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À l’abri sous un rocher plat, au pied des collines, Gaëlla et Romikéo relisaient en silence les fichiers top-secrets du gouvernement qui avaient entrainé l’arrestation de la jeune fille. L’EC du hackeur posé sur ses genoux et alimenté par la batterie externe, il ne leur restait plus qu’à appuyer sur « Envoyer » pour diffuser le dossier sur tous les réseaux, depuis un compte que Romikéo assurait intraçable.

Les photos d’aînés avant la Guerre Propre ; les échanges entre hauts décisionnaires arguant que l’espérance de vie devait être réduite officiellement ; les documents relatifs aux assassins de l’Etat pour éliminer les citoyens dépassant la trentaine ; les preuves que le gouvernement avait déclenché la Guerre Propre et provoqué la stérilisation chimique de son peuple, chacun des crimes du système était prêt à être exposé…

– Est-ce que tu crois que les gens auront le temps de tout lire avant que le post soit censuré ? s’inquiéta Gaëlla.

– J’espère qu’ils auront la présence d’esprit de prendre des captures d’écran, et qu’ils relayeront au plus vite les informations… Mais pour de telles révélations, je ne me fais pas trop de souci. On s’apprête à lâcher une énorme bombe, la plus grosse fuite de données sensibles qui soit, tu en es bien consciente ?

La jeune fille leva les yeux au ciel, irritée.

– J’ai pu être naïve autrefois, mais je ne suis pas complètement idiote non plus, rétorqua-t-elle. Je sais que rien de tel n’a jamais été fait, à part dans les canaux des antisystèmes qui ont trouvé tous ces documents.

– C’est surtout que les conséquences nous dépasseront sûrement. Je n’ai aucune idée de l’ampleur des dégâts, mais ça risque de diviser le pays de manière violente. Les sceptiques qui n’accepteront pas cette confrontation avec la vérité s’opposeront par tous les moyens aux nouveaux « éveillés », c’est certain…

– Ça ne m’étonnerait pas, je sais à quel point certains sont endoctrinés par le système…, dit-elle sombrement. Tu m’avais dit que ces fichiers n’avaient pas encore été diffusés publiquement pour attendre de réunir plus de preuves, afin qu’il n’y ait aucun débat possible et que tout soupçon de conspiration soit écarté. J’ai toujours pensé que c’était égoïste vis-à-vis des meurtres planifiés des citoyens, et qu’on en devenait complice en refusant d’agir, alors je vais pouvoir dormir la conscience plus tranquille, à présent que tout sera révélé.

Romikéo acquiesça, l’air nerveux, et inspira avec lenteur.

– On y va ? lança-t-il.

L’appréhension et l’excitation se mélangeaient dans son regard, et Gaëlla sentit l’euphorie monter en elle en pensant à leur baiser. Elle ne se serait jamais pensée capable d’un tel acte, mais ne le regrettait pas un instant. Romikéo ne l’avais pas rejetée, elle ne s’était cette fois pas trompée… Ses sentiments avaient fini par la rattraper, et c’était pour le mieux, songea-t-elle.

– Envoie la bombe, dit-elle d’un ton résolu.

Un clic plus tard, toutes les atrocités de l’Etat étaient dévoilées au monde.


Gaëlla veillait en silence, le regard perdu dans l’immensité des vallons qui se dessinaient à travers le voile sombre de la nuit.

L’incident des hélicoptères les avaient convaincus qu’il était plus sûr de se relayer pour des tours de garde, afin d’éviter d’être surpris pendant leur sommeil. La jeune fille avait remplacé son compagnon de cavale deux heures plus tôt, le laissant fermer l’œil dans le sac-de-couchage, qu’il n’avait désormais plus besoin de lui laisser par galanterie.

Après une épuisante journée de marche, ils s’étaient finalement posés entre deux collines, sous de longs frênes que le vent chahutait sans relâche. Romikéo, qui avait trouvé des matériaux pour fabriquer des collets en cours de route, était parti poser les pièges dans les bois, un peu plus loin. Une fois encore, ils avaient diné sobrement : les installations du jeune homme n’avait pas eu le succès escompté, et ils avaient dû se contenter de fleurs et de baies sauvages.

Leur lâcher de secrets d’Etat avait, quant à lui, eu un effet immédiat : la toile s’était aussitôt enflammée, à tel point que tous les médias s’étaient saisis du sujet en quelques heures. Tel qu’ils l’avaient soupçonné, leur post original avait été supprimé par la modération gouvernementale bien avant l’engouement général, mais la machine était déjà en route. Un message d’alerte nationale circulait en boucle sur tous les canaux de diffusion imaginables, avec pour but de décrédibiliser le post. Mais ces mesures de grande ampleur mises en place par l’Etat pour reprendre le contrôle sur l’information semblaient provoquer plus de débat encore. S’il ne s’agissait que d’un canular, pourquoi générait-il une réaction aussi importante de la part du gouvernement ? Ces doutes renforçaient l’impact de l’action, mais creusaient également l’écart avec les fervents défenseurs du système, qui, ainsi que l’avait prédit Romikéo, ne croyaient pas un instant à la responsabilité de l’Etat.

Gaëlla sourit toute seule en imaginant la pagaille que devait causer leur acte rebelle au sein des dirigeants, et l’effervescence nationale qu’elle avait suscitée. Enfin, son devoir de justice était rempli, elle avait fait ce qu’il fallait, et un poids immense semblait s’être envolé de son thorax depuis l’envoi du post.

Et, bien qu’ils n’aient pas abordé le sujet, le baiser échangé dans la journée les avaient indubitablement rapprochés, et semblait avoir soudé leur lien dans une forme toute nouvelle. C’était comme si le geste de Gaëlla avait acté l’évidence : ils tenaient l’un à l’autre, et ressentaient une attirance réciproque qu’ils s’avouaient à moitié.

Tandis que l’aube approchait, la jeune femme s’amusa à retracer son parcours des dernières semaines. Elle se demanda ce que la Gaëlla qu’elle était encore quelques mois plus tôt, cloisonnée dans sa bulle et élève assidue à l’Académie des Valeurs Citoyennes, aurait pensé d’elle. L’aurait-elle seulement reconnue ? Rien ne semblait la relier à cette jeune adulte, ce fantôme d’elle-même qu’elle était alors. Jamais elle n’aurait imaginé que sa vie basculerait ainsi, ni qu’elle traverserait tant d’épreuves. Et à présent, elle n’était officiellement plus citoyenne, mais rebelle.

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