Jour 18

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    Luce fit un pas prudent à l'intérieur de la Grande Bibliothèque de Shishiyo. Le vaste bâtiment était trop grand pour qu'elle puisse trouver rapidement ce qu'elle désirait. Son visage se tordit en une moue mécontente, elle allait devoir utiliser de la magie des Lieux. Certains Mondes, plus réceptifs que d'autres, avaient développé des systèmes runiques sensible à la nature des Voyageurs. En réalité, cela était tellement coûteux et en cours de développement, que les établissements comprenant de tels systèmes se comptaient sur les doigts d'une main. Puis ils étaient spécifiques à une tranche de la population, alors cela semblait un peu inutile à en posséder. Mais au moins, Shishiyo ne faisait pas partie des partisans de cette idée, il y avait donc un dispositif à la bibliothèque. Entrant dans le grand cercle gravé sur les dalles grises, elle se plaça exactement sous un énorme cristal pyramidal translucide. Il était suspendu en-dessous d'un anneau en or avec des runes inscrites dessus, un similaire mais du diamètre du cercle au sol se positionnait à la plus grande hauteur. Le tout faisait un ensemble joli, dégageant une atmosphère mystique. Luce arrêta sa contemplation, elle ne pouvait pas traîner dans un lieu comme celui-ci longtemps, il était bien trop fréquenté par les Voyageurs pour cela. Elle écrivit sur un papier les deux thèmes l'intéressant, en plus de la langue dans laquelle devait être écrit les ouvrages. Le pliant entre ses doigts, elle lui insuffla cette énergie particulière qu'elle possédait. L'appareil sensible s'illumina et des livres, des parchemins voletèrent jusqu'à elle avant de se poser en plusieurs piles bien rangées. Elle saisit rapidement ce qu'elle put pour les mettre dans un chariot qu'elle avait prévu à cet effet. Il ne lui manquait plus qu'un endroit calme, elle devait finir tout cela en un jour, car l'hôpital n'accepterait jamais de la loger une autre nuit.

    Ces lectures furent très instructives et tout ce savoir accumulé en si peu de temps l'avait épuisée. Peu certaine de comment elle allait réussir à faire face à Asmodée, elle sauta. La pièce extrêmement sombre l'inquiéta. Une douce chaleur irradiait de son poignet depuis hier, elle avait succédé à la brûlure intense. Elle fit un pas au hasard et entendit du verre craquer sous ses pas. Elle se figea, il était probable qu'elle se blesse en continuant ainsi. Où avait-elle bien pu atterri ? Était-il encore arrivé une péripétie à son compagnon ?

« As' ? » chuchota-t-elle.

Le silence fut sa seule réponse. Réfléchissant, elle conclut qu'il n'était pas là et normalement, elle était dans leur chambre. Enfin leur ancienne chambre, supposa-t-elle. Fouillant son sac d'une main, elle mit la main sur une lampe torche de secours. Elle tenta de réprimer son inquiétude en voyant l'état de la chambre. Tout était en miette. Elle était furieuse contre lui, il y avait des affaires à elle aussi. Des objets auxquels elle tenait. Elle marcha d'un pas vif et retrouva sans difficulté le bureau de l'ange-déchu. Elle s'y installa, attendant qu'il revienne pour que tout soit éclairci. Elle se refusait à courir derrière lui, en suivant leur lien. Une idée lui vint, si l'on pouvait suivre ce fil, on pouvait aussi tirer dessus non ? Il l'avait fait la première fois qu'il l'avait cherché à la bibliothèque. Fermant les yeux, elle plongea en elle. Il y avait cette flamme en elle, qu'il avait laissé et que rien, ni personne, ne lui enlèverait. Elle s'imagina l'attraper et tirer un coup sec dessus. Un sentiment d'étonnement, mêlé à un autre – de la colère ? –, vibrèrent en elle pour toute réponse. Elle ouvrit les yeux et il se tenait devant elle. Cela faisait un petit peu moins de quarante-huit heures qu'elle était partie, mais en voyant ces traits familiers, elle eut l'impression que cela faisait très longtemps. Cela avait été la première fois qu'elle dormait sans lui depuis presque trois mois.

« Tu m'appelles alors que c'est toi qui est partie, siffla-t-il en l'attrapant par les épaules. Me prends-tu pour ton chien ? »

Ses iris étaient teintées d'un rouge menaçant, lui donnant à la fois envie de s'échapper, mais aussi de lui dire ses quatre vérités. Malheureusement, elle tenait à la vie, donc il valait mieux régler pacifiquement ce conflit.

« Non, répondit-elle d'un ton posé, mais nous devons discuter.

— En quoi est-ce une bonne raison pour déranger l'un des puissants seig-

— Je m'inquiétais aussi pour toi puisque je suis apparue dans la chambre. »

Il plissa ses yeux, sa poigne se resserrant légèrement avant de totalement se défaire. Il s'éloigna pour commencer à arpenter son bureau de long en large.

« Qu'as-tu entendu hier ? demanda-t-il.

— Esmée, la place de reine et Hel.

— Quasiment tout, merveilleux. »

Elle grimaça à son sarcasme, quel était l'intérêt d'agir ainsi ? Ils savaient tous les deux qu'ils étaient dans une situation de tension importante.

« Quand comptais-tu m'annoncer pour ta grossesse si il n'y avait pas eu cet incident ? »

Elle paniqua un instant, avant de se ressaisir, il ne l'avait pas tué alors qu'il le savait, il n'allait pas l'agresser après coup.

« Jamais, murmura-t-elle, parce que je pensais que c'était une grossesse avec peu de chances de réussir...

— Mais ?

— L'embryon va parfaitement bien. Je suis allée me faire examiner dans un hôpital de Shishiyo, et les soignants m'ont expliqués qu'il n'y avait pas de signes inquiétants pour le moment. »

Asmodée arrêta de marcher et soupira, l'expression illisible.

« Est-ce que je peux en savoir plus sur Esmée ? Savoir ce qu'il s'est réellement passé, car rien de bon ne sortira d'un manque d'information.

— Il serait dommage que tu t'enfuis et que cela me donne envie de tout détruire.

— Garde ton sarcasme As', je reste humaine et donc sensible. Tu n'as aucune idée de ce que c'est de gérer des hormones. »

Il parut blasé, peut-être un peu exaspéré par le fait qu'elle ait raison. Ou en tout cas, elle n'avait pas totalement tort. Il s'assit sur son bureau, à moitié dos à elle.

« Esmée n'était pas une enfant désirée et prévue. Elle a été engendrée par magie, sa mère étant Viviane, cela n'avait rien de bien compliqué. Elle m'a revendiquée comme le père, parce qu'elle avait utilisé mon ADN démoniaque sans réellement me demander mon avis. Je n'en avais pas grand chose à faire, c'était Lucifer qui était content, car ce serait peut-être l'opportunité de pervertir ce don de notre Créateur qui ne nous était pas destiné.

— Pourquoi ton ADN à toi particulièrement ? murmura Luce.

— J'ai détourné les rapports charnels, détruit tout ce que j'ai pu dans ce domaine et je suis celui de qui elle pouvait obtenir le plus facilement ce dont elle avait besoin. Mais j'avais bu à Mimir et il y avait eu la chute de Lucifer entre-temps, alors je n'étais plus autant dans cette optique de massacre total. J'étais juste parfaitement désintéressé de tout cela, j'ai laissé faire. Esmée était une créature très belle, douce et surtout extrêmement vicieuse. Il n'y avait rien de bon en elle, je ne sais pas si tu l'imagines mais si du point de vue des humains nous n'avons aucune limite, elle n'avait aucune limite à nos yeux. Belzébuth était fasciné par cela, voyant en elle une sorte d'âme sœur. Elle ne me donnait qu'un plus grand dégoût de moi-même alors j'ai tué Viviane de sang-froid pour qu'elle n'en fasse pas d'autres.

— Et si après sa mort elle était venue aux Enfers ?

— Tu as déjà dû remarquer à quel point les Enfers étaient vides, il n'y avait aucune chance qu'elle repasse par là.

— Et Esmée ?, le relança-t-elle.

— S'est vengée en se dissolvant, car ainsi elle m'a mis Bel à dos. »

Elle ne voyait pas son expression, mais il devait être au moins en colère non ? Il se retourna, l'expression neutre, il l'observa.

« Cependant, je m'inquiétais que tu aies fait la même bêtise que Viviane. Je l'appréciais pour son intelligence, mais son arrogance lui a coûté sa vie. Je suppose que tu n'avais pas prévu cet évènement ?

— Je te pensais incapable de concevoir.

— C'est le cas, grommela-t-il, enfin cela l'était jusqu'à notre Promesse. J'aurai dû me méfier, il était évident que tu désirerais profondément une famille.

— Tu ne te serais pas engagé en l'ayant su ? demanda-t-elle sérieusement.

— Non, mais je me serais au moins protégé. »

Elle détourna les yeux, les poings serrés et elle s'attendait à ce qu'il l'oblige à avorter dès que possible. Elle ne voulait pas l'entendre dire cela, elle n'avait pas envie de se voir imposer une énième épreuve qui la détruirait peut-être. Elle se recroquevillait un peu plus à chaque seconde de silence, pleine d'appréhension. Il lui faudrait fuir cet endroit, risquer sa vie à errer entre les Mondes, ne jamais pouvoir dormir sur ses deux oreilles. Car elle avait beau craindre pour son âme, il restait son protecteur et finalement, quelqu'un pouvant avoir des côtés appréciables. Asmodée l'observa, déçu de ne ressentir aucune satisfaction à la voir ainsi apeurée pour sa vie et celle de cet enfant. Le résultat ne donnerait jamais une Esmée, il le savait. Pourtant, ce n'était pas dans sa nature d'être père et son caractère ne permettrait jamais que cette progéniture indésirable survive. Sauf qu'il avait besoin d'elle, sinon son plan de destruction ne fonctionnerait jamais. Il ne se voyait pas faire cela avec quelqu'un d'autre. En fait, il voulait juste que leur quotidien reprenne, car pour la première fois depuis qu'il avait bu à Mimir qu'il se sentait assez confortable. Pourrait-il accepter un enfant dans cette union jusque-là paisible ? Qu'était-il prêt à sacrifier pour atteindre son but ?

« Je ne te demanderai pas d'y renoncer, soupira-t-il. Tu irais à l'encontre de toi-même, ce serait ridicule de te donner envie de mourir. »

Il la vit se détendre totalement et même sourire, un peu étonné par une réaction aussi forte, il se racla la gorge pour reprendre contenance. Il n'avait pas l'habitude d'être bon pour quelqu'un.

« Et par rapport à Hel et cette histoire de reine ? reprit Luce, détruisant le court instant de calme.

— Hel est une illusion qui dépend des croyances des habitants de Midgard, mais tu le savais déjà. »

Elle hocha simplement la tête, curieuse de connaître la suite puisque son angoisse et sa colère s'étaient en grande partie évaporées.

« Ils ne se rendent pas compte qu'ils vivent dans leurs propres croyances, sans elles, leur Monde s'effacerait totalement. Hel est donc inatteignable pour nous autres, car son existence n'est pas régit par les règles de vie et de mort comme pour toi. Si elle trahit sa parole, elle créera des incohérences dans sa propre existence et disparaître définitivement.

— Un peu comme vous, non ? fit-elle remarquer.

— Pas exactement, nous ne sommes pas non plus régit par les règles de vie et de mort. Nous sommes des créatures de Dieu, puisant dans sa propre essence. Lorsque nous trahissons notre parole, notre nature profonde entre en dissonance avec notre essence et celle-ci se dissout presque totalement. Il ne reste alors que notre corps dans un état pitoyable, nos pouvoirs disparaissent en même temps que notre santé mentale, nous ne sommes alors plus que ce qu'il y a au plus profond de nous-même. C'est-à-dire un être perverti, pêcheur. On disparaît dans les profondeurs infernales, parmi la pire crasse.

— Est-ce que Lucifer est devenu cela ? Après la victoire de Jésus.

— Oui. »

Ils n'ajoutèrent rien pendant un moment, ils savaient pertinemment que l'ange-déchu reviendrait bientôt en force. Cette idée était réellement déplaisante, et soudainement elle s'inquiéta pour le futur de son enfant qui aurait une plus longue espérance de vie qu'elle. Si elle y échappait, ce ne serait pas forcément le cas de sa progéniture. Passant les mains sur son visage, elle se reconcentra sur la discussion qu'elle avait initialement avec Asmodée. Ce dernier semblait aussi perdu dans ses pensées.

« Et donc quel rapport entre Hel et la reine ? l'interrompit-elle dans ses réflexions.

— Elle m'a désigné comme nouveau roi des Enfers en espérant devenir ma reine, même Hadès n'aurait jamais eu un tel culot. Elle manigance pour me voir monter sur ce foutu trône et...

— Alors Helheim et le neuvième cercle des Enfers sont le même domaine, comprit Luce.

— Exactement. Je repousse cette évènement depuis à peu près deux mille ans. Mais je ne pourrais pas l'éviter plus longtemps.

— Pourquoi ?

— Je souhaite détruire les Enfers et te protéger. Ce serait une pierre deux coups. »

Elle ne sut si elle devait être touchée par cela, ou juste inquiète, car elle percevait une suite à cette déclaration. Un suite qui ne lui plairait pas vraiment, une condition à la réalisation de son plan. Il était évident qu'il ne souhaitait pas juste la protéger, il voulait surtout ne pas avoir fait cette Promesse pour rien. Tout le chemin parcourut pourrait se transformer en fumé si elle se faisait tuée par l'un des habitants des Enfers et puisqu'ils connaissaient son existence, il n'y avait aucune garantie de sa survie au moindre pas l'éloignant d'As'.

« Cependant, pour cela...

— Il faut que je devienne ta reine, finit la jeune femme, horrifiée.

— Exactement, conclut-il en se levant. Maintenant, allons trouver une solution pour tes cheveux.

— Comment ça ? Ils sont très bien comme cela, c'était pratique pour ne pas être reconnue au premier coup d’œil !

— Peut-être, contra-t-il d'un ton ferme. Mais tu es bien plus belle naturellement. »

Ses joues et ses oreilles virèrent au rouge tomate, gênée du compliment, elle se précipita à sa suite dans le couloir pesta contre sa faiblesse face à lui.

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