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En arrivant enfin sur les lieux, ils se noyèrent une fois de plus dans un flot de citoyens révoltés, et admirèrent le résultat de leur initiative, un peu émus.
– Les gens vraiment investis dorment sur place, dans les tentes par là-bas, indiqua Gaëlla, d’après ce qu’elle avait vu des images relayées par les médias. Allons nous trouver un petit spot discret où passer la nuit.
– Parfait, et nous aviserons demain pour agir au sein de la masse, sans toutefois nous faire trop remarquer.
Ils se faufilèrent jusqu’aux tentes, posées au milieu de la route qui longeait le Quartier des Pouponnières, créant un patchwork coloré en plein cœur de l’immense mobilisation. Après avoir abordé un groupe de jeunes qui mangeaient des sandwichs, assis sur le bitume, ils réussirent à les convaincre de partager leurs tentes avec eux. Le soir venu, ils déplièrent leur duvet et se serrèrent tous ensemble, dans une ambiance de colonie de vacances qui contrastait avec l’atmosphère tendue de l’extérieur.
Allongée aux côtés d’une jeune femme noire qui lisait un ebook sur un coude et de deux étudiants au débit de parole intarissable, Gaëlla imaginait Romikéo, dans la tente d’à côté, coincé entre trois sportifs bien bâtis.
C’était la première fois qu’ils dormaient séparément depuis plusieurs semaines et la jeune fille devait admettre que la chaleur rassurante de son compagnon, ainsi que son odeur boisée, étaient inimitables. Elle eut un pincement au cœur en se rappelant que leur avenir ensemble était aussi incertain que la paix du pays était fragile.
Malgré sa peine, elle chassa ces pensées acides pour plonger dans les abysses du sommeil, mais ce dernier fut perturbé de nombreuses fois au cours de la nuit, entre les mouvements de ses compagnons de tente et la touffeur de l’étroite toile.
Le jour les réveilla tous à l’aurore, mais Gaëlla avait désormais l’habitude, et son cycle circadien s’était calé avec le rythme du soleil. Lorsqu’elle émergea de la tente, précédée de ses hôtes, dont les traits étaient tirés par la fatigue d’une mauvaise nuit, elle trouva Romikéo entouré des trois athlètes, riant aux éclats autour de portions de petit-déjeuner déshydratées.
– Salut ! Des fruits secs ? proposa l’un des jeunes hommes en agitant un sachet sous le nez de Gaëlla, qui s’assit entre Romikéo et lui.
– Merci, dit-elle en piochant quelques noisettes. Vous restez là aujourd’hui encore ?
– Oui, et les jours suivants, et toute l’année s’il le faut, répondit un autre des sportifs, une lueur de détermination farouche dans les yeux. On sera là tant que l’Etat n’aura pas fait évoluer les choses. On sera là s’il nous envoie l’armée. Quoi qu’il arrive, on ne bougera pas.
– On a posé des congés sans solde, et on continuera jusqu’à ce que la pression fasse céder le gouvernement, ou qu’on perde notre travail. Et pour les étudiants, ils sèchent les cours et se fichent pas mal des conséquences…, exposa la jeune femme avec qui Gaëlla avait partagé la tente.
Touchée par le dévouement des manifestants, cette dernière refoula une vague d’émotion. Elle questionna le petit groupe, à présent qu’ils étaient tous installés en rond autour du maigre petit-déjeuner :
– Qu’est-ce qui vous a poussé, dans toute cette histoire, à vous mobiliser comme ça ? Pourquoi vous vous impliquez autant ?
Ce fut sa camarade de tente qui répondit encore :
– Personnellement, quand j’ai découvert toutes ces… ces horreurs inimaginables dont l’Etat était pleinement responsable, ça m’a secouée si fort que j’ai songé à quitter le pays. J’avais honte d’être quelque part complice inconsciente de ce système à vomir dont je faisais partie. J’ai réfléchi à tout quitter, à me désolidariser complètement de ces crimes. Pas vous ?
– Si, bien sûr, murmura Gaëlla. Mais… vous auriez aussi pu poursuivre votre vie, malgré tout ça, car ça ne vous impactait pas directement. Pourquoi vous avez choisi de vous soulever et de protester quitte à prendre des risques ?
– J’ai suivi le mouvement, je ne me voyais pas fermer les yeux sur tout ça, c’est bien trop grave, bien trop affreux pour être ignoré.
– Et d’ailleurs, ça nous concerne directement, rétorqua l’un des étudiants de la même tente. Les citoyens qu’on supprime passé un certain âge, un jour, ce sera nous !
– Moi, c’est en apprenant comment on a été manipulés depuis l’enfance, avec ces mensonges de la Guerre Propre et tout le reste, que j’ai décidé de rejoindre le mouvement, déclara l’un des athlètes, une expression écœurée sur le visage.
– Et moi c’est quand on a révélé ce qu’ils faisaient des nourrissons malades, enchérit la jeune femme noire, la fureur et la peine se dessinant sur ses traits. Et vous, qu’est-ce qui vous a le plus poussé à sortir dans la rue ? Tout est révoltant, évidemment, mais quel a été le déclencheur ?
Romikéo et Gaëlla se regardèrent furtivement et ouvrirent la bouche pour répondre, mais au même instant, la jeune fille repéra un visage connu dans la foule, derrière une rangée de tentes. Son cœur manqua un battement.
Courant au milieu des manifestants matinaux, sa queue de cheval blonde se balançant au rythme de ses pas, Hona se dirigeait droit sur elle.
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