de nouveaux amis

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À Ponte di u Russulinu, à quelques kilomètres en aval de la grande maison de Séga, Raymond Ayyavazhi et son épouse Élisabeth, restaurèrent d’anciennes bergeries pour y passer des vacances, qui devinrent de plus en plus longues. Lui, imposant, infatigable mais réfléchi, un levantin au teint bistre, était d’une grande cordialité et d’une maîtrise très simple dans ses propos, ce qui plut beaucoup à Michel ; elle, un peu boulotte, une juive brune curieuse, pétillante, épuisante mais adorable. Elle était secrétaire de direction dans l’industrie chimique, une boite de peinture ? Marie-Napoléone n'avait pas tout bien compris ! En somme, les couples Bouillane et Ayyavazhi devinrent très vite inséparables, tant par leur différences socio-culturelle que par leur spontanéité enjouée. Marie-Napoléone fit tous les honneurs de la Haute-Corse à ces nouveaux voisins, parcourant la Castagniccia, le Nebbiu, la Balagne et bien sûr la région de Corte. Pour l’instant, il était mieux d’oublier le Sud et d’éteindre ses plaies...

Ancien patron d’un bureau d’étude d’ingénierie cybernétique à Strasbourg, Raymond expliqua à Michel en juin 2008 lorsqu’ils vinrent définitivement s’installer dans le Tavignano que la cybernétique était morte le jour où, entre autres, la figure de l'ingénieur était devenu majoritairement celle du polytechnicien…

- Ce technocrate qui gouverne l’organisation mais en ayant perdu la matérialité de l’information, son contact, sa saveur. Il y a là la base d’une « logique de la communication » que seules les machines peuvent (sup)porter…

- Machines qui ne subissent pas le poids de l’égo. Sauf dans « 2001 odyssée de l’espace » bien sur, mais ce n’est qu’un film n’est-ce pas ?

- En effet, rien n’est moins sûr que l’information soit la même selon le support sur lequel elle s’inscrit : circuit imprimé, transistor, cellule, cerveau, etc.

Comme souvent, tout a commencé par des sujets militaires. En 1940, le jeune Norbert Wiener travaille sur la balistique. Il va la révolutionner avec un terme qui est aujourd’hui passé dans le vocabulaire courant : le « feed-back ».

L’idée générale est très simple : plutôt que de faire de savants calculs a priori sur la trajectoire d’un obus, il serait plus intéressant de pouvoir corriger en vol les défauts de trajectoire. Norbert Wiener venait de viser « dans le mille ». Le principe d’une boucle rétroactive informant un système de guidage des écarts de trajectoire va profondément impacter tous les champs scientifiques et technologiques du 20° siècle – de la sociologie à l’informatique en passant par la psychologie et la biologie – donnant naissance à une science du contrôle, basé sur la primauté d’une vision informationnelle du monde. Cette nouvelle science, Norbert Wiener va la nommer cybernétique.

En introduisant de l’information dans les machines, ce mouvement transdisciplinaire, qui se présentait comme « la science du contrôle et de la communication », va donner naissance à ce qui est à mes yeux la discipline qu’est l’architecture des machines.

- De là à vouloir plaquer le canevas de l’architecture des machines sur l’architecture du cerveau, du vivant, des sociétés et des comportement, il n’y a qu’un pas malheureusement trop vite franchi…, écoute Raymond, il faudrait que tu en parles plus sérieusement avec Marie-Laetitia, elle est en master domotique et environnement à Corte, et je pense qu’elle serait passionnée de ta vision des choses…

Ainsi se passaient de longues soirées de débat devant une bouteille de Patrimonio.

De leur côté les femmes parlaient déco et aménagement de la maison, Élisabeth commençait :

- Il me faut rafraîchir une pièce : murs et sols. Ce sera peinture avec cire aux murs et parquet flottant au sol. Il ne me reste plus qu’à trouver les bonnes couleurs, grâce aux catalogues de couleurs et de photos en ligne. Je dois avouer que j’avais une légère appréhension avant même de commencer sérieusement à choisir les couleurs car j’ai un jugement esthétique très incertain en matière de couleur. Comme tout le monde, j’ai un avis sur tout (« les goûts et les couleurs ... ») et je sais dire, une fois fini, si ça me plaît.

- Mais c’est une autre paire de manches que de partir de zéro et de faire soi-même le choix des couleurs. Pourtant tu as déjà une idée ?

- Tout à fait, on pense bien à quelque chose qui serait par exemple dans les tons entre vert et parme, mais sans être vraiment capable d’aller plus loin que des généralités.

- Mais Elisabeth, tu pars de toute manière du catalogue, n’est-ce pas ?

- Bien sûr Marie, ton regard parcourt le catalogue et, quand une couleur attire ton attention, le premier réflexe est de te rapprocher le plus possible de la photo. Pour juger de la pertinence de cette couleur il faut pouvoir l'imaginer in situ, dans la pièce une fois peinte. Or il m’est très difficile d’imaginer ce que cet échantillon de quelques centimètres donnera réellement sur plusieurs mètres carrés. Chacun comprend bien que voir un échantillon de couleur et se retrouver au milieu d’une pièce peinte en cette couleur, tu vois, est une expérience esthétique différente. Il y a des fois où le goût pour une couleur ne « passe pas l’échelle » : la couleur était belle dans le catalogue, au milieu des autres couleurs, mais devient désagréable quand elle nous entoure réellement (souvent une sensation d’étouffement : « c’est bien mais … non, ça fait trop ») . Pour vous aider, les fabricants de peinture ont donné des noms évocateurs aux couleurs de leur produits. Sur le coup, j’ai trouvé ça très utile car, quand la tête commence à tourner à force de voir et de revoir toutes ces couleurs, se reposer sur la lecture du nom des couleurs est comme une bouée de sauvetage : une bonne métadonnée textuelle, il n’y a que çà de vrai pour faire des choix ! De plus, les vendeurs ont fait de réels efforts pour la dénomination de couleurs. Plus personne n’ose vendre des couleurs avec la dénomination : vert, orange ou bleu. Ce n’est pas assez précis pour des peintures qui doivent justifier un prix élevé, surtout quand on veut mettre des couleurs à appliquer avec l’éponge, ou pour de la cire, afin de casser la sensation d’homogénéité des couleurs unies appliquées au rouleau.

Toujours est-il que nous avons donc des noms de couleurs évocateurs même si, parfois, un peu abstraits : abysse, bacchus, etc. Je constate d’ailleurs la même tendance dans les « produits de senteurs » comme les désodorisants, les bougies ou l’encens. Par exemple les derniers encens que j’ai achetés s’appelaient tout simplement : « Soir d’été en Provence », ou « Veillée et contes d’hiver » pour passer Noël, on bien encore « Nature après la pluie » et « Sieste sous le figuier » !

- Mon Dieu, tout ça ? Heureusement, on n’en est pas encore arrivé à ce stade de nom pour les couleurs, pour la raison bien simple que si en matière d’odorat on peut associer des senteurs à des moments (soir, sieste, veillée, etc.) la chose est moins aisé pour des couleurs de murs qui vont perdurer du matin au soir et en toutes saisons.

- Tout à fait, et je sais de quoi je parle ! Toujours est-il que la sélection par le nom peut également réserver des surprises qui peuvent avoir des effets contraires au but recherché, comme par exemple quand vous réalisez que le marron qui vous plaisait réellement s’appelle en fait « chocolat ». L’intérêt esthétique que l’on attribuait à une couleur peut se retrouver ruinée par son nom : je veux bien mettre du marron glacé sur le mur mais pas de chocolat ! Mais ce n’est que le début des problèmes : la question de l’éclairage et de la lumière va se sur-ajouter. Puis viendra le moment où il faudra prendre soin à ce que le choix des couleurs des murs et du parquet soit lui-même harmonieux, que les couleurs âprement sélectionnées et choisies aillent bien ensemble. Si ce premier agencement est gagné il faudra encore, hélas, le rejouer avec la couleur des meubles, et là la combinatoire devient vertigineuse.

- …

- Mais le moment certainement le plus déprimant est le moment où l’on regarde une fois de plus le catalogue, mais depuis un autre ordinateur, pour se rendre compte que les couleurs ne sont plus vraiment les mêmes. Toutes les hypothèses et les argumentations que tu avais faites s’écroulent et sont balayées d’un revers de main : en regardant la même page web depuis différents écrans, tu te rends compte que la couleur que tu croyais avoir choisi n’existe pas. C’était juste la diffraction ondulatoire d’une couleur originale, celle de la peinture, qui fut photographiée puis numérisée et enfin diffusée sur des écrans ayant eux-mêmes des réglages différents. Au sens propre du terme, tu as déliré sur une couleur de peinture qui n’existait pas ; seule la couleur d’une image sur un écran d’ordinateur existait. C’est bien pour cela que les vendeurs précisent sur leur catalogue : « Malgré le soin apporté à l’impression, nous ne pouvons garantir l’exactitude de la reproduction des couleurs » etc.

- Ma pauvre Elisabeth ! Inutile de préciser que si, en plus, le choix doit être fait à deux, il y aura nécessairement de l’orage dans l’air. Pourtant,Elisabeth, il existe bien les pantones ?

- Bien sûr Marie, mais tout ça va finir en blanc… mais quel blanc ? Mat, brillant, cassé, neige, blanc d’agrumes, blanc nuage, blanc laiteux, etc. ??

Anne-Sophie, en deuxième années des Beaux Arts de Lyon, qui écoutait d’une oreille distraite la conversation des deux amies intervint :

- À propos mesdames ! Au grand palais se tenait l’année dernière l’exposition « Une Image peut en cacher une autre » qui rassemble un nombre important de peintures et sculptures qui offrent cette particularité de proposer différents niveaux de lecture. Et tu sais, Élisabeth, il y avait une note de Léonard de Vinci dans son Traité sur la Peinture, qui disait : « Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et complète. » Qu’en penses-tu Élisabeth ? Tu vois, tu peux laisser tes murs tel quel… et tu n’auras que ton parquet à refaire, non ?

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