Lactoolique

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Le hochet de parole glinguedingue dans les menottes de B. La plupart des regards sont tournés vers lui. Après quelques babillages, il se lance.

-Bonjour, je m'appelle B.

Le groupe accueille en chœur ce nouvel inconnu. B. sourit légèrement, se reprend.

- J'ai 11 mois, et je crois que je bois beaucoup. Trop peut-être ? Je sais pas.

B. prend une pause pour secouer le hochet de parole, un joli bâton de pluie en plastique bariolé. A l'intérieur, les perles colorées s'écoulent vers le bas dans une confusion générale et bruyante. Sa tâche effectuée, B. continue son récit, un peu tremblant, la main fermement serrée autour du jouet. Alors que la plupart des bébés ont un hochet de parole, un doudou de parole, ou un jouet de parole dans la main, les bouches n'émettent presque aucun son. Les areu sont remplacés par les bâtons de parole agités. Ils jouent une musique sonore et visuelle qui encourage B. à se livrer.

- Ça a commencé dès la naissance. Dès que je suis né j'ai commencé la boisson. J'avais même pas quelques heures que j'étais déjà collé au sein. C'était bon, trop gras trop sucré comme on dit. Ça avait un goût de melon, j'avais jamais goûté un truc comme ça avant. Ça m'a fait du bien après l'épreuve que j'avais passée, ça m'a redonné des forces. Mais sans m'en rendre compte, je suis devenu addict. Du jour au lendemain, sans prévenir : PAF, j'étais accro. J'en veux à mes parents. Ils n'ont pas su me protéger de cette drogue. Au début c'était chouette, j'adorais les effets, la détente, le plaisir. Je me rappelle que je buvais sans m'arrêter, tellement c'était bon.

Les yeux de B. se mettent à briller en souvenir du bon vieux temps. Sa voix ralentit le rythme tandis que les pupilles montent au plafond, que les paupières se referment délicatement. L'esprit n'est déjà plus ici. B. est bien au chaud dans des bras, collé au sein, l'estomac plein qui continue à se remplir. La bave coule sur son menton. Les autres bébés se mettent à sourire, à fermer les yeux ou à faire des bruits stridents. Eux aussi ont connu cette plénitude, et certains en sont encore nostalgiques. Le sevrage est une longue épreuve.

Les "dadada" montent parmi le groupe. Certains bébés se lèvent, tournent sur eux-mêmes, puis se rassoient. Chacun y va de son expérience et de ses questions. Moi j'ai commencé le sein, mais rapidement j'ai eu un biberon, c'était un peu moins bon mais tout aussi addictif. Tu as arrêté comment le lait ? J'ai jamais eu le sein, vous avez trop de la chance d'avoir connu ça ! C'était pas trop dur de ne plus avoir le biberon au goûter ? Comment vous vous êtes rendu compte que vous étiez accro ? Moi mon frère il m'a donné plein de conseils pour que ce soit pas trop dur. L'astuce, c'est de tenir bon, même la nuit ! Ce bruit en arrière-fond rouvre les yeux de B. qui continue son récit comme si de rien n'était.

- .... Et c'est comme ça que j'ai compris que je ne pouvais plus m'en passer. Comment je vais faire pour me sevrer ? Je vois même pas comment je pourrais faire pour ne pas prendre un petit apéro le soir après la crèche. C'est mon moment détente de la journée. Je travaille dur à la crèche, quand je rentre je veux me reposer, et quoi de mieux qu'une bonne dose de lait ? (un bébé crie un areu de satisfaction à cette évocation). Franchement je vais jamais y arriver, c'est tellement dur ! Est-ce qu'on a vraiment besoin d'arrêter un jour ? On ne peut pas juste, je sais pas, diminuer la quantité ? Parce que c'est impossible de ne plus boire, quel sens aurait ma vie sans lait ?

Le niveau d'eau monte dans les yeux de B. Les larmes sont stockées dans les yeux. La crue n'est plus très loin. La voix de B. passe du cri de tristesse à l'appel de détresse. Dans un énième cri, la digue de cils est franchie et les larmes débloquent le chemin vers les joues. Le nez pleure à chaude morve.

B. essuie son nez, étale le mucus sur le visage. Dans un dernier élan de courage, il termine son discours : "Je crois que je suis lactoolique". Un bébé se lève, va poser son jouet devant B., comme pour le consoler. Les autres bébés ne semblent pas perturbés : ils regardent B., se regardent les uns les autres ; ils regardent le plafond ; ils regardent dans le vague. Pourtant ils comprennent B. et ils savent la difficulté à parler. La plupart ont la même histoire, les mêmes problèmes, le même discours, à quelques lallations près. Les pleurs de B. envahissent l'espace de la pièce, contaminent les autres bébés qui se mettent chacun leur tour à râler. C'est vraiment dur d'être bébé.

Les auxiliaires de puériculture, qui observaient la petite troupe depuis le début, arrivent à la rescousse. C'était sûr, le calme ne pouvait pas durer !

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