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Les heures passaient, et les membres des Ediles de l'Ombre ne s'étaient toujours pas mis d'accord. La majorité ne voulait pas lâcher le projet de l'attentat du Quartier des Pouponnières, et plus la discussion évoluait, moins ils appréciaient l'idée d'inclure le peuple pour s'appuyer sur leur soutien.

Un membre nommé Rat_144 avait souligné que leur message, lors de l'attentat du Centre des Séances d'Approche, excluait clairement les citoyens, pantins du système, et avait servi de préambule aux actions suivantes. Il arguait que s'ils s'éloignaient de leur prise de position initiale, ils perdraient leur but premier, leur raison d'être originelle.

Plus anxieux que jamais face à ce revirement, Gaëlla et Romikéo ne cessaient de consulter la messagerie du jeune homme, pour suivre l'avancée du débat. Leur inquiétude était telle qu'ils n'avaient rien prévu à manger ce soir-là ; mais de toute façon, dans ces conditions, ni l'un ni l'autre n'avait faim.

La pluie autour d'eux n'avait toujours pas faibli, si bien que les gorges entre les deux montagnes étaient plus inondées que jamais, empêchant tout passage en bas des flancs ruisselants d'eau boueuse. De sa vie, Gaëlla n'avait jamais assisté à de telles crues ; le bouleversement climatique causait principalement de longues sécheresses chez elle, contrairement à certaines autres régions du pays, fréquemment submergées ou plongées dans un froid glacial la majeure partie de l'année.

Abattue par la tournure que prenait leur tentative, la jeune fille ne parvenait pas à penser à autre chose, et se demandait s'il y avait un moyen de renverser la tendance, ou s'il était déjà trop tard.

Les yeux dans le vague, elle tressaillit lorsque Romikéo s'assit à ses côtés et lui prit la main. Elle tourna la tête vers le jeune homme. Son regard ne reflétait que sa propre détresse.

- Ça marchera, tenta-t-il tout de même de la rassurer.

Elle pinça les lèvres sans répondre, l'estomac noué. Après un silence, elle demanda :

- Tu ne pourrais pas essayer de... je ne sais pas... mettre tes compétences de hackeur à profit, et rentrer en contact avec le Quartier des Pouponnières, pour les prévenir de ce que le groupe prépare ? De cette manière, ils pourraient évacuer les bébés, et... Non, j'en sais rien, je n'ai pas de solution à proposer.

Un soupir lui répondit. Elle serra la main de Romikéo plus fort, et se perdit dans son regard, pour avoir le sentiment de s'éloigner un temps de cette réalité.

- On peut tenter ça, on verra bien, dit-il en haussant les épaules. Ce sera mieux que ne rien faire, même si le groupe ne s'arrêtera pas là, et qu'ils retrouveront tôt ou tard les nourrissons. On ne peut pas cacher des dizaines de milliers de gosses n'importe où, encore moins indéfiniment, et il faut le matériel, le personnel pour s'occuper d'eux...

- Commence peut-être déjà par pénétrer le système du Quartier des Pouponnières, suggéra Gaëlla, on doit avoir un coup d'avance sur les Ediles, quoi qu'il arrive.

Le jeune homme hocha la tête en signe d'assentiment, et commença à se mettre à l'œuvre, tandis que son EC, dont la batterie externe était presque déchargée, se mettait en mode économie d'énergie avancée.

Il navigua de longues minutes, réalisant des manœuvres incompréhensibles aux yeux de Gaëlla, qui se blottit contre lui et somnola jusqu'à ce qu'il lui secoue doucement l'épaule.

- Gaëlla, dit-il d'une voix curieusement étranglée, regarde ça.

La jeune fille se redressa pour observer l'Ecran de Commandement, dont la luminosité diminuait peu à peu, à mesure que l'appareil se déchargeait. Elle plissa les yeux et vit qu'un document était ouvert, retraçant des messages entre plusieurs professionnels de santé du Quartier des Pouponnières. Elle faillit s'étouffer en le lisant, et se tourna vers Romikéo pour le questionner, à court de mots.

- En piratant le système, j'ai tenté de fouiller tout ce que je pouvais trouver, expliqua-t-il. Et mon passé dans cette structure me tourmente encore, alors j'ai voulu creuser... Mes craintes se confirment donc, quand je vois ces échanges entre les médecins qui travaillent là-bas.

- Ils n'ont vraiment aucun cœur... Comment peuvent-ils exercer la conscience tranquille, en faisant ça ?

Le visage de Romikéo était fermé. Gaëlla savait ce que sa découverte signifiait pour lui.

- Tous les enfants malades, ou jugés trop faibles pour faire partie de la société, sont consciemment balancés comme des déchets, et laissés pour morts... C'est... au-delà de toute... Je le soupçonnais depuis que j'ai découvert mon histoire, mais j'espérais profondément que mon sort n'était qu'une erreur du destin, un mauvais jugement médical... et non un acte délibéré...

Bouleversée, Gaëlla prit le jeune homme, livide, dans ses bras. Ils restèrent en silence plusieurs minutes, encore sous le choc. Cette nouvelle face de la barbarie du système sciait le peu d'énergie qui leur restait. Pour accompagner leur désespoir, l'EC s'éteignit sous leurs yeux, définitivement déchargé.

Alors que la pénombre ambiante semblait les engloutir, Gaëlla sentit le picotement de l'inspiration la tirailler. Elle se détacha de Romikéo, soudain parfaitement revigorée, et dit :

- Mik... Cette découverte, aussi horrible soit-elle, peut peut-être nous servir. Si, une fois de plus, on la diffuse publiquement, et qu'on place le Quartier des Pouponnières au centre de l'attention générale, l'attentat prévu par les Ediles de l'Ombre pourrait tomber à l'eau, ou du moins, il serait sans doute repoussé.

Romikéo la regarda en face, attentif. Il semblait réfléchir à toute vitesse.

- Le souci, c'est qu'on n'arriverait jamais à faire évacuer les nourrissons comme on le voudrait. Je veux dire, les citoyens auront beau être révoltés, ils ne se chargeraient pas des soins de tous les bébés à la place des employés, ils n'auraient pas de raison de les déplacer ; ils songeraient que le mieux pour les petits est de les laisser au Quartier des Pouponnières, mais tout en les protégeant de l'horrible régulation orchestrée par l'Etat.

Après un instant de réflexion, il compléta :

- Il faudrait par exemple qu'un rassemblement géant, comme une manifestation, bloque tous les accès au quartier, assez longtemps pour décourager les Ediles d'y pénétrer pour déposer leurs bombes...

Gagnée par l'excitation, Gaëlla enchérit :

- Ou même qu'avec le nouveau scandale qui éclaterait une fois ces révélations diffusées, on pourrait pousser les citoyens à faire pression sur le gouvernement pour qu'une surveillance 24h/24 soit mise en place dans les locaux des Pouponnières. Une sorte de retransmission en direct de toutes les caméras du quartier, pour veiller à ce que ces pratiques inhumaines cessent d'être pratiquées. Et dans le même temps, cela permettrait d'éviter l'attentat, puisqu'il serait trop difficile pour les terroristes de s'introduire dans la zone discrètement.

Romikéo approuva avec vigueur, des éclairs d'indignation brillant dans ses prunelles. L'air déterminé, il conclut :

- Nous mettrons tout ça au point demain matin, en espérant que le soleil soit de retour pour nous permettre de recharger l'EC. Tout peut basculer, Gaëlla, j'en suis certain...

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