si quelqu’un à des réponses…je ne souhaite même pas les connaitre, je crois.

 

*

J’aime regarder les gens ici car leurs regards sont aussi perdus que le mien des fois. Ils savent où ils vont, voir qui et à quelle heure. Savent-ils seulement pourquoi ? Pourquoi cet enchevêtrement de rendez-vous, de réunions.

J’aime aussi contempler leurs accoutrements, il y a ceux qui souhaitent être à la mode, ceux qui veulent laisser transparaitre leur statut, leur importance. Ceux qui veulent montrer leur différence, ceux qu’ils veulent faire croire qu’ils s’en foutent mais qui finissent invariablement par coller à une mode.

 Et puis il y a ceux qui n’ont pas les codes, je ne parle pas des marginaux de la rue qui, si vous regardez bien, ont certains codes vestimentaires – c’est souvent à cela qu’on les reconnait d’ailleurs- mais des gens qui sont hors société, hors temps de façon psychopathologique.

Dés fois j’envie un peu leur liberté, pas celle de s’habiller de façon très « particulière ». J’envie leur liberté de vivre au grand jour tels qu’ils sont. Evidemment  c’est sans prendre en considération leur souffrance et leur détresse, ni le fait que les gens les fuient où tournent la tête quand ils leur parlent.

 

Je les envie, c’est vrai, des fois. Mais j’ai aussi peur de me tromper sur moi-même et de finir par me rendre compte que je suis comme eux…complétement fou.

Je me suis souvent demandé à l’adolescence, si le monde n’était pas seulement ma construction mentale, si les choses et les gens existaient réellement en dehors de mon esprit. Evidemment que oui suis-je venu à en conclure. Pourtant si je meurs, plus rien n’existe non ?

Adolescent j’étais aussi à fleur de peau, chaque émotion me piquait au vif et me torturait comme on tourne lentement un poignard dans une plaie. Tout était paroxystique, tout était un drame, tout donnait lieu à larmes et lamentations.

Aujourd’hui les gens me décrieraient plutôt comme froid, insensible, impassible. Je pense que j’ai tellement souffert de mon empathie pour le reste du monde, de ma sensibilité exacerbée que quelque chose s’est mis en place, un mécanisme de défense on pourrait dire, permettant de me protéger.

Si je raconte cela aujourd’hui, c’est que je sens plus que jamais que mes vieux démons enfantins reprennent le dessus. Les fortifications dressées jadis, s’effritent et menacent de me mettre à découvert.

Mais le pire, c’est ce sentiment enfouit très tôt qui cherche à faire surface, la colère. Il est évident que je ne souhaite faire de mal à personne, j’ai juste envie d’hurler des fois, me mettre à nu, exprimer ma rage tout simplement. Dire aux autres ma tristesse de ne pas faire partie du monde et ma rage de ne pas avoir le droit d’être comme je suis.

 

J’aurais vraiment aimé que tu viennes t’asseoir auprès de moi… un jour. Que tu aies pu me rencontrer.

Je n’aurais jamais eu à me lever, à te suivre, à monter dans ce train. Peut-être même n’aurais-je pas fait ce choix de renier mon être, mes particularités, ma douce folie…qui sait, aurais-je eu le droit d’être moi-même…aurais-je d’ailleurs su qui je suis vraiment.

Ce jour où nous ne nous  sommes pas rencontrés, il se répète sans cesse, inlassablement.

Tu es là, le monde entier est là, mais je reste seul.

*

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