Jour 14
Luce ne sut pas exactement par quel miracle elle réussit à voyager chez Asmodée. Ils apparurent dans la chambre, elle tenant l'ange-déchu inconscient, et lui se vidant de son sang puisque les piques traversant son corps avaient disparues. Se traînant avec ce corps pesant trop lourd pour elle, elle parvint à l'allonger dans un lit. Une fois débarrassée, elle s'effondra, toussant et crachotant des glaires ensanglantés. Il fallait qu'elle prévienne quelqu'un, ou au moins une créature. Relevant le regard, elle se figea, car malgré son champs de vision étroit et flou, elle vit la horde de bestioles l'observer avec leurs grands yeux globuleux. Se ressaisissant rapidement, elle agita la main.
« Allez chercher du matériel de secours s'il-vous-plaît. Et de l'eau. »
Elle n'eut pas à patienter longtemps avant de récupérer ce qu'elle avait demandé. Prenant sur elle, elle se releva, prit le matériel de soin et commença à colmater les plaies. Des pierres de coagulations, des bandages, des cristaux d'eau, du fil et une aiguille plus tard, elle avait réussi à rabibocher le spécimen. Ses capacités de régénération devaient aider un peu aussi. Épuisée, elle se traîna jusqu'à un fauteuil moelleux et s'endormit sans plus de réserve.
Pendant plusieurs jours, elle reproduisit la même routine. Se lever, vérifier les pansements, manger, dormir, manger, changer les pansements, explorer un peu la demeure si elle était en forme, puis un autre repas avant de vérifier les pansements et de dormir à nouveau. L'état de son 'patient' s'améliorait rapidement, à son grand soulagement, car elle tenait de moins en moins le rythme. La graine grossissait sans se soucier de la situation actuelle, l'épuisant à toute heure de la journée et de la nuit. Les petites créatures, des sortes de démons nés des pensées positives des Hommes lorsqu'ils étaient torturés aux Enfers, se penchaient souvent sur elle quand elle n'arrivait pas à se lever. Ils la fixaient avec presque de la curiosité, jusqu'à qu'elle se mette debout. Mais, exactement deux semaines après son retour, elle fut incapable de sortir du lit qu'elle utilisait depuis peu. Elle se sentait fiévreuse, douloureuse et des nausées venaient s'ajouter à ses vertiges quand elle tentait de décoller la tête de l'oreiller. Le regard vague, elle se rendormit dans cette agitation peu reposante.
Nathanaël, ou plutôt son fantôme, se tenait devant elle. Les larmes aux yeux elle voulut avancer la main pour le toucher, mais quelque chose tenait ses bras, l'immobilisant totalement. Elle se tordit le cou, le quittant des yeux un instant, pour constater que des racines s’agrippaient fermement à chaque extrémité de son corps. Un racine menaçait de venir s'enrouler autour de son cou, pour l'étrangler, elle en était sûre. Se débattant de toutes ses forces, elle se tourna vers le jeune homme. Il la contemplait, le regard dans le vague, sans semblait se préoccuper de sa sitution.
« Nath ! Viens m'aider ! »
Elle avait beau crier et lutter, cela ne servit à rien, il ne broncha pas. Des sueurs froides commencèrent à couler le long de son dos, l'angoisse comme un poids mort dans son estomac.
« Tu n'es pas venue te recueillir sur ma tombe,chuchota l'ectoplasme. En réalité, tu m'as abandonné à mon sort, tu n'as même pas essayé de battre pour nous...
— MAIS C'EST TOI QUI N'A RIEN VOULU ENTENDRE ! Tu as refusé que je m'accroche à toi, sanglota-t-elle. C'est injuste, pourquoi est-ce que tu t'en prends aussi à moi ?
— Parce que je t'aimais, continua-t-il. Et toi, tu fricotes avec le diable, tu lui portes plus d'inquiétude que je n'en ai jamais reçu de ta part...
— C'est faux, je t'ai pleuré ! Des nuits entières, je n'en dormais plus et même lorsque j'ai dû me résoudre à faire une Promesse avec un autre que toi, à construire ma vie avec quelqu'un d'autre... »
Elle prit une inspiration tremblante avant de continuer, la gorge brûlante et picotante, elle avait l'impression que chaque mot enlevé un bout de peau.
« Même quand j'ai dû me résoudre à vivre avec un autre, peut-être à l'aimer, jamais je n'ai pensé t'oublier.
— Je ne serais qu'une petite part d'ombre de ton passé. Une parmi tant d'autre finalement, peu importe ce que tu en diras.
— Peut-être, souffla-t-elle. Peut-être et pourtant tu seras la plus belle de mon existence. »
Elle sentit la racine se serrer, coupant sa respiration, mais elle n'avait plus rien à dire, et même ses larmes coulèrent silencieusement.
« Je suis heureux d'avoir connu une femme aussi forte », déclara son ami avant de se détourner vers l'horizon blanc.
Le cœur en morceau, elle fut impuissante, ne pouvant ni le retenir, ni lui dire en revoir. Et alors qu'elle pensait mourir ainsi, seule et abandonnée de tous, une main glacée se posa sur son front.
Elle ouvrit doucement ses paupières, l'esprit embrumé, elle vit Asmodée debout. Songeant qu'elle avait probablement des hallucinations, elle préféra retourner dans son sommeil fiévreux.
Elle reconnut la scène avec juste ce banc en bois. Elle s'y installa, enfin elle de son souvenir le fit, et Nathanaël prit place à ses côtés. Ils souriaient et cela illuminait leurs visages. Il parlait, demandait son avis, critiquait quelque chose et elle l'écoutait, argumentait ses réponses, confirmait qu'elle pensait la même chose. Le vent avait beau être froid, elle n'avait d'yeux que pour lui. C'était un beau souvenir et cela lui remonte un peu le moral.
Sans comprendre comment elle se vit assise, dans la maison de ses parents. cela devait être avant qu'elle parte pour faire sa terminale dans une autre ville. Elle faisait à peine les seize ans qu'elle aurait dans trois mois à peine. Avalant difficilement sa soupe tiède, elle n'osait lever la tête, il fallait qu'elle finisse son assiette rapidement. Les larmes finirent pourtant par déborder de ses yeux, tandis que son père continuait à les critiquer violemment, elle se demanda pourquoi elle ne pouvait pas disparaître. Juste mourir, et ne plus jamais revivre cela. Et puis son assiette fut terminée, elle se redressa.
Elle n'était plus chez ses parents, mais dans un chapiteau, assise à même le sol. Entourée de ses amis, qu'elle considérait comme sa famille de cœur, elle écoutait attentivement un enseignement sur la sexualité. C'était six mois avant de devenir un Voyageuse, et huit avant de rencontre pour la première fois Asmodée. Elle se remémora à quel point cette intervention l'avait marquée, notamment la consommation de pornographie par les gens de sa génération. Elle eut l'impression d'avoir la chaire de poule rien qu'à l'émotion, elle avait pris à partir de là un engagement avec elle-même et avec Dieu. Se préserver, se protéger parce qu'elle voulait que son corps et son esprit continue de lui appartenir, s'offrir uniquement à quelqu'un qu'elle aimerait. Mais tout était remis en question, elle devait réaliser une Promesse, s'offrit à quelqu'un d'autre que celui mort au combat. Elle devait apprendre à en aimer un autre, pour son bien. La vue brouillée par les larmes, elle ne comprit pas tout de suite que la scène changeait encore.
Pendant un instant elle crut s'être réveillée, elle se trouvait face à Asmodée, dans une salle quelconque de son immense demeure. Puis elle saisit quel moment elle s'apprêtait à revivre. L'ange-déchu sembla sur le point de l'expulser, comme lors de sa dernière visite. Cependant, avant qu'il n'ait pu faire quoique se soit, elle s'expliqua rapidement. Elle jouait très clairement avec le feu, sauf que contrairement à d'habitude, son état de santé ne lui laissait pas d'autres choix. Il lui fallait des réponses.
« Je porte la graine d'Yggdrasil mais j'ai l'impression qu'elle me dévore de l'intérieur, car mon état de santé ne fait que se dégrader depuis quelques jours et...
— En quoi cela me concerne-t-il ? gronda Asmodée. Retourne à tes prières...
— J'ai besoin de ton aide pour me sauver, il n'y a que toi que je connaisse qui ait puisse trouver une réponse à mon problème, de part ton lien avec Mimir et le savoir que tu as pu accumuler en aussi longtemps. »
Il parut s'apaiser un moment, scrutant sa petite silhouette. Elle lut dans son regard à quel point il songeait à l'écraser pour ne plus être embêté.
« Qu'est-ce que j'y gagne ? soupira-t-il.
— Si je m'éteins pour laisser place à un nouvel Arbre Monde avant le Ragnarök, les Mondes seront déséquilibrés, les nôtres et ceux d'Yggdrasil. Je ne sais pas exactement comment mais cela ferait arriver l'Apocalypse plus tôt que prévu et j'ai cru comprendre que tu n'avais pas particulièrement hâte...
— J'accepte. Mais ne soit pas encombrante. »
Elle eut la sensation de revivre le soulagement qu'elle avait eu à l'entente de ses mots. Un sourire vint fleurir ses lèvres...
« Luce ? l'interpella quelqu'un loin d'elle.
— Hum ? grommela-t-elle.
— Tu te réveilles enfin ! »
Sa tête était affreusement lourde, ouvrant à demi ses yeux, la lumière des lanternes l'éblouie. Elle rouspéta un peu, lâcha malencontreusement un juron allemand et réussit à se réveiller. La brume logeant dans son esprit n'était pas disposée à le quitter. Une chevelure blonde surmontait une tâche de peau claire, elle supposa qu'il s'agissait d'Asmodée. Sa vision était trop flou pour qu'elle en soit parfaitement certaine.
« Mais qu'est-ce que tu fais là ? murmura-t-elle d'une voix enrouée. Tu es sensé être alité à cause de tes blessures !
— Grâce à ton attention médicale particulière, tu as pu me remettre sur pied rapidement. Par contre toi... »
Elle détourna la tête, supportant la douleur de faire ce simple geste. La culpabilité qui se cachait au fond de son esprit venait de lui sauter à la gorge. C'était par sa faute qu'ils étaient allés chez les elfes, par sa faute qu'Hedda et ses compagnons étaient morts, par sa faute qu'Asmodée ait subit un tel tourment... Elle voulait juste vivre, mais ils étaient repartis en ayant fait tant de sacrifices sans qu'elle ait pu réaliser une Promesse, ou faire des recherches pour trouver une autre alternative. Sa vu devenait plus nette a contrario de ses pensées s'embrouillant.
« Luce, déclara fermement son hôte. Il ne te reste pas beaucoup de possibilité.
— Je ne veux pas m'engager avec un démon, sanglota-t-elle.
— Je suis un ange-déchu, si ça peut aider, après tout ce n'est pas exactement la même chose. »
La gorge nouée, elle se sentit acculée. Elle n'avait plus le temps d'attendre une meilleure solution, elle n'était plus du tout en état de voyager et la seule créature pouvant l'aider, était à deux pas de son lit. Elle eut une certaine peine pour elle-même, pour ses principes, car elle se savait déjà entrain d'abandonner. C'était comme si elle vendait son âme au diable.
« Ce serait futile, contra-t-elle en dernier effort. Tu n'es pas capable d'être fidèle et je ne suis pas disposée à accomplir tout tes désirs.
— Pour éviter l'Apocalypse, ce serait des sacrifices que je serais prêt à faire.
— Tu te battrais contre ta nature ? Tous les jours de ta longue éternité ?
— Je suis de nature angélique et tu ne vivras pas l'éternité avec moi, mais avec ton Dieu. Je ne ferai que rallonger ton espérance de vie, mais cela sera compensé en grande partie par la graine. »
Elle ne dit plus un mot, qu'avait-elle comme autre solution que de se sacrifier une énième fois ? Pour ceux qu'elle aimait. Il était terrifiant de se jeter ainsi dans le vide, de remettre entre les mains de quelqu'un à l'origine des pires perversions, la vie de ceux à qui elle tenait plus qu'elle-même.
« J'ai sacrifié mon orgueil pour boire à Mimir, souffla-t-il si faiblement qu'elle crut rêver.
— Cela ne t'a nullement empêché de pêcher après.
— J'agis ainsi que par haine de moi-même.
— Parce que tu es dans un cercle de destruction dès l'instant où tu t'es opposé à ton Créateur, compléta Luce. Tu ne sais pas comment en sortir. »
Elle se retourna, se retrouvant face à lui, sa dernière option. Pourquoi redoutait-il à ce point l'Apocalypse ? Au point de promettre l'impossible.
« Ce n'est pas pour autant que tu seras capable de tenir parole.
— Te souviens-tu de ce que je t'ai dit lors de notre marché ? La première fois que nous nous sommes rencontrés.
— 'J'appartiens à une espèce où l'individu disparaît s'il trahit sa parole' il me semble ? marmonna-t-elle.
— Exactement, confirma-t-il en se détendant.
— Donc tu pourrais souhaiter disparaître en trahissant la Promesse ? Puisque tu redoutes tant l'Apocalypse...
— Je suis lâche, ce n'est sûrement pas quelque chose que j'envisage. »
Continuant à chercher à une faille, elle étouffa une toux.
« Ne serait-ce pas injuste pour toi ? Très contraignant, et je ne pense pas que tu espères en une rédemption.
— Ce ne serait qu'histoire d'un siècle, ou deux au maximum. Ce qui n'est pas réellement grand chose sur la durée de mon existence.
— Je ne me souviens pas avoir vu que les ange-déchus disparaissaient simplement en trahissant leur parole. Vous êtes connus pour votre pêché de trahison tout de même. »
Après cet argument, elle n'en aurait pas d'autre pour refuser. Pour elle, il ne resterait aucune 'bonnes' raisons de lutter. Sa foi, mais elle était intimement persuédée d'avoir été créée pour aimer et être aimé. Peut-être que même s'il ne le contrait pas, elle céderait. Pourtant, elle avait terriblement envie qu'il la contredise encore une fois.
« C'est pour cela que nous prêtons jamais serment. Et lorsque nous le faisons, c'est à notre avantage et j'avoue que j'en tirerais tous les avantages que je pourrais. »
Il se pencha dangereusement vers elle, avant de murmurer à un centimètre de ses lèvres « On n'apprend pas tout au cathéchisme ». Elle venait peut-être réellement de vendre son âme au diable, songea-t-elle lorsqu'il l'embrassa. Après tout, l'enfer était pavé de bonnes intentions.
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