V.

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Gaëlla essuyait les verres encore chauds qu'elle venait de rincer, l'esprit ailleurs. Le cybar du Sourire était calme et presque désert, comme d'habitude. Les rares clients restaient dans leur coin. Le jeune homme dont Gaëlla avait parlé à Rob était assis loin du comptoir, la mine fatiguée. Il pianotait sur le clavier de son EC depuis deux bonnes heures et n'avait rien consommé. Quelques tables plus loin, un vieillard à l'air étourdi marmonnait tout seul dans sa barbe depuis qu'il était arrivé. Une chope de bière en poudre dans sa main tremblante, il remuait sans cesse la tête comme s'il approuvait le discours d'un interlocuteur invisible.

Gaëlla n'avait qu'une envie : finir son service. Son patron, un quinquagénaire qu'elle ne voyait presque jamais, exigeait qu'elle porte une robe pour travailler, si possible décolletée. Ce jour-là, elle avait opté pour une robe pull lilas et un collant fin. La température extérieure ne dépassait plus les vingt degrés depuis le début du mois de novembre, mais n'avait jamais baissé en dessous des dix degrés ces soixante dernières années. C'était pourquoi, selon la jeune fille, il faisait particulièrement froid ce jour-là, avec seulement quatorze degrés à l'extérieur d'après le thermomètre de son bracelet.

Dès qu'elle avait servi le vieil homme, Gaëlla s'était connectée en cam-call avec Hona, une amie rencontrée au lycée. Cela faisait des semaines qu'elle voulait lui parler, mais l'emploi du temps de Hona semblait toujours surchargé lorsqu'il s'agissait de trouver une date pour leur appel. Finalement, la jeune fille avait trouvé un créneau de quinze minutes pour papoter avec elle ce soir-là, mais Gaëlla ne s'était pas confiée à elle comme elle souhaitait le faire. Elle avait renoncé, ne voulant pas passer pour une casse-pieds, en se plaignant de sa sensation d'isolement depuis quatre mois.

De toute manière, elle n'aurait pas vraiment pu se livrer sincèrement. Hona avait passé la majeure partie de l'appel à parler avec passion de son école formidable, de sa nouvelle petite amie Dacy tout aussi formidable, de sa bulle suréquipée formidable et bien située, de son formidable petit job dans un cybulle, les cinémas sous formes de dômes géodésiques... En résumé, rien pour améliorer l'humeur de Gaëlla. Cette dernière était désormais convaincue qu'elle avait raté quelque chose, mais elle ignorait quoi. Tous ses amis, sans exception, étaient ravis de leur nouvelle vie, de la voie qu'ils avaient choisie avec ferveur et dévotion... Pourquoi était-elle la seule à ressentir ce vide au fond d'elle, cette incertitude quand elle imaginait son avenir, cette douleur en rentrant chez elle tous les soirs ?

En raccrochant, elle avait ressenti une curieuse sensation de manque, plus que de solitude. Un instant avant que le cam-call ne prenne fin, Hona avait agité la main en souriant, avant d'annoncer d'un ton réjoui qu'elle devait la quitter pour retrouver Dacy et ses amis au cyresto. Gaëlla avait souri en retour lorsqu'elle l'avait saluée, mais avait été certaine que son expression tenait plus de la grimace. Elle savait qu'elle aurait dû être heureuse pour son amie, qui était pleinement épanouie, mais ses compliments pour la féliciter de son couple, de sa vie, de sa position, ne lui laissaient qu'une saveur amère en bouche. Elle ne pouvait refouler sa jalousie et sa peine, qui prenaient de plus en plus de place en elle chaque fois qu'elle se donnait la peine de prendre des nouvelles de ses proches.

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