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Le tonnerre grondant de la foule résonnait comme une menace. Les rues étaient noires de monde. Aucun espace n’était laissé par les manifestants, les trottoirs comme la chaussée grouillaient d’hommes et de femmes de tout âge.
Gaëlla, une casquette sur la tête pour dissimuler ses yeux, tentait tant bien que mal de se frayer un chemin à travers la masse, tirant Romikéo par la main.
– Tu me broies les phalanges, protesta-t-elle en se retournant vers lui.
– Désolée mais c’est le seul moyen de ne pas te perdre, cria-t-il pour se faire entendre au milieu de la cohue. On aurait l’air bête si on devait se chercher partout !
– Pas très discret, c’est sûr… Viens, on y est presque !
Les protestataires se décalaient comme ils pouvaient sur leur passage, mais il y avait tant de monde qu’ils devaient jouer des coudes et se presser les uns contre les autres pour évoluer. Gaëlla se rappela la manifestation au Quartier des Manufactures, où elle avait aperçu Romikéo, avant qu’ils ne fassent réellement connaissance. L’épisode avait été déclenché par la mesure du gouvernement réduisant l’âge limite de référencement avec un conjoint. Désormais, ces préoccupations paraissaient si lointaines pour la jeune fille qu’elle doutait d’un jour pouvoir se réadapter à la société – si toutefois le mandat d’arrêt à son nom s’envolait dans le futur.
Près d’une semaine après l’élaboration de leur plan pour déjouer l’attentat des Ediles de l’Ombre, alors qu’ils se terraient dans leur caverne, tout s’était accéléré autour d’eux. Provoquer un rassemblement dans le but officiel de protester contre la cruauté du système envers les nourrissons avait porté ses fruits : le Quartier des Pouponnières, tel que les deux fugitifs l’avaient espéré, était cerné par des dizaines de milliers de citoyens en révolte.
Parallèlement, les Ediles ne s’étaient pas encore prononcés sur le sujet, mais au vu de l’ampleur du phénomène, les risques qu’ils maintiennent leur projet semblaient très faibles. Gaëlla espérait simplement que l’extraordinaire mobilisation du peuple ne retomberait pas comme un soufflé aussi vite qu’elle s’était créée. C’était une chose de canaliser un groupe d’insurgés sur un événement, c’en était une autre de conserver l’énergie de la masse à plus long terme.
Lorsque les mouvements de manifestation s’étaient déclenchés un peu partout dans le pays, et que le Quartier des Pouponnières avait été encerclé en guise de symbole et de soulèvement, Romikéo avait émis des inquiétudes sur les intentions des terroristes.
– Le vent tourne, l’Etat est déstabilisé par toutes ces actions de rébellion, avait-il dit à Gaëlla un soir, dans leur petite grotte, autour du feu. Les autorités ne savent plus où donner de la tête, et les Ediles vont sûrement en profiter pour rebondir. Crois-moi, s’ils ne vont pas au bout de l’attentat qu’ils planifient, ils ne s’arrêteront pas là et frapperont ailleurs…
– J’en suis certaine aussi… On a peut-être réussi sur ce coup-là, mais on ne les arrêtera pas définitivement, on ne fait que les freiner, avait acquiescé Gaëlla, la mine grave. Comment avoir un coup d’avance à chaque fois ? Quels sacrifices devons-nous accepter de faire pour les laisser renverser le pouvoir ? Toi et moi, est-ce qu’on a le droit de décider de ça ? Il ne tient qu’à nous de les stopper, mais si l’on veut qu’ils servent nos intérêts et détruisent le système, il sera peut-être nécessaire d’abandonner quelques principes en chemin…
– Tu veux dire, est-ce à nous d’estimer quels attentats ils peuvent fomenter ou non ? De décider si des vies méritent d’être sacrifiées dans le but que le gouvernement soit anéanti par le biais de ces attaques ?
– Oui, avait répondu Gaëlla, troublée. Et quand devrons-nous tenter de les faire tomber, lorsqu’ils ne nous serviront plus pour renverser l’ordre en place ? Jusqu’où sommes-nous prêts à les laisser aller ? Il faudra les… il faudra les tuer, un jour. Non ?
Elle avait tourné un regard inquiet vers son partenaire, redoutant sa réaction. Ce dernier avait gardé le silence un instant, le visage caché dans l’ombre. Il s’était ensuite approché des flammes, avait passé sa main au-dessus d’elles, et avait déclaré sombrement :
– On joue avec le feu, c’est une tactique dangereuse, mais surtout la seule qu’on ait… On ne peut pas contrôler les terroristes, seulement anticiper leurs futures actions, et agir en conséquence. Mais comme tu l’as dit, on ne fait que les ralentir lorsqu’ils s’en prennent au peuple, et s’ils échappent aux autorités jusqu’au bout, alors on devra assumer les conséquences de notre complicité avec eux : ce sera bien à nous de les détruire en temps voulu. On ne peut pas que tirer profit de cette situation, il faut aussi en prendre la responsabilité…
Gaëlla avait approuvé en silence, sans chercher à creuser le sujet davantage. Elle ne s’imaginait pas ôter la vie d’un être humain, et préférait ne pas réfléchir à la façon dont ils s’y prendraient s’ils n’avaient pas d’autre choix que d’éliminer les Ediles par eux-mêmes…
– Mais on n’en est pas là, avait repris Romikéo, en attendant, il y a plus urgent. Je pense que pour mettre toutes les chances de notre côté dans notre lutte, le moment est venu de rejoindre le combat. Physiquement, j’entends. Je crois qu’on devrait se rapprocher du flot, être dans le mouvement, tu vois ? On aurait un meilleur aperçu de la situation pour agir selon son évolution, au lieu de nous tenir à l’écart et de suivre ce qui se passe en décalé.
– Quoi ? Mais c’est du suicide ! Je te rappelle qu’on n’est pas dans ce trou paumé au milieu des montagnes pour des vacances bivouac, avait immédiatement protesté Gaëlla. On est en cavale, figure-toi, et retourner en ville serait la chose la plus…
– Avec la pagaille qu’il y a là-bas en ce moment, ce serait au contraire plus discret que tout, Gaëlla. C’est maintenant ou jamais. Comme ça, au besoin, je pourrais retrouver les Ediles bien plus rapidement.
– Alors on part ? On quitte notre planque ? Pour revenir à notre point de départ ?
– On verra sur place s’il est possible de rester ou non. Bien sûr, il faudra éviter les lieux qu’on avait l’habitude de fréquenter, mais puisqu’on est tous les deux sans puce, les caméras ne devraient pas pouvoir nous détecter, et dans la foule, on sera comme invisibles.
Ils avaient passé une dernière nuit dans leur caverne au creux de la montagne, puis, au petit matin, avaient plié bagage, et s’étaient mis en route pour la ville. En quelques jours, ils avaient rejoint le centre, et espéraient parvenir au Quartier des Pouponnières avant la tombée de la nuit ce jour-là, afin d’assister à la mobilisation géante qu’ils avaient provoquée là-bas presque une semaine auparavant.
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